Un peu comme Alphonse Allais qui proposait de construire les villes à la campagne, ce que j’attends d’une ville, soit-elle une des plus grandes du monde, c’est que je m’y sente comme dans un village. Utopie. Quadrature du cercle ?
Je garde au coeur un village dont je connais le boucher, l’aubergiste, le caissier du bain public, le bistrotier derrière son comptoir, le fils de la voisine. Un village dans lequel les ruelles sont si étroites qu’on s’y faufile difficilement en voiture. Un village dans lequel les noms de rues ne sont pas même indiqués, puisque les villageois semblent ne faire qu’une grande famille. Un village dont les maisons ne dépassent pas deux étages, un village où chacun connaît chacun. Un village où, après deux ans d’absence, on vous accueille en vous demandant de vos nouvelles. Bref, quelque part entre le Babaorum d’Astérix et le village des Stroumpfs, bienvenue à Tokyo.
Certes il y a bien, dans Tokyo, quelques endroits où on construit les maisons autrement qu’en planches, et où on leur donne des allures de gratte-ciels américains. Il y en a même de plus en plus. Un peu comme il y a des immeubles-tours à la périphérie de, je ne sais pas moi, tenez, à la périphérie de Carouge. Voilà, c’est ça, si je devais comparer Tokyo à un autre village, c’est à Carouge que je le comparerais.
D’accord, il y a cinquante, cent, deux cents Carouge dans un seul Tokyo. Mais qu’importe, quand vous aimez une femme, elle vous est unique. Vous n’allez pas vous dire, au risque de gâcher votre amour, qu’il y en a deux milliards d’autres sur la terre. Tokyo, c’est la même chose. Si vous avez la chance de pouvoir faire votre cour à un quartier, d’y être accueilli, hébergé, honoré, alors qu’importe qu’il y ait à Tokyo cinquante, cent quartiers comme le vôtre. Comme le petit prince, vous serez à l’autre bout du monde et, pourtant, vous ne serez plus seul. Vous saurez qu’il existe, quelque part sur la planète, une étoile qui n’est qu’à vous. Et tout sera changé.
Mon étoile à moi se nomme Ikebukuru et je dois à un Suisse de père anglais, venu étudier le chinois ancien au Japon parce qu’il n’avait pu apprendre à Genève que le russe, l’espagnol, l’italien, l’allemand, le portugais et le français, je dois à ce jeune Suisse le privilège d’avoir pu franchir le seuil magique d’Ikebukuru presque comme si j’avais été japonais moi-même.
Ce qu’il faut savoir avant tout, c’est qu’il est très difficile, pour un occidental, de se loger à Tokyo. Très difficile et, généralement, très décevant. Le règles du savoir-vivre japonais sont si compliquées, si exigeantes, que pas un Européen ne pourrait prétendre, lui le rustre, lui l’étranger, à loger dans un véritable ryokan traditionnel, là où chaque geste, chaque mot, chaque silence sont codifiés. Il ne lui reste donc généralement que les hôtels à l’occidentale, aussi tristes, aussi impersonnels que leurs semblables autour de la planète.
Je connais pourtant une exception, une seule. Le Kimi Ryokan. Mais revenons un instant en arrière. 9 décembre 1979. J’arrive pour la première fois de ma vie à Tokyo. Il y en aura beaucoup d’autres et Tokyo me sera finalement facile mais, ce 9 décembre, je suis complètement perdu. J’arrive de Guam, 38 degrés à l’ombre, 98% d’humidité. A Tokyo, il neige. Je descends dans un hôtel à l’occidentale, j’en ressors histoire de me repérer et il s’en faut de quatre ou cinq centimètres que je me fasse écraser par un taxi: je n’avais simplement pas prêté attention au fait qu’au Japon, on roule à gauche. Je m’engage à pied dans une ruelle, puis une autre, la nuit tombe, bon ça suffit pour aujourd’hui, je veux revenir à l’hôtel mais en fait, ça y est, je me suis déjà perdu. Pas une plaque, pas un panneau. Et personne pour m’indiquer mon chemin en anglais. Décidément, me dis-je ce soir-là, Tokyo me restera à jamais étrangère.
Le lendemain, gardant en mémoire cette première mésaventure, je téléphone à l’homme dont un ami m’a signalé l’existence, ce jeune suisso-anglo-russo-sino-japonais nommé Denis Allistone. Tout de suite, nous nous tutoyons et il me dit:
– Viens me voir chez moi.
Chez lui, c’est à l’autre bout de la ville…
– Prends un taxi pour aller à la gare. Ensuite, viens en train. Je t’attendrai à la station.
– Ne me fais pas rire. Hier soir, je me suis perdu à deux rues de mon hôtel.
– Ne t’inquiète pas. Prends un bout de papier et note ce que tu vas dire au chauffeur. Tu y es. Bon. Alors tu lui diras: ICHI BAN CHIKAI YAMANOTE CEN NO EIKI E ITTE KUDASAI. Il te déposera à la gare du train vert, à Azabu. Le train vert circule sur une ligne faisant le tour de Tokyo dans les deux sens. Tâche de prendre le bon sens. Tu verras, il y a un grand écriteau qui ressemble à une maison avec des pieds et des moustaches, c’est ça, tu ne peux pas te tromper. Tu comptes huit stations, tu descends à Komagomé, tu me téléphones, tu me dis d’où tu m’appelles, je viens te chercher.
Tout ça dans une ville où, la veille, je me suis perdu à cent mètres de mon hôtel. Eh bien, vous me croirez si vous voulez, le chauffeur en gants blancs ne m’a même pas fait répéter lorsque je lui ai dit Ichi ban chikai Yamanoté cen no eiki e itte kudasai. Je crois qu’il m’a même donné acte de ma demande en sussurant Aligato domo domo et, quarante-sept minutes plus tard, parce que je ne m’étais trompé ni de pied ni de moustaches dans le Yamanoté cen, je faisais la connaissance, sur le quai de la station de Komagorrie, de Denis Allistone.
Denis, il connaissait tout, absolument tout de Tokyo. Il lui arrivait même d’indiquer en chinois leur chemin à des touristes de Formose perdus dans les quartiers chauds. Bref, la perle, Denis. C’est lui qui m’a indiqué la Kimi Ryokan. Une auberge traditionnelle japonaise, minuscule maison de papier, au plein coeur du quartier, que dis-je, au plein coeur du village d’Ikebukuru. Un lieu qui serait à jamais resté inaccessible aux étrangers si les deux fils de la propriétaire ne s’étaient pas mis en tête, quelques années plus tôt, de faire le tour du monde en stop puis de donner rendez-vous à Tokyo, dans l’hôtel de poupée de leurs parents, à tous ceux qui les avaient hébergés autour de la planète.
Ce qui fait qu’aujourd’hui, le Kimi Ryokan abrite pour l’essentiel des voyageurs occidentaux de passage, mais des voyageurs bien décidés à apprendre, puis à respecter les coutumes du lieu. Ce n’est pas si fréquent et ça mérite bien un détour, non.
Par hasard… Aber… es gibt keinen Zufall, disent les Allemands/Alémaniques.
J’ai rencontré Denis Allistone il y a cinq siècles.
Pouvez-vous me transmettre ses coordonnées e-mail actuelles ?
Arigato gozaimas
et révérence du soir
Corinne Desarzens
Risoux 12
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c.desarzens@bluewin.ch