13 Ceausescu et Elena

 

Ceausescu Décotte 1

A Bucarest, ce vendredi 5 mars 1971, je me promenais ostensiblement dans les rues du centre en espérant que tous les passants – ou du moins quelques-uns d’entre eux – se retournent sur moi. Pensez, ma photo trônait en première page de Scînteia, l’organe du Parti Communiste Roumain – aux côtés du conducator bien aimé, Nicolae Ceausescu. Au-dessous de la photographie, se poursuivant aussi en deuxième page, la transcription de l’entretien que le Génie des Carpates m’avait accordé la veille : « La Roumanie fonde ses relations avec tous les pays socialistes sur les principes de l’entière égalité en droit et de l’avantage réciproque. Nous partons du fait que le développement de la collaboration et de la coopération avec les pays socialistes doit conduire aux progrès rapides de chaque peuple sur la voie de la création d’une économie forte, au renforcement de l’indépendance et de la souveraineté de chaque Etat socialiste… [1]».

Mais personne ne prêtait attention à moi car personne ne lisait Scînteia, hormis dans les cercles du Parti où il était nécessaire pour chaque fonctionnaire de tout connaître des faits et gestes de Nicolae Ceausescu. A dire vrai, je n’avais guère été impressionné, moi non plus, par cette rencontre protocolaire et par cette interview dont chacune des questions avait dû être soumise, une semaine auparavant, au Ministère des Affaires étrangères. Pourtant, moins de trois ans après l’invasion soviétique en Tchécoslovaquie et alors que les Roumains craignaient encore une « amicale intervention » du Grand frère russe, quelques passage de cet entretien méritaient qu’on s’y arrête : la Roumanie de Ceausescu se considérait comme l’égale en droit de tous les pays socialistes, URSS comprise.

Non, cette unique rencontre, prévue de longue date, ne m’aura pas laissé de souvenir marquant et c’est seulement au lendemain de l’exécution des Ceausescu, dix-huit ans plus tard, que me reviendrait en mémoire le goût de ce bref instant, le regard à peine avenant du Conducator, ses réponses stéréotypées, la crainte qu’il inspirait aux fonctionnaires chargés de m’escorter et l’inquiétude des uns et des autres, Ceausescu compris, lorsque je me penchai au-dessus du bureau, à un souffle du premier-secrétaire-président, pour déposer à quelques centimètres de sa poitrine un gros microphone métallique dont personne n’avait songé à vérifier le contenu ni le fonctionnement. Si j’avais été un agent de la CIA, c’en eût été fait du Danube-de-la-pensée… et de moi par la même occasion.

Dans ma longue carrière de journaliste, plus intéressé par le peuple que par ses dirigeants, je n’ai guère rencontré de chefs d’état mais, à l’exception d’Alexandre Dubcek à Prague en 1968, les rares qu’il m’ait été donné d’approcher ne m’ont pas laissé une marque impérissable. Il est vrai que la plupart, à l’Est comme à l’Ouest, étaient des dictateurs plus ou moins sanguinaires dont la rencontre était censée m’ouvrir les portes du pays, avec l’espoir souvent déçu de pouvoir y exercer ensuite librement mon métier  d’investigateur.

Ceausescu ne ressemblait pas vraiment aux autres. Passé à l’Ouest après avoir été pendant son responsable des services secrets, Ion Pacepa raconte dans son livre[2] que le Conducator était capable de colères homériques, de rancoeurs tenaces et de haines foudroyantes. Or, ce jour de mars 1971, je n’avais eu en face de moi qu’un petit personnage falot, désireux de bien réciter sa leçon avant de regagner ses appartements. Pourtant, il était alors nimbé d’une véritable aura en Occident. Le général de Gaulle, Willy Brandt, Richard Nixon avaient déjà fait le voyage de Bucarest. Gérald Ford y viendrait bientôt et seul François Mitterrand prendrait ses distances, dix ans plus tard, en annulant sa visite pour protester contre les atteintes aux droits de l’homme.

Pour la plupart des Roumains, en ce début de printemps 1971, Ceausescu n’était pas encore un dictateur. Trois ans plus tôt, il n’avait pas mâché ses mots pour condamner l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie et, s’il était un vrai communiste, il n’en restait pas moins un vrai Roumain. Je me rappelle m’être trouvé à cette époque sur la frontière avec l’Ukraine, allié inconditionnel de l’URSS. Du côté roumain, des militaires étaient en manœuvres et un haut gradé à qui je demandais pourquoi les responsables avaient choisi de gesticuler en direction de l’Est plutôt que de l’Ouest, m’avait simplement répondu :

– Vous savez, les impérialistes peuvent arriver par n’importe quel côté.

Brejnev n’avait qu’à se le tenir pour dit…

Les magasins étaient encore approvisionnés, la presse faisait de timides tentatives d’indépendance et les intellectuels, confortés par un statut social plutôt privilégié, se contentaient d’allégories pour évoquer les inévitables excès du parti unique. Ceausescu avait suscité la réalisation d’un film[3] dénonçant les procès politiques des années cinquante. Les interrogatoires musclés y étaient presque aussi réalistes que dans l’Aveu de Costa-Gavras mais un jeune militant commençait à prendre ses distances avec de telles méthodes. Chacun pouvait y reconnaître le futur premier secrétaire, Nicolae Ceausescu.

Le moins qu’on en puisse dire, c’est qu’il n’avait pourtant pas emprunté les chemins de la contestation pour accéder à la plus haute marche du pouvoir.

Le 26 janvier 1918, Nicolae Ceausescu voit le jour dans une fermette pauvre du sud du pays, à Scornicesti. Outre les parents, la maison, construite en bois, abrite déjà deux enfants. Il y en aura dix au total, trois filles et sept garçons. Est-ce au souvenir de cette famille nombreuse que, devenu premier secrétaire du Parti communiste, Nicolae interdira un jour toute forme d’avortement ou de planification familiale, allant même jusqu’à exiger des femmes roumaines qu’elles subissent régulièrement un examen gynécologique ?

Aujourd’hui, la maisonnette n’a guère changé et de lointains cousins du conducator vivent encore alentour. La treille dispense toujours autant de fraîcheur sur le chemin qui mène à l’auvent. La barrière de bois entourant le modeste terrain ne ressemble en rien aux murailles d’un palais et, seul souvenir d’un temps où Nicolae était devenu le maître du pays, l’aire construite à proximité pour accueillir son hélicoptère disparaît sous les herbes folles. « Deux des frères de Nicolae travaillent comme labou­reurs. Nicolae n’échappe pas à cet ordre des choses. La légende officielle de l’ère Ceausescu veut pourtant que le grand propriétaire au service duquel il est placé le remarque pour son intelligence exceptionnelle. L’on dit aussi que Nicolae est taciturne, silencieux, qu’il ne parle pas et observe. Rien d’intolérable dans ces débuts si ce n’est l’absence d’espérance et la monotonie des jours. Les parents Ceausescu ne sont pas des aventuriers, le père est résigné, la mère très pieuse. Chacun vit au rythme de saisons tranchées et des fêtes religieuses qui ponctuent le calendrier [4]».

Nicolae a dix ans lorsqu’il entend pour la première fois les agriculteurs pauvres de son village chanter les louanges du nouveau chef du parti national-paysan, Iuliu Maniu, celui-là même qu’en 1953 les communistes feront mourir dans sa prison de Sighet. Nicolae s’éveille à la politique mais, malgré les bals villageois et les danses populaires, il s’ennuie à Scornicesti. La crise de 1929 accroît encore les difficultés des paysans. Son père décide de l’envoyer à Bucarest. Il y débarque avec une très modeste instruction primaire et se retrouve seul, entouré de manifestations, de grèves, de bagarres sur fond de combat politique et de querelles partisanes. L’unique famille qui s’ouvre à lui est celle du syndicat. Dans ses mémoires, Ceausescu être entré aux Jeunesses communistes en 1930 et au Parti communiste en 1933, à quinze ans ! C’est possible mais l’histoire du socialisme est ainsi faite que, souvent, les légendes se transforment en vérités avérées… il semble prouvé en revanche que, cette même année, le jeune Nicolae est arrêté à deux reprises, pour participation à une manifestation interdite selon les uns, distribution de tracts anti-fascistes selon les autres. Retour à Scornicesti entre deux gendarmes. Petit héros deviendra grand. Son père vend deux moutons pour lui permettre de remonter à Bucarest. S’ensuivent réunions clandestines, actions militantes, brefs emprisonnements. En 1936, à dix-huit ans, le voici secrétaire des Jeunesses communistes de la vallée de la Prahova., arrêté, jugé. Il ne manque ni de courage ni de morgue. Verdict : deux ans de prison et 2000 Lei d’amende pour insulte au Tribunal. Ceausescu purge sa peine dans une prison particulièrement sévère, Doftana, dénoncée dès 1926 par Henri Barbusse : « Elle comprend exclusivement des cachots. Les lits sont vissés aux murs. Pendant le jour on les relève et les prisonniers doivent rester debout pendant toutes les heures de la journée… ». Un quart de siècle plus tard, la prison de Doftana deviendra un musée à la gloire de Ceausescu et, aujourd’hui, c’est devenu un hôtel réservé aux amoureux des sensations fortes, « avec nuit au trou et chaînes aux pieds »[5]. C’est à Doftana que Nicolae rencontre quelques-uns des communistes les plus actifs, parmi lesquels Gheorghiu-Dej qui deviendra, après la guerre, premier secrétaire du parti et à qui ce même Nicolae Ceausescu succédera en 1965. Pratiquement inculte, Ceausescu doit tout au Parti qui le forme et qu’il suit en tout. Que des hommes pourtant favorables à la Révolution russe, comme Panaït Istrati, en dénoncent désormais les dérives policières et l’échec économique ne le trouble pas. Il est un combattant de la lutte des classes. Son seul ennemi.le grand capital et ses serviteurs.

C’est à la manifestation du 1er mai 1939 que, libéré depuis peu, Nicolae rencontre Elena. Est-elle belle, paraît-elle seulement intelligente ? Rien n’est moins sûr mais Nicolae se sent immédiatement attiré par ce bout de femme énergique, qui n’a pas froid aux yeux et scande les slogans d’une voix aiguë. Mais cette première idylle ne dure guerre. Nicolae est à nouveau arrêté et condamné à trois ans de réclusion à la prison de Jilava, plus dure encore que celle de Doftana. Les nouvelles lui parviennent tant bien que mal. Elles sont déroutantes. Le pacte germano-soviétique est incompréhensible pour un militant naturellement opposé au fascisme ; la restitution de la Transylvanie à la Hongrie, exigée par l’Union Soviétique, est révoltante. C’est peut-être à ce moment que Ceausescu, tout en restant fidèle aux règles du marxisme-léninisme, conçoit à l’égard de Moscou cette méfiance qu’il conservera jusqu’à sa mort.

En 1944, malgré son opposition viscérale au Grand Satan américain, Nicolae ne peut que se réjouir avec les autres du débarquement allié en Normandie. L’Allemagne nazie a du plomb dans l’aile mais que sera l’avenir de la Roumanie ? Le jeune roi Michel fait arrêter Antonescu et rompt le lien avec Berlin. Ceausescu en est informé par ses camarades. Selon eux, c’est grâce à l’intervention d’un des leurs, Lucretiu Patrascanu, que le roi a pris cette décision. Terrifiante ironie de l’Histoire : Patrascanu sera plus tard jugé et exécuté sur ordre de Gheorghiu-Dej, devenu premier secrétaire du Parti communiste et mentor de Ceausescu, qui s’empressera de faire réhabiliter ce même Patrascanu dès qu’il aura succédé à Gheorghiu-Dej…

La guerre se termine. Rejoignant au dernier moment le camp des Alliés, l’armée roumaine chasse elle-même les dernières troupes allemandes mais c’est Moscou qui revendique la « libération » de Bucarest. D’ailleurs, le sort en est jeté : début 1945 à Yalta, les Grands se sont partagé le monde. La Roumanie, définitivement dépossédée de la Bessarabie et d’une partie de la Bucovine, ne sera bientôt qu’un satellite du Grand frère.

Les prisons se sont ouvertes. Nicolae est libre. Il retrouve la petite militante du 1er mai 1940, Elena. Les souards mongols violent-ils les femmes, accaparent-ils les biens des bourgeois, terrorisent-ils les villages ? Qu’importe. Qu’il aime ou n’aime pas Moscou, Nicolae doit choisir son camp. Décidée, sans états d’âme, Elena l’y aide. Le communisme ne pourra que vaincre ou disparaître. Nicolae et Elena choisissent de vaincre avec lui.

Premier retour dans son village de Scornicesti. Le camarade Nicolae est désormais secrétaire du Parti pour l’Olténie. Ambitieux lui-même, poussé par Elena qui l’est sans doute plus encore que lui, il revient à Bucarest. Les élections ont miraculeusement donné la majorité au Front des Laboureurs et au Parti communiste, deux entités qui n’en feront bientôt qu’une. Nicolae retrouve ses compagnons de cellule du temps de Doftea ou de Jilava. Tous ont pris du galon, à commencer par Gheorghiu-Dej, le chouchou de Moscou. Nicolae ne peut ignorer les excès des soldats soviétiques ni la démesure des dommages de guerre réclamés par Moscou mais il se tait. Le camarade Nicolae Ceausescu est désormais un apparatchik stalinien. Un bel avenir lui est promis, pour autant qu’il apprenne à avaler des couleuvres en silence.

Et ça marche ! Après avoir soutenu la propagande parmi ces paysans qui, transformés en ouvriers de la terre, deviendront bientôt les « hommes nouveaux » du communisme, le voilà au Ministère de la Défense, c’est-à-dire au contact quotidien des Soviétiques puisque l’Armée rouge est omniprésente et que toute décision militaire passe par elle.

Ceausescu a trente-cinq ans lorsque meurt Staline et que Nikita Khrouchtchev lui succède. Ceausescu s’identifie d’abord à lui, qui n’a guère fait d’études et s’est hissé au sommet du pouvoir à la force du poignet. Mais Ceausescu s’inquiète lorsque Khrouchtchev entreprend de « déstaliniser » l’Union Soviétique. Bucarest vivant désormais à l’heure de Moscou, faut-il suivre « Monsieur K » dans sa nouvelle orientation ou, au contraire, ne pas en tenir compte en espérant que cette libéralisation ne sera qu’un feu de paille. Ceausescu hésitera longtemps. En février 1956, en l’absence de toute délégation étrangère, Khrouchtchev lit devant le XXème Congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique un rapport dévastateur sur les années Staline. Les premiers échos parviennent peu à peu en Occident et c’est par les radios occidentales que les Roumains en prennent partiellement connaissance. Le rapport condamne vigoureusement le culte de la personnalité, les purges. A la parole, Khrouchtchev ajoute les actes : les premiers groupes de déportés et de prisonniers politiques sont libérés et rentrent chez eux, confirmant à leur entourage la réalité du goulag. Ceausescu, qui appartient désormais aux hautes sphères du Parti, juge inutile et dangereux un tel déballage. Heureusement, s’il dénonce les dérives de Staline depuis 1934, le rapport rappelle avec force la prééminence du Parti dans la vie politique. A Bucarest, Dej entreprend à son tour les premières réformes « contrôlées ». Ceausescu lui emboîte le pas.

L’insurrection hongroise de 1956 modifie la donne. Plébiscité par la foule, Imre Nagy, un ancien communiste écarté pendant la période stalinienne, défie Moscou en annonçant son retrait du Pacte de Varsovie. Khrouchtchev tarde à réagir. Ceausescu lui propose d’associer l’armée roumaine à une intervention militaire soviétique à Moscou. Refus à peine poli. L’URSS fera seule son affaire de la révolte hongroise. Les tropes soviétiques pénètrent en Hongrie. Le sang coule. Ceausescu approuve.

Ressentiment à l’égard de cet éternel ennemi qu’est pour les Roumains la Hongrie ? Crainte que la révolte de Budapest se répète à Bucarest ? A l’image de Dej, Ceausescu marche désormais main dans la main avec Moscou avec, parfois, quelques affrontements comme celui de 1958 à l’issue duquel Bucarest obtient le retrait des troupes soviétiques stationnées en Roumanie depuis 1945.

L’époque des purges est terminée. Le couple Ceausescu s’habitue à ne plus avoir peur et file une vie confortable dans les nouveaux immeubles réservés à la nomenklatura. Valentin, adopté en 1956, et leurs deux autres enfants Nicu est Zoé fréquentent l’école réservée aux familles de cadres. Nicolae et Elena s’embourgeoisent-ils insensiblement ? du moins considèrent-ils tous ces avantages comme un dû. Ces privilèges ne dépassent en revanche pas le cadre strict des parents et de leurs enfants : le frère de Nicolae, Nicu Andruta, vit dans un modeste appartement où Nicolae et Elena viennent souvent lui rendre visite mais il doit régulièrement emprunter quelques Lei à ses voisins pour payer la facture du gaz !

Gheorghiu-Dej meurt d’un cancer du foie en 1965. D’aucuns affirment qu’il aurait été volontairement irradié à Moscou alors qu’il négociait avec le Kremlin le retrait des troupes soviétiques. Avant de mourir, il a amnistié tous les prisonniers politiques. Les dirigeants les plus durs critiquent cette mesure,  Ceausescu la soutient et son image en sortira grandie lorsque, quelques mois plus tard, il coiffera sur le poteau les « dauphins » qui se voient déjà à la place de Dej.

Dès le lendemain de son élection à la tête du Parti, Nicolae et Elena déménagent, quittant l’appartement de fonction pour une splendide maison devant laquelle les attendent deux Jaguar et une Mercedes. Elena s’attelle à ses premières expériences de chimie, Nicolae peaufine son premier discours public, qui sera ressenti comme un grand changement alors qu’il se situe dans la stricte continuité de son prédécesseur. Seule nouveauté : pour lui permettre d’échapper à son arriération ancestrale, il veut industrialiser le village roumain traditionnel. Le mot de « systématisation » n’est pas encore prononcé mais c’est à cela que vise Ceausescu, faire que tous les Roumains, qu’ils soient citadins ou villageois, vivent bientôt dans de nouvelles structures permettant l’avènement de l’homme nouveau.

Alors que les dignitaires du parti restent entre eux, Ceausescu leur préfère le peuple. A l’arrière de la Mercedes que son chauffeur est prié de conduire aux limites de la sécurité, il va au-devant de Roumains, y compris des minorités régionales, lors de bains de foule minutieusement préparés. Calcul, courage ou irresponsabilité, il ne manifeste pas la moindre peur. Pourtant, la foule compte forcéement quelques prisonniers libérés après des années d’enfermement et de tortures. L’un d’eux pourrait-il s’attaquer au conducator ? La Securitate est sur ses gardes mais Ceausescu n’y croit pas. On verra plus loin qu’il a tort…

Dans tout le pays, l’atmosphère est à l’euphorie. Les salaires ont été augmentés, les scientifiques disposent de matériel nouveau, les intellectuels ont l’impression d’une plus grande liberté.. et l’agréable surprise de privilèges élargis. Pourtant, c’est plutôt l’ordre moral qui s’impose. Dans les bistrots, la présence d’ouvriers pendant les heures est régulièrement contrôlée, les fautifs dénoncés. L’avortement est interdit, ne serait-ce que pour obliger les « vrais » Roumains à avoir autant d’enfants que ces « chiens de Tsiganes ». Ceausescu a viscéralement la certitude d’agir pour le bien du peuple.

Au printemps 1968, un vent d’espoir souffle sur Prague. Depuis janvier, Alexandre Dubcek a succédé à Pavel Novotny à la tête du Parti. Ici aussi, la déstalinisation est en marche mais Dubcek, foncièrement communiste, ne parvient pas à contrôler la frénésie qui s’empare du « Printemps de Prague ». Je me rappelle m’être trouvé au pied de la tribune officielle, le 1er mai. Aux côtés de Ludvik Svoboda, le vieux président tchèque, Dubcek répondait d’un geste doux et pondéré aux chaleureux signes d’affection que lui manifestaient les participants du cortège officiel. Et pour cause : à peine étaient-ils passés devant la tribune que les délégués syndicaux, les représentants des associations culturelles, les unités de pompiers, les étudiants pragois accéléraient le pas et se mettaient à courir pour contourner plusieurs pâtés de maisons avant de repasser une seconde fois, puis une troisième, devant leur idole. Bientôt, pensaient-ils, le pays se retirerait du Pacte de Varsovie, les frontières s’ouvriraient, l’Occident leur ouvrirait les bras. Seules quelques personnes plus âgées restaient sur leurs gardes, au souvenir de la « libération » de 1945.

Elles avaient hélas raison. Dans la nuit du 20 au 21 août 1968, les troupes soviétiques envahissaient la Tchécoslovaquie. A Bucarest, Ceausescu fulmine. Brejnev est devenu fou et pourrait bien réserver d’ici peu le même sort à la Roumanie. Le jour-même, Ceausescu décide de s’adresser à son peuple et choisit pour cela le balcon de l’ancien Palais royal, qui fait face à celui du Comité Central d’où il adressera son dernier message, chahuté et interrompu par les cris, vingt-et-un ans plus tard. Mais nous n’en sommes pas là. Pour l’heure, l’étoile du Conducator est au firmament. Va-t-il se ranger aux côté des envahisseurs ou de envahis. Dès les premières paroles, il prononce le mot « faute » pour qualifier l’invasion. Dans le glacis soviétique, une telle attitude équivaut pratiquement à une déclaration de guerre. Et c’est bien de cela qu’il s’agit. « Pour la défense et l’indépendance de notre patrie socialiste, j’ai décidé la constitution de gardes patriotiques armées, composées d’ouvriers, de paysans et d’intellectuels.. » Un frisson d’inquiétude parcourt la foule, qui l’acclame néanmoins à tout rompre. Le lendemain, Ceausescu récidive devant la Grande Assemblée : « Notre parti tout entier, le peuple roumain dans son ensemble, considèrent l’intervention militaire en Tchécoslovaquie comme une profonde erreur ».

Si Ceausescu a mérité, ne serait-ce qu’une fois, sont titre de Génie des Carpates, c’est à cet instant-là. Au risque d’une invasion qui n’aura finalement pas lieu mais qui eût forcément été sanglante, Ceausescu vient de réussir un formidable coup double. Bien au-delà du seul parti, il a rallié toute la population roumaine et, en Occident, il s’est forgé l’image d’un courageux contestataire face à Moscou. Pas étonnant dès lors qu’abandonnant Dubcek et la Tchécoslovaquie à leur triste sort, les Nixon, de Gaulle et autres Brandt aient vu en lui l’homme par lequel il serait possible de déstabiliser l’Empire soviétique. Hélas, ils se trompaient et, déjà, Ceausescu les trompait.

Auréolé de son courage face à Moscou, Ceausescu est désormais fréquentable. En août 1969, sur le conseil d’Henry Kissinger, Richard Nixon ouvre le bal par une brève visite à Bucarest. Ceausescu le reçoit avec tous les honneurs et s’offre même le luxe d’un bain de foule plus ou moins spontané. Nixon croit utiliser Ceausescu pour irriter Brejnev. En fait, Ceausescu et ses services de renseignements ouvrent ainsi une nouvelle brèche car, diplomatie oblige, il faudra bien que les Américains renvoient l’invitation, au risque d’être un peu plus infiltrés par les espions roumains, politiques mais surtout économiques. Ceausescu rêve en effet de faire basculer son pays dans l’ère informatique. Il lui manque juste quelques secrets de fabrication… C’est à peine si, l’année suivante, la presse occidentale mentionne le nouveau traité entre Bucarest et Moscou, qui renforce l’alliance de 1948 et inaugure une nouvelle forme de coopération : puisqu’en Occident tout ce qui vient de Moscou est suspect, c’est Bucarest qui infiltrera le monde capitaliste, l’espionnera et y instillera propagande et désinformation. Cette même année, Ceausescu est en visite en France, puis aux Etats-Unis. Elena en profite pour effectuer quelques menues emplettes et recevoir d’universités renommées quelques doctorats honoris causa pour ses prétendues recherches en chimie moléculaire. Pendant que Ceausescu visite les sites de production de la Silicon Valley, ses « diplomates » tissent des liens et ouvrent des portes dans lesquelles ne vont pas tarder à s’engouffrer des « étudiants » particulièrement curieux.

Cette nouvelle stature monte à la tête de Nicolae et, plus encore, d’Elena. Plus ils prennent ou croient prendre d’importance sur la scène mondiale et plus ils se coupent de la Roumanie, de son peuple, de ses réalités. Même si les observateurs n’en prennent pas immédiatement conscience, c’est à l’été 1971 que tout bascule. Nicolae et Elena sont en Chine, puis en Corée. A Pékin, Ceausescu est ébloui par l’ordre social, la modestie et la simplicité du quotidien. Chez lui, à Bucarest, les femmes se maquillent et papotent tandis que leurs maris ne rêvent que de conduire bientôt leur propre Dacia alors qu’ici, à Pékin, tous portent le même vêtement, se déplacent sur le même vélo et, surtout, travaillent.

Après la Chine, voici la Corée du Nord. Elena et Nicolae découvrent enfin ce à quoi ils aspiraient depuis toujours sans oser se l’avouer. Sur l’immense place de Pyongyang, des milliers d’enfants vêtus de bleu et jaune défilent au pas cadencé et présentent un extraordinaire spectacle martial à la gloire du guide suprême et su socialisme triomphant. Oui, c’est cela que mérite la Roumanie, c’est cela donc elle a besoin. L’alignement devra être irréprochable. Les têtes qui dépasseront seront coupées…

C’est un autre homme, un autre couple qui rentre à Bucarest. Sous le soleil de juillet, Elena retrouve des Roumains encore plus paresseux qu’elle les avait laissés et Nicolae ne peut plus supporter les comportements de petits bourgeois des cadres du parti. Hormis Elena, il ne fait plus confiance à personne. Le général Pacepa, qui finira par passer à l’Ouest en 1978, fait figure d’exception. Ceausescu s’en méfie mais il a besoin de lui. Désormais, toutes les basses besognes, les compromissions matérielles, les embuscades sexuelles, les surveillances incessantes, les provocations en tous genres, les manipulations, les machinations seront fomentées par le couple Ceausescu et exécuté par Pacepa et ses hommes de la Securitate.

Même ceux qui, issus de la même origine paysanne et de la même région, ont fait leur ascension dans l’ombre des Ceausescu deviennent suspects et méprisables. C’est le cas de Stefan Andrei, récemment nommé Ministre des Affaires étrangères, et qu’en présence de son mari Elena piétine avec une joie maladive [6]:

Peut-être vous imaginez-­vous que vous êtes né dans une éprouvette, que ce n’est pas le Camarade et moi-même qui vous avons créé? Vous n’étiez rien de plus qu’un misérable berger jusqu’à ce que le Parti prenne en main votre éducation. Oubliez-vous qui est le Parti, Andrei ? Je vous ai posé une question. Vous ne m’avez pas entendue ?

–   Bien sûr que si, camarade Elena.

– En ce qui vous concerne, le Parti se résume au Camarade et à moi-même. Nous vous avons nommé ministre hier. Demain, si nous le voulons, vous ne serez plus qu’une merde. Croyez-moi!

– Je vous crois, camarade Elena!

– Et ne vous moquez pas de moi, misérable vermine ! Vous maudirez le jour où votre mère vous a mis au monde si vous n’êtes pas capable d’apprendre qui sont vos supérieurs!

– Ça suffit, Elena, s’interposa mollement Ceaucescu. Laisse-le partir. Il a du travail à faire.

– Il n’en est pas question, camarade! Son attitude dépasse les bornes. S’il ne sait pas encore, dans la position où il se trouve, que le CPE[7], c’est toi et moi, il n’a rien à faire nulle part. Il doit être renvoyé sur-le-champ!

– C’est entendu, Elena. Nous en reparlerons plus tard. Maintenant laisse-le s’en aller. 

Désormais, le couple Ceausescu me supporte plus aucune critique, aucune défection. A leurs yeux, les traîtres méritent la mort. Mais comment faire lorsque les traîtres vivent dans un pays d’Occident avec lequel la Roumanie entend conserver de cordiales et utiles relations ? C’est le cas de la France où vivent en exil deux virulents contestataires, Paul Goma et Virgil Tanase. En janvier 1982, la revue Actuel publie un texte particulièrement critique à l’égard du Conducator. Il faut l’éliminer comme il faut éliminer cet ingrat de Paul Goma, que Ceausescu a pourtant autorisé à quitter la Roumanie alors qu’il aurait pu le faire juger pour atteinte à la sécurité de l’Etat. Pas question de les abattre en pleine rue, au risque que soit arrêté le tireur et révélé le commanditaire. On aura donc recours au poison.

Petit rappel : ici encore, les Roumains s’inspirent largement des méthodes soviétiques. C’est à la demande de Lénine qu’en 1921 a été créée à Moscou une unité spéciale chargé de mettre au point des poisons inédits, inconnus ou indécelables. C’est peut-être après avoir ingéré une de ces petites merveilles que l’écrivain Maxime Gorki est mort en 1936 ; et c’est sans doute à une potion analogue que l’Ukrainien Viktor Youchenko survivra en 2004, conservant sur son visage les traces indélébiles de cet attentat manqué.

Les services spéciaux roumains disposent de leur propre panoplie de poisons et choisissent parmi leurs espions celui qui sera chargé d’éliminer les deux dissidents réfugiés en France. Il se nomme Matei Heidecu mais, apparemment, il y a eu comme une erreur lors de ses tests de sélection : il craque et dévoile tout à la DST. Le contre-espionnage français décide alors de donner à distance une petite leçon à la Securitate et à Ceausescu. Avec la complicité du directeur d’Actuels, Jean-François Bizot, la DST organise « l’enlèvement » de Virgil Tanase, à l’insu des autres services secrets français, et en fait implicitement porter la responsabilité à la Securitate, alors que Tanase se trouve en fait dans une planque secrète où il passera plusieurs mois. Tanase « disparu », Heidecu a une bonne excuse pour ne pouvoir l’empoisonner. Mais Paul Goma ? La DST tenant à ne pas griller immédiatement l’espion roumain, il est décidé que, sous prétexte d’un débat, celui-ci attirera Goma à un dîner à l’hôtel Lafayette et que là, il versera discrètement dans son verre une dose d’aconitine, un poison mortel d’origine végétale.[8] Mais un espion français, présent sous un nom d’emprunt à la réception, versera « malencontreusement » le verre de Goma en trinquant avec lui. Pouvant dès lors expliquer l’échec de sa double mission, l’espion roumain pourra retourner sans crainte à Bucarest.

Poursuivant sur sa lancée, la DST allait profiter de cette opération pour tenter de « retourner » le successeur de Ion Pacepa, le général Nicolae Plesita, celui-là même à qui on devait déjà l’envoi de livres piégés à des dissidents roumains en exil et l’agression de journalistes de Radio Free Europe à Munich où, sur son ordre, une bombe avait été déposée par Illich Ramirez Sanchez alias « Carlos » ou « Le Chacal ». Malgré ses faits d’armes au sein des services secrets roumains, le général Plesita vient seulement d’être inculpé à Bucarest (mai 2006) pour cet attentat mais on notera que, jusqu’à ces dernières années, il avait survécu sans dommage à la « Révolution », devenant même, de 1994 à 1997, le chef de cabinet du premier ministre Adrian Nastase !

En 1982, la DST n’avait pas réussi à retourner Plesita mais l’affaire avait fait grand bruit, ce qui avait décidé François Mitterrand à annuler son voyage en Roumanie. A petite défection grandes conséquences. Quant à Matei Heidecu, sans qui Tanase et Goma ne seraient plus de ce monde et sans qui Mitterrand se serait sans doute rendu à Bucarest à l’invitation du Conducator, il a discrètement bénéficié de la nationalité française et file sans doute des jours paisibles, quelque part entre Seine et Danube.


[1] Entretien avec l’auteur, 4 mars 1971

[2] « Horizons rouges », Général Ion Pacepa, Presses de la Cité, Paris, 1988

[3] Puterea şi Adevarul (Le pouvoir le la vérité)

[4] Nicolae Ceausescu, vérités et mensonges d’un roi communiste, Catherine Durandin. Albin Michel 1990

[5] Adevarul, juillet 2002 / Courrier International 1.8.2002

[6] Horizons rouges, ibid, p. 165

[7] CPE : Comité Politique Exécutif

[8] Les aconits sont des renonculacées qui poussent pour la plupart dans les montagnes d’Europe centrale, en particulier de Roumanie. Elles sont connues pour leur forte toxicité. Le dosage de l’aconitine est infime (quelques milligrammes)est rapide. La mort par arrêt cardiaque, précédée par des vomissements, des vertiges et des vomissements, survient en  quelques heures. C’est vraisemblablement le même poison, instillé dans une minuscule boule métallique poreuse, qu’avait utilisé le KGB pour tuer à Londres  en 1978 le journaliste russe  dissident Georgui Markov. Une tentative analogue visant à Paris un de ses confrères, Vladimir Kostov, avait échoué grâce à la rapidité des médecins, qui avaient réussi à extraire de son estomac la boule mortelle.

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