Leningrad. Sous les arches du pont, les glaces viendront bientôt s’entrechoquer, annonçant le retour du printemps. Ultime voyage de ces blocs immenses qui, après avoir figé l’hiver du lac Ladoga, iront se fondre – et fondre – dans la Baltique, via l’ancienne Pétersbourg. Le printemps est long à venir, en Union soviétique. Il faudra peut-être des siècles pour que naisse la belle saison…
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Quelques jours plus tôt, rendez-vous discret dans un parc de Kiev. Fedor est un asocial. Il travaille, certes, mais le cœur n’y est pas. Il ne croit pas à ce régime et le dit. A voix basse. Nos regards se sont croisés dans un petit café pour étudiants. Il a eu le temps de murmurer:
– Ce soir, à 8 heures, dans le parc X.
Il est au rendez-vous. En jeans des épaules aux talons, histoire de marquer son désaccord avec le gris-muraille de la vie locale. Nous partons lentement, entre allées et massifs, pour nous asseoir finalement sur un banc, loin des oreilles et des regards indiscrets. Il tire de sa poche une bourse contenant du tabac, du papier à cigarettes… et du hachisch.
– De Géorgie, précise-t-il fièrement.
Et il m’invite à partager son joint. Cruel dilemme. Refuser, c’est à coup sûr le mettre sur ses gardes, creuser le fossé. Et se priver de sa confession d’Ukrainien en révolte. Accepter, c’est prendre un risque. S’il s’agit d’une provocation policière, mon voyage soviétique s’arrêtera là.
J’ai fumé et nous avons parlé. Ce n’était pas un provocateur. Plutôt un solitaire en sursis. A force de se mettre en marge, il finira, tôt ou tard, dans les griffes de la normalisation.
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Leningrad à nouveau, l’inquiétude au ventre. Tout à l’heure, je discutais dans un jardin d’enfants avec la femme d’un dissident emprisonné. Lorsque je l’ai raccompagnée jusque sur le pas de sa porte, j’ai vu s’avancer, sans hâte, une Volga grise. Deux hommes en sont sortis, imperméables anonymes, et se sont approchés d’elle alors que je m’étais éloigné. Discussion vive. Elle ne voulait pas que les hommes l’emmènent. Elle a fini par hausser les épaules et par les suivre dans la voiture. Le chauffeur, qui m’avait repéré, m’a signalé aux deux autres. J’étais sur l’autre trottoir et j’ai profité du passage d’un autobus pour entrer, à reculons, dans la bouche du métro.
Le lendemain, alors que je sortais d’une visite au musée, j’ai retrouvé la même voiture et les mêmes hommes, en stationnement sur la pelouse. Ils m’ont vu, mais ne m’ont pas approché. Le soir, sans qu’ils soient réapparus, j’étais dans l’avion pour Moscou.
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La place Rouge est presque vide. Des silhouettes minuscules traversent la grisaille, émergeant à proximité de Basile-le-Bienheureux pour s’engouffrer finalement sous les arches du Goum, le grand magasin où l’on fait la queue. De ma chambre de l’Hôtel National, je vois bien cette autre Volga, sombre celle-là, stationnée sur le trottoir, et où revient parfois, pour parler par la vitre à un passager que je ne vois pas, un homme sans âge qui, le reste du temps, s’obstine à faire les cent pas devant la réception.
Redescendu de ma chambre, en quête d’un autre taxi. Miracle, en voici un. Je m’installe à l’arrière et indique l’adresse au chauffeur. Enfin, presque l’adresse: le nom de la rue, mais pas le vrai numéro. J’ai rendez-vous avec un vieux militaire russe, membre du parti, mais rendu à une allégeance moins béate par une retraite longtemps attendue. Je ne le rencontrerai jamais car la Volga sombre nous a pris en chasse. Sur l’immense Perspective Nouvelle, six voies séparées par un terre-plein, elle s’apprête à nous dépasser par la droite.
Difficile, à l’heure où tombe la nuit, de distinguer les visages. Ça y est, ils sont à notre hauteur, en plein carrefour. Vite, j’indique au chauffeur une pharmacie, sur la gauche. Il oblique aussitôt, alors que la Volga sombre, emportée par l’élan, doit aller faire demi-tour au carrefour suivant. Dans la pharmacie, la queue, comme partout. Dehors, la Volga s’est rapprochée du taxi et s’arrête. Je bondis, m’engouffre à l’arrière. Au chauffeur, je demande:
– Hôtel National !
La Volga ne nous lâche plus, ne nous lâchera plus. Pendant plusieurs jours, je ne quitterai plus l’hôtel. Téléphone coupé. Un sbire sur le palier. Et deux Volga devant la réception. Jusqu’au départ du Tupolev pour Vienne. Mission inachevée.