02. Martina n’a pas esquissé un sourire

 

Il fait nuit. Depuis quand frappe-t-on ainsi à la porte, à coups redoublés, puissants, mais pas impatients ? Sandra s’éveille enfin, se glisse dans une vieille robe de chambre, vérifie que la gosse dort, passe devant la chambre de Martina, d’où ne parvient aucun bruit, et s’apprête à ouvrir.

– Police !

Si c’est vrai, c’est grave. Si ce n’est pas vrai, c’est pire.

– Police, ouvrez !

Accent genevois prononcé. Si c’était un commando fasciste, ça s’entendrait. Sandra ouvre.

– Qui êtes-vous ?

Ce n’est pas elle qui pose la question, c’est l’un des trois hommes en civil.

– Alessandra Lamontagne.

Ce qui ne doit surprendre personne. Son nom figure sur la boîte aux lettres, cinq étages plus bas. Et sur le chambranle extérieur. Avec celui de Martina.

– Où est Canals ?

– Elle doit être dans sa chambre. Je n’en sais rien. Je suis rentrée tôt, hier soir, et je ne l’ai pas vue avant de m’endormir.

L’un des hommes reste près de la porte. Il n’a pas sorti son arme mais le renflement de son manteau laisse peu de doute sur son attirail. Les deux autres avancent dans la pièce d’en­trée, qui sert de hall, de couloir, de bibliothèque, de cabine téléphonique et de chambre pour les hôtes de passage. Il n’est pas rare que, outre le divan situé dans l’encoignure du fond, le tapis soit occupé par plusieurs personnes, hébergées là pour une nuit ou un mois. Leur langue n’est généralement pas le français. Mais ce matin, par chance, il n’y a personne.

Sandra précède les inspecteurs, passe devant sa propre chambre, évite la salle de bains puis pousse lentement la porte de Martina. Le lit est à gauche, adossé au mur de la cuisine. Un gros édredon a été ramené frileusement jusqu’aux yeux de l’occupante. Sandra s’approche, la réveille d’une voix douce, aussitôt ponctuée par celle des deux policiers.

– Vous êtes Martina Canals-Soler ? Il vous faut vous habiller.

Les deux hommes se retirent dans le couloir, où ils rejoi­gnent deux inspectrices entrées par la suite, mais la porte reste entr’ouverte et Sandra, qui était sûre d’elle au début mais qui sent maintenant un long tremblement lui parcourir l’échine, reste sur le seuil, un peu comme si elle se faisait garante, aux yeux des policiers, du bon déroulement de l’opération. Non qu’elle se sente leur alliée, mais elle a si peur que Martina tente une quelconque fuite. La modeste courette du 12, rue de la Fabrique somnole tout de même dix mètres plus bas…

– Prenez aussi de quoi vous changer ! Et vos papiers.

Martina est prête. Elle a revêtu une tenue anodine, celle qu’elle porte souvent à la Faculté de Psychologie. Etre l’assistante de Piaget implique quelques concessions. Et, de toute manière, Martina affectionne la discrétion.

Il y a pourtant deux personnages en elle. Mais le sait-elle seulement, malgré ses brillantes études et sa passion pour les sciences psy ? Elle peut être vieille, bougonne, autoritaire. Son front trop bombé peut exprimer, au-delà de la simple volonté, l’obstination la plus butée. La bouche pourrait pres­que exhaler une certaine veulerie animale et ses cheveux noirs, mi-longs, semblent hésiter entre le chignon de la messe et le laisser-aller des alcôves. Ni l’une, ni les autres, ne l’attirent pourtant. Mais elle se sent investie d’un rôle, d’une responsabilité. Elle veut être à la hauteur de ses frères guéril­leros, à la mesure de sa mère envahissante et exubérante. Elle veut en remontrer à son père, vieil homme catalan et catala­niste, professeur érudit à qui elle reproche de s’être, sa vie durant, caché derrière ses livres pour échapper à l’action. Sans doute ne le sait-elle pas, mais son beau regard noir de latine aux aguets a parfois des éclairs de bestialité.

L’autre Martina est encore adolescente. Qu’elle noue d’un élastique ses cheveux sur la nuque, qu’elle s’approche de la fenêtre et voilà un modèle rêvé pour Hamilton. Gracieuse, frêle, elle a la peau un rien laiteuse, les attaches fines, le cou dégagé. Seuls les seins un peu tombants rappellent et ses origines et son âge. Mais elle a peu changé depuis l’école religieuse qu’elle fréquentait à Barcelone voilà près de quinze ans. Du moins en apparence.

Un manteau passé sur son ensemble d’enseignante sage, à la main gauche l’anse d’un sac de plastique contenant quelques effets de rechange et deux ou trois ustensiles de toilette, elle quitte l’appartement, sans menottes, seulement escortée par celui des policiers qui semble diriger l’opération. Les autres restent avec Sandra, le temps de lui poser quelques questions et, surtout, de fouiller consciencieusement la chambrette de Martina, histoire de saisir quelques papiers destinés au dossier, histoire aussi de chercher d’éventuelles caches. Car ils n’excluent pas de dénicher armes, munitions, mines ou explo­sifs. Le jour se lève. Ils n’ont rien trouvé. Car il n’y a rien.

Martina s’est retournée sur le palier. Reverra-t-elle les lieux ? Peut-être. Pour y revivre, ou simplement pour boucler ses valises sous l’œil attentif de deux gendarmes ? La voisine brésilienne a entrouvert sa porte. Difficile de lire sur son visage. Complicité ? Commisération ? Secrète satisfaction ? Ou souveraine indifférence ? Martina n’a pas esquissé un sourire, elle descend sagement les cinq étages aux côtés de son cerbère. Dehors, un peu de brouillard, les premiers mouve­ments du matin, la lumière pâteuse de réverbères qui ne sont plus de première jeunesse. Il y a bien longtemps qu’on ne rafistole plus façades ni trottoirs. Le quartier est promis à la démolition. On reconstruira des bureaux, des studios, des duplex pour les médecins de l’hôpital tout proche. En attendant l’autorisation de tout foutre en l’air, la propriétaire n’a rien contre l’idée de louer ses appartements vétustes à des métèques, étudiants et autre gauchistes. Après, ça risque bien de changer.

– Montez à l’arrière, je vous prie.

Exquise politesse. L’inspecteur s’installe à côté de Martina, sur la banquette exigüe de la Volkswagen banalisée. Seul à l’avant, le chauffeur embraye. Dans quelques minutes, alors que la porte d’acier du quartier « secret » se sera à peine refermée sur les pleurs nerveux de Martina, ce sera le tour de Maria-Luisa, rue de Neuchâtel.

Les cellules de Saint-Antoine datent de 1602. Elles abri­taient autrefois des moines désireux de solitude et de calme. L’épaisseur des murs, la solidité des lourdes portes de bois massif, avaient de quoi exaucer leurs voeux. Pour les prison­niers d’aujourd’hui, le calme est plus inquiétant que rassurant, la solitude est difficilement soutenable. Le quartier secret se trouve au troisième étage, tout au bout du couloir, séparé du reste de la prison par des grilles que ne franchissent que certains gardiens. Et encore, rarement. Le décor est plus vrai que nature : graffitis tendres ou obscènes sur la peinture blafarde ; quatre lits simples (trois restent inoccupés, chacune des deux femmes est seule) ; un paravent de brique d’où sort un robinet d’eau froide et qui cache les tinettes, tout à l’égout dans certaines cellules, seau et couvercle dans d’autres ; fenêtre haute d’où suinte, certes, la lumière, mais un système de brise-vue, fait de lames de tôles inclinées, limite l’usage à la contemplation du ciel (pas question d’apercevoir le clocher de la cathédrale St-Pierre, dont la «Clémence» résonne pour­tant lourdement à chaque heure); et, devant le brise-vue, cinq barreaux verticaux solidement scellés dans la maçonnerie.

Ces barreaux ont tout de même un avantage, ils rompent la solitude ! Non que leur compagnie soit particulièrement émoustillante, mais parce qu’ils reçoivent la visite quotidienne et immuable d’un préposé chargé de les frapper un à un, au moyen d’une longue tige métallique, histoire de vérifier qu’aucun d’entre eux n’a été scié, descellé ou fêlé durant les vingt-quatre heures précédentes. L’homme est gris muraille, silencieux, distant. Mais il existe, il vit. Et, seul face à chacune des prisonnières, il vaque à son insolite occupation avec autant d’attention indifférente qu’un lampiste inspectant ses réverbères.

Pendant ce temps, rue de la Fabrique, c’est le branle-bas de combat. Martina a passé sa première nuit de solitude surveil­lée, après avoir été longuement entendue, boulevard Carl­-Vogt où elle avait été emmenée en voiture banalisée, par des enquêteurs fédéraux. Mais elle n’a pas parlé et Maria-Luisa non plus. Rue de la Fabrique, on sait que les filles tiendront. Mais combien de temps ? Cristina, la mère de Martina, que tous appellent affectueusement Crista, est arrivée de Barcelone dès la veille au soir. Son mari n’a pas suivi. Lorsque ses enfants sont arrêtés — ce n’est ni la première fois ni la dernière – il se contente de souffrir en silence et d’appeler un avocat à qui il promet de solides honoraires. Mais il n’est pas un homme de terrain et, sans doute, il ne souhaite pas rencontrer la « faune » de la révolution permanente.

Candy, la sœur cadette, a débarqué le lendemain matin, escortée par Jesus, fils de banquier égaré dans ce milieu où il joue, tant bien que mal, les utilités. Tous deux se sont installés dans le hall d’entrée et ont déroulé leurs sacs de couchage. Dormir sur le parquet, ils y sont habitués. Et, de toute manière, chacun considérerait comme un sacrilège d’utiliser la chambre de Martina.

Il y a aussi Sandra, bien sûr. Après le départ de Martina pour la prison, elle a été longtemps interrogée par deux autres inspecteurs, tandis que les inspectrices fouillaient à nouveau la chambre de Martina, puis la sienne. Les policiers sont encore revenus l’après-midi et Sandra a bien cru qu’on allait l’embar­quer, elle aussi. Mais il y avait sa gosse, Madanes. Et, selon toute vraisemblance, son nom ne figurait pas sur les docu­ments fourni à la police suisse. Alors Sandra est restée rue de la Fabrique. Elle imaginait bien que le téléphone devait être sur écoute. Aussi s’est-elle contentée de prévenir Crista à Barce­lone — qui aurait pu le lui reprocher ? — avant de sortir pour se rendre à la Faculté, où elle a averti les collègues des deux filles. C’est à partir de là que le téléphone arabe a fonctionné et que les « autres » se sont organisés selon leurs propres possibilités et les risques qu’ils pouvaient courir en venant rue de la Fabrique. Certains se sont donc contentés de contacts anodins en ville, tandis que deux ou trois des plus courageux accouraient. Parmi eux, le petit curé. Lui n’en mène pas large. S’est-il senti obligé de venir ? Lui a-t-on forcé la main ?

La voix est mal assurée, le visage blafard, les gestes hési­tants. Il connaît bien Martina et avait peut-être été tenu au courant de l’« opération ». Mais l’eau avait coulé sous les ponts et, en ce début d’hiver, il y a bien longtemps que plus personne ne craignait l’intervention policière. Les événe­ments de la veille prouvaient donc que la secrète savait. Et, si elle savait «ça», elle devait savoir bien d’autres choses. C’est pourquoi le petit curé tremblait et entrevoyait pour très bientôt son arrestation ou son expulsion. Il se trompait.

Quant à Jean-Christophe, ce géant fluet à la parole timide et à l’invraisemblable dégaine, il avait su par son amie du moment, elle aussi assistante de psychologie. Il était venu sans se cacher (comment aurait-il pu planquer son double-mètre bien sonné et sa moustache-barbiche de mousquetaire déplumé ?) et pour l’instant, il se taisait, tâchant de retenir du récit saccadé de Sandra, des questions de Crista, des allusions du petit curé, les éléments qui lui permettraient de proposer un plan de bataille. Des gens assemblés, il ne connaissait que le « padre » et seul un demi-sourire de connivence avait ponctué leur rencontre dans cette sombre antichambre. Pourtant, le lieu ne lui était pas totalement étranger. Il avait en mémoire de violents souvenirs d’alcôve glanés chez la voisine brésilienne. Simple coïncidence.

Que faire ? Le nombre des policiers présents lors de l’arres­tation (par recoupements, on a estimé le chiffre à sept, dont deux femmes), le fait qu’il s’agisse d’un mandat signé par le Procureur de la Confédération (et non par une instance genevoise), la mise au secret des deux inculpées, tout cela indique que l’affaire est importante ou, à tout le moins, que Berne veut lui donner un grand poids. Il faut donc éviter les fausses manœuvres.

D’abord, trouver un avocat qui accepte de s’occuper de la situation de Martina et de Maria-Luisa. On parle de Denis Payot, dont l’étoile est au plus haut et qui préside la Ligue Suisse des Droits de l’Homme. Mais on se dit qu’il sera plus utile si, la mise au secret se poursuivant, il peut intervenir au nom des droits de l’homme sans être lié à l’affaire elle-même. On passe en revue d’autres noms, aussitôt écartés. Jean-Christophe, qui représente auprès des Nations-Unies à Genève la Fédération Internationale des Droits de l’Homme, pense à une avocate genevoise à qui il avait signé mandat, en été 75, pour assister à Barcelone au procès d’Andreu, le frère de Martina ! Kitty y avait fort bien tenu son rôle et c’est à elle qu’on avait dû la sensibilisation du public pour les condamnations d’Andreu Canals (48 ans de prison) et Juan-Luis Pujol-Busquets (21 ans). Kitty ne serait pas dépaysée puisque, selon toute vraisemblance, l’accusation contre Martina et Maria-Luisa portait, elle aussi, sur une aide au Mouvement Ibérique de Libération (MIL).

Pour Martina, la visite de Kitty viendra à point. Elle n’en peut plus. Voilà des jours et des nuits qu’elle est au secret et que les heures se suivent dans la même angoisse grise. Les inspecteurs qui viennent la chercher pour l’emmener à l’inter­rogatoire, boulevard Carl-Vogt, dans ce haut bâtiment moderne, impersonnel et froid, qui tranche tant avec la vétusté un rien rassurante de Saint-Antoine. Les enquêteurs qui se succèdent dans la petite pièce sans fenêtre, éclairée au néon.

– On va jouer franc-jeu avec vous. On sait que vous avez passé des explosifs. On sait avec qui. On sait pour qui. Et on a de quoi le prouver. Mais on peut se tromper sur tel ou tel point annexe et, si vous ne nous aidez pas à établir la stricte vérité, vous risquez d’être condamnée pour certains actes que vous n’auriez pas commis. Soyez raisonnable. Vous avez tout à y gagner.

Long silence.

– Vous savez, nous aussi, on fait de la psychologie. Votre frigidité, nous pouvons l’expliquer aussi bien que votre psy­chanalyste. Il suffit de comprendre le rapport de haine et de mépris que vous avez avec votre père. Un brave homme pourtant! Au fait, il paraît que votre mère est arrivée rue de la Fabrique dès le mercredi. Tandis que votre père, lui, est resté à Barcelone. Il ne serait pas un peu lâche, par hasard?

Silence encore.

– Vous ne voulez vraiment pas nous aider ? C’est bien dommage. Allez! On s’en va.

Les deux policiers ont refermé à clef la porte derrière eux. Martina est seule. Elle pense un instant au suicide, un suicide de protestation plus que de découragement. Elle se demande comment Maria-Luisa, qui a des problèmes autrement diffi­ciles dans ses rapports avec les hommes, tiendra face à cette succession d’insinuations, de propositions. Elle se demande aussi d’où viennent les informations qui ont permis leur arrestation. Et ce qu’elles contiennent réellement. Elle a la tête en feu. Hier soir, elle a jeté les calmants qu’on lui avait mis sur le plateau du dîner. Ce soir, s’il y en a de nouveau, elle les prendra.

Tout avait été si facile. Bien sûr, le Zurichois s’était un peu comporté en amateur. Pourquoi était-il venu lui-même au rendez-vous, plutôt que d’envoyer un de ses contacts genevois ? Car il était certainement fiché. Peut-être suivi. Martina a le sentiment que le pépin ne vient pas de là. Mais tout de même. Un homme qui joue au terroriste international et qui ne prend pas les plus élémentaires précautions, ça fait peur. Martina se rappelle qu’après le premier contact, et en atten­dant le rendez-vous du lendemain, il avait demandé :

– Je n’ai pas réservé de chambre d’hôtel. Puis-je passer la nuit chez vous?

Il ne songeait même pas à une possible aventure. Non. Il voulait économiser cinquante francs. Mais à quel prix ? Dormir chez celle qu’on charge d’une mission difficile, c’est de l’inconscience. Martina avait refusé, bien sûr, et l’homme était allé dormir elle ne savait où. Elle avait pensé que, le lendemain, elle pourrait encore refuser le « service » et renvoyer l’homme à ses dangereuses gamineries. Mais elle avait en tête que la marchandise était destinée au MIL. Andreu ne s’en servirait pas : il était en prison et risquait le garrot. Mais, si l’information parvenait jusqu’à lui, il serait fier de sa sœur. D’ailleurs, le coup était facile. A la douane française, quand un gabelou arrête deux filles en voiture, c’est pour tenter d’obtenir leur numéro de téléphone. Pas pour leur faire ouvrir le coffre. Alors, le lendemain, Martina avait dit « oui » à l’homme venu de Zurich. On la contacterait dans les semaines suivantes.

Le rendez-vous avait été fixé dans les bois de Versoix qui, ironie du sort, longent justement la frontière française. Mais le passage ne devait pas se faire à cet endroit. Martina avait emmené dans l’aventure Maria-Luisa. Les deux filles avaient emprunté une 2CV bucolique à une collègue de la faculté et, vêtues en touristes du dimanche, elles étaient parties, capote découverte, par les petites routes forestières qu’affectionnent pêcheurs, chercheurs de champignons et amoureux de la nature. Elles avaient laissé la voiture sur un terre-plein, museau prêt au départ, coffre adossé à la charmille. Elles étaient allées se promener sous la futaie, foulard de coton sur les cheveux noués, sac de raphia en bandoulière. Touchante image de la plus complète insouciance. A cette heure, il n’y avait encore personne dans le bois, ce d’autant que la saison des chanterelles n’avait pas commencé. La nuit n’avait déposé que quelques frêles gouttes de rosées sur les feuilles vert-pomme. Les branches mortes craquaient sous les pieds, l’arai­gnée tissait sa toile entre une feuille de fougère et la souche d’un noisetier sauvage. Les deux filles se tenaient par la main, leurs robes d’été s’accrochaient aux ronces. Elles avaient perdu de vue la route et la voiture. Le silence n’était interrom­pu, à intervalles presque réguliers, que par les avions décol­lant, à cinq ou six kilomètres de là, de l’aéroport de Genève-­Cointrin.

Lorsqu’elles étaient revenues à la voiture, la 2CV n’était plus seule. Une Opel grise était garée à côté d’elle, museau à la route, coffre donnant sur la charmille. Deux garçons chaussaient des bottes en plaisantant. Pas moches, les gars. Tout ça aurait pu ressembler au début d’une idylle. Mais, lorsque Martina s’était approchée des deux inconnus pour monter dans la voiture, la petite phrase du grand blond avait manqué de romantisme :

– Croyez-vous à la métempsychose ?

– Ça, c’est une question vache, avait-elle répondu sans sourire.

Elle n’était pas montée dans la 2CV mais était revenue à l’arrière de la voiture, avait ouvert la coffre, basculé les vieux vêtements qui jonchaient le plancher. Maria-Luisa l’avait rejointe, sans un mot pour les deux hommes, qui, tout près d’elles, ouvraient – à clé – le coffre de l’Opel.

Les deux sacs étaient particulièrement lourds. Le blond lui-même, pourtant athlétique, avait dû s’y reprendre à deux fois pour extirper le premier de sa cachette, le poser à terre, puis aider Martina à le loger dans le coffre de la 2CV. Toile grise et sévère, protégée aux angles par des rajouts de cuir. Masse informe, molle. Pour donner le change. Car, à l’inté­rieur, il y a des caisses anguleuses.

Le premier sac est dans la 2CV. Pour le deuxième, le blond ne prête pas la main aux filles. Son compagnon non plus. Il s’agit de vérifier que Martina et Maria-Luisa parviendront, seules, à effectuer leur mission. Indispensable, puisqu’il n’y aura personne à l’autre bout.

Les deux filles y étaient arrivées, tant bien que mal, après quelques jurons proférés en espagnol. Les deux sacs et leur précieux contenu avaient été recouverts de vêtements jetés nonchalamment. Sur le siège arrière trônaient tous les usten­siles nécessaires à un agréable pique-nique, panier d’osier à large anse, pain de campagne enveloppé dans une nappe à carreaux, tomates bien mûres, œufs durs, limonade et gobe­lets. Martina, prévoyante, avait bien songé à installer la roue de secours dans l’habitacle, mais elle y avait renoncé. Ça aurait pu attirer l’attention. Mais, du coup, elle augmentait les risques en cas de crevaison : il faudrait aller farfouiller dans le coffre pour réparer et il ne serait pas facile d’éloigner l’automobiliste complaisant venu donner un coup de main, en tout bien tout honneur, à deux filles ravissantes et seules.

Maria-Luisa n’en menait pas large et ne cherchait plus à le cacher. Martina, elle, donnait le change. L’adolescence passée avec ses frères, dans la connivence et le secret de coups en préparation, remontait à sa mémoire. Il fallait être distant, froid, indifférent, déterminé. Dont acte. Elle était montée à bord, côté conducteur, Maria-Luisa s’était assise à son côté. Les deux garçons étaient restés sur le terre-plein et s’apprê­taient à une balade en forêt. Mais ils ne s’étaient pas éloignés avant d’avoir vu disparaître le 2CV au coin du bois.

Martina conduisait maintenant en chantonnant, le coude à la portière. Les champs riches et verdoyants défilaient lente­ment, le 2CV frôlait la frontière. Bossy. Collex. A un kilo­mètre, la France. Ferney, où elle va parfois rencontrer des exilés n’ayant pas obtenu leur visa pour la Suisse. Mais la voiture met le cap sur Genève, passe sous les immenses projecteurs qui balisent les pistes de l’aéroport, traverse le Grand-Saconnex, prend la route d’évitement pour Annecy, en sort au Grand-Lancy, oblique à droite, se faufile sur la rive gauche du Rhône. Le Soleil est maintenant haut dans le ciel. Les oiseaux piaffent et piaillent. Un gosse se jette sur la route à la poursuite de son ballon. Grand coup de frein. Ouf ! Il l’a échappée belle. Martina aussi. Au fait, ça peut exploser, ces trucs-là, en cas de choc ? Mystère.

Le pont métallique enjambe le Rhône. Les poutrelles ont l’air lugubre d’une fabrique désaffectée. La douane suisse est sur la rive gauche. Le cœur bat plus vite et Martina ne parvient plus à chantonner. Elle ralentit, s’arrête presque. Mais le fonctionnaire en gris-vert opine du képi. Il est rare, et elle le sait, que les douaniers suisses s’intéressent à ce – et à ceux – qui sort du pays. Mais la vue d’un uniforme, quand on a dans son coffre des mines anti-char, ça vous crispe quand même. Ce d’autant que Martina s’est engagée sur le pont étroit et que, quand bien même elle le voudrait, il est trop tard pour reculer. Sur l’autre rive, c’est la douane française.

Le bâtiment, qui doit dater du début du siècle, a ce côté désuet des écoles primaires et des monuments aux morts. Combien s’y sont-ils déjà fait pincer ? Passeurs de café ou d’or dans l’entre-deux guerres. De -drogue ou de capitaux ces dernières années. Maria-Luisa se prend à se ronger les ongles, s’arrête aussitôt. Sur la route, à la hauteur du panneau « Stop Douane » écaillé et rouillé aux entournures, le douanier français n’est pas en vue. Sortira-t-il au dernier moment et fera-t-il un simple geste ? Ou viendra-t-il jusqu’à la voiture ? Est-il jeune ou vieux ? S’ennuie-t-il dans sa cahute et un brin de conversation lui ferait-il plaisir ? Est-il de ceux – rares il est vrai – qui ont le flair et lisent sur les visages, au point d’arrondir leurs fins de mois grâce au pourcentage que l’admi­nistration leur alloue sur les grosses prises ? Ou a-t-il rengainé sa curiosité le jour où, après avoir saisi quelques millions dans une voiture parisienne, il s’est fait taper sur les doigts pour avoir osé importuner l’ami d’un ministre ? Est-il marié ? Ou profite-t-il du prestige – mêlé de crainte – qu’inspire l’uni­forme, pour tenter sa chance avec les voyageuses en transit ?

La 2CV s’est immobilisée juste en face du bureau dont la grande baie vitrée domine la route. Elle attend, n’ose repartir de peur qu’un coup de sifflet la rappelle. Dans les moirures de la vitre, un képi se pose d’une main lasse sur un crâne un rien dégarni qui dépassait à peine, un œil morne apparaît, la paupière se baisse en même temps qu’une main lasse fait un geste vague. Martina embraye. Elle est en France.

Enfin presque car la douane de Pougny n’est qu’un contrôle fiscal. Anomalie de l’histoire, le Pays de Gex est, du moins en titre, zone franche. Ce qui signifie que, pour gagner le territoire douanier français, il faut encore franchir une autre frontière. Autrefois, le cordon politique – celui que Martina vient de franchir – était presque inexistant et la douane « de zone » était une embuscade permanente. Aujourd’hui, avec l’abaissement des droits de douane, compensé par la hausse des impôts indirects, les privilèges de la zone franche sont quasi inexistants. Les contrôles itou. Pourtant, le poste de Collonges est généralement doté de deux gabelous, parfois renforcés par une équipe de la volante. Des vicieux, de l’avis des usagers. Et, s’ils ne sont pas à Collonges, ils peuvent avoir tendu un barrage routier au sortir du tunnel du Fort-l’Ecluse, passage obligé de tout le trafic, goulet qui ne permet pas même de passer la ligne à pied, au milieu des fleurettes.

Les deux préposés de Collonges ne sortent pas du poste. Leur geste las est calqué sur des années d’ennui. Sur la route en pente descendante, Martina ne s’est pas vraiment arrêtée. Elle va entrer dans le tunnel, derrière un gros-cul espagnol. Barcelone. Un «pays»! A l’autre bout, pas de barrage-surprise, rien. Tout se passe à merveille. La 2CV peine un peu en montant à flanc de coteau. Le paysage s’ouvre, à droite les contreforts du Jura, à gauche une chapelle nimbée de brume dominant le défilé du Rhône. Même pas de bouchon dans la traversée de Bellegarde. Un signe d’impuissance complice à l’intention d’un stoppeur planté devant une scierie. La route qui serpente. Les sapins qui le disputent aux fayards. Châtillon de Michaille. Puis un panneau : « Nantua, étape gastronomi­que ». Mais les écrevisses ne sont pas au programme.

Dans la voiture, l’ambiance s’est détendue. Maria-Luisa parle de l’appartement qu’elle vient de dénicher, rue de Neuchâtel, et où elle pourra emménager dès la fin du mois. Martina observe les lieux. La curiosité a fait place à la crainte. L’équipée ressemble de plus en plus à une partie de pique-nique. On en oublierait le contenu des sacs.

Nantua. Gros bourg coincé entre un lac toujours froid et une montagne menaçante. Façade vieillots d’un petit tribunal de province. Il faut tourner à droite, se faufiler entre les vilaines maisons qui constituent le faubourg, puis faire face aux éboulis de la montagne, prendre l’unique chemin menant au nord-est. Des herbes maigres ont crevé le goudron, de-ci, de-là. Sous un sapin moribond, une cabane de planches où les employés de la voirie abritaient leurs outils. Mais on ne laisse plus rien, ici, et plus personne ne vient. Un pan de montagne est tombé voilà quelques années et tout le coin s’est couvert de caillasse stérile. Les pierres se sont même avancées sur la route. On ne va pas plus loin.

Martina a fait la manoeuvre et a arrêté la 2CV sous le sapin dépouillé, entre la cabane et les buissons. De là, on voit sans être vu. Maria-Luisa a sorti le panier aux provisions et l’a déposé sur les aiguilles de pin qui jonchent le sol. Martina est allée, derrière la cabane, satisfaire un besoin très naturel. Elle en est revenue rassurée. Pas de boîtes de conserves récentes, pas d’étrons frais. Et personne alentour. Le lieu est désert. Ce qui n’a rien d’étonnant. A part les chasseurs – et ce n’est pas la saison – on ne voit guère qui pourrait trouver intérêt à venir se promener ici.

Il est l’heure. Les filles remballent sans y avoir touché les sandwiches et les œufs durs, elles ouvrent le coffre, saisissent à quatre mains le haut du premier sac, le tirent plus qu’elles ne le soulèvent, l’empêchent de tomber trop brutalement lorsqu’il bascule par-dessus le pare-chocs, le traînent derrière les planches grises de la cabane désaffectée, puis s’attaquent au deuxième. Leurs mains d’enseignantes gémissent sur le tissu grossier, s’accrochent à la ficelle qui ferme l’échancrure. Mais tout se passe bien. Et vite. Un dernier coup d’œil alentour. Puis les filles montent dans la voiture. Martina desserre le frein sans avoir tiré le démarreur. Les roues suivent la pente, Martina met le contact, passe la deuxième et embraye. Le moteur se met en marche, presque sans bruit. Nantua est à deux kilomètres à peine. Devant l’une des vilaines maisons, une femme en bigoudis fait son jardin. La 2CV s’arrête à la route nationale puis, cap à gauche, reprend la route de Genève. Dans la ruelle d’en-face, deux hommes lisent le journal à bord d’une grosse voiture grise. La 2CV n’a pas disparu sur la nationale que, déjà, le conducteur lance le moteur, traverse la route et prend le chemin de la montagne. Dans la 2CV, Maria-Luisa est comme saoule, tout émoustillée d’avoir participé à une dangereuse opération clandestine. Pour elle c’est la première fois et elle croit bien y avoir trouvé plus de plaisir que dans les bras d’un homme. S’ils savaient ça, à Mexico…

Martina est plus sereine, plus déterminée aussi. Elle avait des craintes lorsqu’elle avait accepté. Ces zurichois semblaient de tels amateurs. Mais, maintenant, elle sait que tout ira bien, que les mines seront bientôt en Espagne. Elle peut porter fièrement le nom des Canals.

Eh oui, tout avait été si facile. Mais il y avait eu un grain de sable dans l’engrenage. Où ? Martina a beau fouiller sa mémoire, elle ne se souvient d’aucun faux-pas, d’aucun indice douteux. C’est ailleurs que ça a foiré. En France ? En Suisse ? En Espagne ? Martina opterait plutôt pour la Suisse. Mais elle se souvient de la mise en garde que lui avait faite, voilà trois ou quatre mois, une exilée chilienne provisoirement hébergée rue de la Fabrique.

– Tu sais, j’ai l’impression que tu es suivie, surveillée. J’ai vu deux hommes dans une voiture, l’un t’a montrée du doigt, l’autre est parti à pied en direction de l’hôpital, comme toi. Après, le conducteur est sorti, il a pris des photos de la rue, du trottoir, de la maison. Il est remonté à bord et il est parti. C’était une voiture de location, avec des plaques genevoises commençant par neuf. Tu devrais faire attention. J’espère que ce n’est pas à cause de moi.

Martina ne s’était pas inquiétée. D’abord parce que la maison était promise à la démolition et qu’il était normal, pour un architecte ou un conservateur de musée, d’en prendre quelques clichés. Ensuite parce que la voiture avait été louée.

On imagine, certes, des flics dans une voiture banalisée. Mais pas louée. Enfin parce que Crista lui avait téléphoné de Barcelone, quelques semaines après l’opération mines, et lui avait transmis des remerciements discrets : le matériel était bien arrivé.

Les gellules rouges striées de noir font leur effet. Martina ne pleure plus, le soir. Elle dort mieux. Les inspecteurs lui sont indifférents. Elle vit en somnambule. Le temps compte moins. De quand date la première visite de Kitty ? Avant-hier ? Non, plutôt lundi. Kitty n’était pas seule. Des gardiens l’accompa­gnaient et ils ne l’ont pas lâchée d’une semelle. Sécurité oblige. Mais étaient-ce bien des gardiens? Kitty ne les avait jamais vus mais il est vrai qu’elle ne vient que rarement à la prison. Son truc, c’est plutôt la défense des locataires et les procès politiques à l’étranger. Martina, elle, n’avait pas pu se faire une religion. Les hommes qui lui apportaient à manger n’étaient pas les mêmes. Mais, avec le nombre de gardiens, c’était statistiquement normal. Alors ? Gardiens ou flics déguisés ? Si c’étaient des flics, alors, la police prenait des risques. Ça n’était pas très légal, tout ça. Martina pourrait porter plainte. Encore faudrait-il en avoir la preuve.

Kitty avait dit peu de choses. Que sa mère était arrivée de Barcelone, qu’un comité de soutien s’organisait à l’Université, qu’une manifestation se préparait et que le délégué de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme était sur l’affaire. Elle avait dit ça pour rassurer Martina. Mais aussi pour que les matons, s’ils étaient flics, s’empressent d’aller rapporter la chose à leurs patrons. Ils hésiteraient peut-être, du coup, à maintenir le secret, les interrogatoires de nuit, les mains qui frôlent et les mots qui menacent.

Pourtant, ça continuait. Dur comme fer. Crista ne réussissait pas à venir voir sa fille. Les interrogatoires se succédaient. Et il n’était pas question de mettre fin au secret. Ou les gardiens n’étaient pas flics. Ou leurs chefs étaient sûrs de leur coup.

Que savaient les policiers ? D’abord que des mines de l’armée suisse avaient été volées dans un dépôt de suisse alémanique. Mais il y avait eu plusieurs vols. Des armes, des munitions avaient disparu. Les policiers étaient sûrs que Martina était un maillon important et permanent pour faire passez ces armes en Espagne. Ce en quoi ils se trompaient à moitié. Ils ne savaient pas comment Martina assurait le passage mais connaissaient la cache de Nantua. Et ils étaient sûrs que Martina avait des contacts de Zurich. Ils l’avaient d’ailleurs confrontée avec un des émissaires venus préparer le rendez-vous des bois de Versoix. Elle avait dit ne pas le connaître. Il avait affirmé ne l’avoir jamais vue. Mais les bons flics savent lire les silences et les impassibilités. Ceux-ci étaient de bons flics. Pourtant, Martina croyait les avoir convaincus de sa bonne foi. Elle se trompait.

Les mines avaient été saisies en Espagne lors d’un coup de main de la Guardia civil contre une cellule du MIL. Mais les inspecteurs semblaient ignorer qu’Andreu était l’un des fonda­teurs du MIL. Le rapprochement ne venait pas de là. Les mines avaient été remises à la police française, qui les avait finalement remises à la police suisse. A charge de revanche. Les français avaient-ils fourni des informations aux suisses ? Voilà qui expliquerait les questions insistantes à propos des attaques de banques en France, dont Martina avait, bien sûr, connaissance, mais qui n’avaient aucun lien direct avec le passage des mines anti-char.

Bref, Martina patinait complètement et les médicaments n’arrangeaient rien. La grille du quartier secret grinça longue­ment. Il devait être dix heures du matin. Les pas se rappro­chaient de sa cellule. Deux ou trois hommes, bien décidés. La lourde clé de fer noirci tinte dans les bras du gardien (un vrai, celui-là), elle entre dans la serrure, tourne avec application. Le pêne se retire, la lourde barre métallique pivote. La porte s’ouvre. Avec le maton, deux inspecteurs, dont un qu’elle n’a vu qu’une fois et qui doit être le patron.

– Nous avons une chose importante à vous dire. Gardien, veuillez nous laissez.

Martina pense à ses frères. Andreu échappé ? Jorge arrêté ?

– Mademoiselle Garcia-Valdez a parlé.

Pour Martina, c’est l’incrédulité, le mépris et le soulage­ment. Incrédulité parce que, depuis que les inspecteurs ali­gnent les interrogatoires, ils ne se sont jamais privés de provocations, de ballons d’essai, de fausses nouvelles. Mépris parce que, tout de même, le ton officiel pris par les événe­ments semble correspondre à la réalité et que, du coup, les craintes de Martina étaient justifiées : Maria-Luisa n’avait pas l’étoffe suffisante. Soulagement enfin parce que, tout au fond d’elle-même, Martina sait bien qu’elle-même n’aurait pas tenu indéfiniment.

– Voulez-vous la voir ?

Pas de doute, elle a lâché.

– Oui, à condition qu’on nous laisse seules.

– Volontiers.

Le chef tape contre la porte, le loquet s’entrouvre, apparaît le visage du gardien. Les gonds grincent, les deux hommes sortent. Trois minutes plus tard, le pas du gardien revient, escorté par le chuintement de ce qui doit être des pantoufles. Maria-Luisa entre. Elle pleure. Elle renifle. Elle a honte. Elle sanglote. Martina aussi. Les nerfs, sans doute.

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