(Extraits de L’Oreille en Coin, France Inter, 1975)
Transcriptions sommaires nécessitant encore de nombreuses corrections !
Gaucho. Le mot lui-même évoque déjà l’aventure, on songe au cowboy, mais avec une pointe d’exotisme en plus, des intonations latines et l’immensité des pampas en cadeau. On imagine l’indien, les Andes, le lasso qui cingle, le couteau qui étincelle, les boleadoras qui vont, d’un trait, empêtrer les pattes de l’autruche. Pour moi, quatre longs voyages au pays des gauchos, entre 1972 et 1976, ont concrétisé, révélé ou démenti des dizaines d’images qui me couraient en tête depuis l’adolescence. J’ai galopé à travers les pampas, conduit les troupeaux, essuyé les railleries des vrais gauchos, conquis peu à peu leur amitié et, parfois, leur estime.
Le gaucho n’est que rarement indien ou mâtiné d’indien et, la plupart du temps, cet homme sans foi ni loi qui apprivoise si bien la solitude et l’immensité, ce pourrait être vous, ce pourrait être moi. Car le gaucho, d’une ou de dix générations, n’est jamais que le descendant d’immigrants européens. Il eût suffi qu’à la faveur de telle ou telle crise économique, de telle ou telle guerre, votre grand-père, ou le mien, ait choisi l’exil du grand voyage pour que vous ou moi n’ayons aujourd’hui pour tout horizon que la démesure des plaines et des jours.
Tout, dans le gaucho, est mystère. Même son nom a des origines incertaines. Pour certains, c’est le guacho, l’orphelin, et le mot vient du langage indigène sud-américain. Pour d’autres, gaucho est une contraction de gauderio, bandit. Pour d’autres encore, c’est le guanche, nom des premiers habitants des Canaries, qui ont ensuite contribué à peupler les rives du Rio de la Plata. Mais basta, le gaucho existait avant l’arrivée des guanche. Bref, aujourd’hui encore, on n’a encore aucune idée, sinon sur ses origines, du moins sur celles de son nom.
Le gaucho vit essentiellement en Argentine et en Uruguay, et déborde sur le sud du Brésil, le Rio Grande do Soul, où il s’appelle aussi gaucho, mais avec un accent tonique distinct, gaou cho, ainsi que sur le Sud du Chili, où il se nomme huaso, porte un sombrero plus étroit et se livre, à cheval, à des jeux inconnus dans la pampa.
J’étais passé à plusieurs reprises à Buenos-Aires, à Montevideo, à Santiago ou à Rio de Janeiro sans jamais découvrir le gaucho, ni même imaginer la réalité de son existence. C’est que, dans les métropoles d’Amérique du Sud, on s’applique trop à donner de soi une image européenne, civilisée, policée, et qu’on évite d’évoquer l’arrière pays, les coulisses. Les portenos, les habitants de Buenos Aires, dévorent à l’année des kilos, des centaines de kilos de viande, mais je crois bien que la moitié d’entre eux n’ont jamais vu une vache de près. A cet égard au moins, Paris et Buenos Aires ont une certaine ressemblance, non ?
Finalement, il m’aura fallu l’amitié d’un photographe et le projet d’un livre pour que j’aille y voir d’un peu plus près. Le photographe, c’est Maximilien Bruggmann. Il s’est longtemps spécialisé dans les peuplades du Sahara avant de se décider à traverses l’Atlantique. 40 ans, grosse barbe de va-nu-pieds, mais méticulosité toute germanique dès qu’il s’agit d’appareils photo ou de préparation de sa Land Rover. Avec lui, j’avais déjà baroudé en Afrique, puis chez les Indiens d’Amérique du Nord. Un jour, il revient d’Argentine où il était allé pour illustrer un bouquin consacré au pays et il me dit, tu sais, il y a là-bas un sujet qui va t’intéresser, les gauchos. Moi qui ne m’intéressais qu’aux casse-tête politiques et à la défense des minorités opprimées, je ne voyais pas bien l’intérêt. Il a fallu l’amitié pour que je me décide. Et je ne regrette rien. Certes, je n’ai pas toujours goûté le patriarcat, le paternalisme, le goût du passé et des traditions, mais j’ai aimé ces gens au point d’imaginer, un jour, ma vie parmi eux. Et c’est pourquoi je veux vous parler d’eux, ici, à l’Oreille en Coin, au fil des prochaines semaines.
La première estancia ou j’ai vécu et travaillé se trouve aux confins sud de la pampa, au pied de la Cordillère des Andes. J’y suis allé en trois étapes. De Buenos Aires, l’avion jusqu’à Neuquen, 2000 kilomètres à un prix dérisoire, dans un Boeing flambant neuf. On quitte la capitale, son obélisque quasi parisienne, sa circulation plus-que-parisienne, et on débarque dans une espèce de steppe balayée de vent, au milieu de laquelle la ville de Neuquen, capitale de la province du même nom, ressemble à une succession inutile de constructions cubiques sans goût ni grâce. De là, l’autobus, un seul par jour, qui, cap au sud-ouest, gagne Piedra del Aguila, la Pierre de l’Aigle, 200 kilomètres environ.
La route est balayée de rafales. Chardons et lapins de garenne se disputent les bas côtés. En général, asphalte, sauf lorsque un rio en crue a emporté un pont et qu’il faut descendre en zig-zag dans le lit de la rivière, y découvrir une voiture américaine qui a dû faire le saut le matin ou la veille, la carrosserie émerge mais notre chauffeur ne fait pas un geste pour aller voir si des passagers s’y trouvent encore, chacun pour soi, on continue.
Piedra del Aguila, fin d’après-midi. La route s’était accrochée à un contrefort, il n’y avait pratiquement plus personne dans l’autocar, un homme aux mains calleuses mais habillé de dimanche, mal à l’aise manifestement dans cette tenue, une femme ramassée sur ses paquets et invectivant consciencieusement ses deux mioches, et le chauffeur, belle veste rouge, cravate aux couleurs de la compagnie, c’est sans doute tout ce qu’on met à sa disposition car les chaussures s’effilochent sur l’accélérateur, le pantalon tire-bouchonne aux entournures, la chemise a sans doute connu le premier règne de Peron. Ah, j’allais oublier, la casquette, preuve et affirmation de toute autorité.
Piedra del Aguila, c’est une station d’essence, quelques chambres pour les chalands, une école de planches repeintes et un poste de gendarmerie identifiable aux multiples antennes qui s’échappent de la cahute sans harmonie. Plus quelques maisons, dont celles du boucher dont j’avais l’adresse et qui m’amène à l’estancia, exploitée par un Suisse dans la quarantaine, dilettante repenti. C’est ici que Bruggmann, venant du Chili, doit me rejoindre. En l’attendant, je n’en suis qu’au premier stade de la vie gaucha, celui qui consiste à observer et à écouter.
Observer la blancheur pimpante de la maison des patrons et la vétusté des dortoirs où vivent les gauchos, une demi-douzaine à la basse saison, qui vont et viennent sous les peupliers, poussent quelques centaines de moutons rasés de frais d’un corral dans un autres, en choisissent quelques dizaines, le col barré de bleu, qui sont pris à bras le corps et jetés sur une camionnette dont on a divisé le plateau en trois hauteurs superposées, juste la place de se glisser entre plafond et plancher et de filer, ce soir , vers l’abattoir de Piedra.
Observer le jour qui s’éteint sur cette terre sèche, ces arbres penchés sous les vents, ces épineux d’où jaillis¬sent rapaces, lapins, chèvres, et où bruissent des milliers d’insectes inconnus. Ecouter les conseils d’un autre Suisse, plus jeune, vingt ans peut-être, grand, dégingandé, juste sorti de l’enfance pourtant, et déjà, depuis un an , aux prises avec ce métier dur, éprouvant, démesuré, gaucho.
Nous ne nous étions pas revus depuis Paris, quatre mois plus tôt. Bruggmann est arrivé à l’heure dite, quasiment, à Piedra del Aguila. La Land Rover soulevait une poussière du diable, les estancieros, de loin, croyaient que c’était un camion. Brugg, qui a bien du parcourir un million de kilomètres sur cette bonne vieille terre, n’a pas fini de s’étonner de la vulgarité hargneuse de la plupart des douaniers du monde. Au poste de Tromen, passant du Chili vers l’Argentine, il est resté près de six heures, la veille, simplement parce que ces braves gabelous avaient eu l’idée de vider de fond en comble un autocar qui le précédait et qui transportait des ouvriers rentrant chez eux. Lorsqu’ils trouvaient dans les guenilles qu’ils leur avaient ordonné de répandre sur le sol, quoi que ce fût ressemblant tant soit peu à une lettre personnelle ou à une photo de famille, ils jetaient aux clichés un regard gourmand, aux lettres une attention d’analphabètes, avant de déchirer le tout et de répandre les petits carrés de papier dans le vent des Andes.
Dans la voiture, outre la dizaine d’appareils photos, de téléobjectifs, sa femme Eva, qui assure l’intendance depuis une décennie, et le chien Zumri, lévrier du désert, tendre comme un minou ou méchant comme un tigre, c’est selon, qu’un chef targui a donné à Maximilien, au Niger, voilà cinq ans.
Nous sommes repartis vite, nous sommes attendus à cent cinquante kilomètres de là, à Junin de los Andes, dans les premiers contreforts andains, près du poste frontière garni des sympathiques douaniers que vous savez. C’est à Junin, dans l’estancia de Palitue, que je dois faire mes premières armes de gaucho. Tiers du trajet sur une route de terre , au milieu d’une végétation qui verdit au fur et à mesures qu’approchent les montagnes, surtout aux abord de la Rivière Alumine qui s’esbaudit entre les collines et renvoie au gré de ses vaguelettes des éclairs métalliques jaunis par le jour baissant. Junin, deux mitraillettes sur le ventre et des troufions qui hésitent entre le trouille et la détermination, curieux du contenu de la Land et peu désireux pourtant de tout nous faire descendre, surtout si nous avons quelques cigarettes, des incorruptibles made in Argentine. Le doigt reste sur la détente, mais le visage s’éclaire. Un poste comme il y en a partout, dans le pays, depuis que priorité a été donnée à la lutte anti-guérilla.
Nous y patientons plus longtemps, trois jours plus tard, lorsque la garde aura été relevée, mais pour l’heure nous repartons assez vite, nous engageant sur le chemin de caillasse au bout duquel, après un embranchement en direction du Chili, se trouve l’Estancia de Palitue.
Dans ce décor plutôt pelé, en bonne et que tard foisonnant d’arbres au vert soutenu, sapins, saules, un gazon coupé au millimètre et une bâtisse de briques rouges, luxueuse derrière ses massifs de rocaille. Richesse au milieu de la pauvreté, les estancieros, Don Alejandro et son épouse Méménia, passent l’hiver à Buenos Aires, l’été ici. Le parc automobile et somptueux, voitures américaines, cabriolet de sport, Jeep, camionnette. Il doit y en avoir autant à Buenos Aires. L’intérieur vaut l’extérieur, marbre, acajou, argenterie et un parchemin relatant une entrevue accordée au maître de maison par le pape Jean XXIII.
La barre, sous les arbres, au-delà du poulailler, au-delà des hangars où sèchent des peaux noirâtres, au-delà des palos, piquets auxquels on attache les étalons récalcitrants, la maison grise, deux étages, où sont les chambres des gauchos : carrées sombres et suiffeuses ou on ne rentre qu’à la nuit pour repartir au petit matin. Quelques jours, je suis resté avec les maîtres, mais je me sentais mal ainsi. J’ai profité d’un troupeau à aller quérir à une trentaine de kilomètres pour partir avec ceux qui font la vraie richesse de ce pays et qui en profitent si peu, les gauchos.
Il y a bien longtemps que je n’étais plus remonté sur un cheval, je ne sais même pas s’il m’était jamais arrivé de chevaucher autre chose qu’un poney pour jardin d’enfants. Si oui, le résultat a dû être modeste, puisque je n’en ai plus souvenance.
Une fois, à la nuit tombante, j’ai demandé au petit Roberto, le fils du dresseur, de venir avec moi dans les collines. Le cheval était sellé, il ne me restait qu’à ajuster les étriers. Roberto, 10 ans, s’était chargé de tous. J’ai osé une botte, je me suis propulsé en selle, tant bien que mal, l’animal a, un étalon bai à la crinière rasée, s’est mis en marche avant même que je puisse saisir les rènes, m’a bousculé contre la clôture et puis, nous sommes partis, Roberto très à l’aise, moi beaucoup moins, d’abord au pas, puis au trot, puis, o courage, au galop, jusqu’à la grange construite au bord de la rivière, deux heures à les et retour. Me voici plus sûr de moi, il me faudra bien sa, demain, je pars avec tous les gauchos, on va chercher très du rio Chimehuin 300 rachètent et autant de faux, pour la yerra, marquage et castration.
À six heures, le jour naissant, ils sont là quand j’arrive, l’un d’entre eux a, une fois encore, sellé mon cheval, il faudra pourtant que je me fasse aux particularités de la selle argentine, triple épaisseur, lasso, boleadoras, étriers de cuir clouté. Nous sommes huit, je crois, le départ se fait lentement, cap au sud. La traversée des grands enclos se fait selon une ligne connue de, qui permet de tomber juste, à l’autre bout, sur une tranquera, un portail de bois.
Sept ou huit kilomètres jusqu’à la route montant vers le Chili, route franchie, la plaine est maintenant barrée de collines. Au fond d’une vallée où débroussaillent et des épineux suivent le cours sinueux d’un ruisseau imaginaire, voici les premières vaches hereford marron et blanc, et quelques veaux que n’impressionnons guère. Nous les y laissons, d’ailleurs, puisqu’il faut d’abord aller chercher le gros du troupeau, dont on entend parfois les meuglements sourds, là-bas, derrière la montagne. Le cheval a pris son rythme, trot lent à la descente, pas assuré, entre les touffes d’herbe pointue, à la montée. Il s’habitue à moi, je m’habitue à lui, me penchant jusqu’à l’encolure lorsque nous remontons du lit à sec d’un ruisseau, rejeté sur l’arrière main cesse lorsque nous dévalons une semi falaise.
Cette fois, le troupeau et la, plus de vaches sans doute que j’en ai jamais vues d’un seul coup d’oeil, nonchalante dans une prairie plus verte que le reste des collines, leurs veaux s’accrochant à leurs pis ou gambadant, sautant, virevoltant sans raison apparente. À part le gaucho qui fait le tour des 15 000 ha de l’estancia, chaque jour, ils n’ont vu personne depuis des mois. Mais ils n’ont pas peur, visiblement, des cavaliers.
Il faut contourner tout petit monde, crier, vociférer, faire claquer le rebenque, fouet à large bande, pour que les dettes daignent prendre la direction d’où nous sommes venus. 25 à 30 km nous séparent maintenant du but mais Fuentealba, le capataz, le contremaître chilien, donne l’ordre de la pause, l’heure de midi est sacrée, les brindilles, puis les branches sèches, crépitent déjà. Un quart de mouton, une demie poitrine de boeuf, emportés le matin dans les sacoches, sont prestement empalés sur les tiges de fer plantées en terre, de biais, de façon à être léchées par la flamme. L’eau chaude engrosse les petits gobelets d’étain emplis de yerba mate ; le résultat est une mixture amère qu’on aspire avec une pipette. Maté cocido, maté amargo, boisson traditionnelle du gaucho, à l’heure du rêve et de la solitude.
Lorsque la sieste fut consommée, tout semblait aller pour le mieux, nous avons ré-assujetti les selles, le troupeau ne s’était plus peu éloigné, nous l’avons vite regroupé, malgré les gestes lents et les cris feutrés de l’après repas. Nous sommes remontés vers la route qui mène au Chili ; un veau ici et là saisissait bien l’occasion d’un buisson pour échapper à notre surveillance et faire demi-tour mais l’un d’entre nous, celui dont la présence était la moins nécessaire dans la digue mouvante que nous formions, repartait au galop le chercher, l’affolait de cris, de sifflements, et la pauvre bestiole piquait un sprint pour rejoindre sa mère, dans la mêlée.
Maximilien, qui n’était pas parti avec nous le matin, est alors arrivé en camionnette avec Don Alejandro, le spectacle de ces cinq ou 600 bêtes me fascinait, il a grimpé sur un rocher ou prendre une photo générale. Mais les vaches, qui ne craignent pas le cavalier, ne rencontre pratiquement jamais d’homme à pied. Le voyant, elles se sont bloquées, nos coups n’y faisaient plus rien, les fouets ruisselaient de leur sueur mais pas moyen ! Maximilien a compris, il est descendu de son promontoire mais le troupeau a mis longtemps à se calmer, des veaux se sont échappés par dizaines, que nous ne pouvions poursuivre au risque de laisser filer les vaches. Nous avons donc continué tant bien que mal, le vent se levait, mêlé de pluie. Le troupeau s’est finalement étiré jusqu’à un embranchement, le Tropezon, l’embûche, c’est aussi le titre d’un tango des années 30, où, à sept gauchos contre 600 bêtes, nous n’avons plus fait le poids. Notre digue faisait eau de partout, il fallut sauter le cheval, agiter le fouet, le poncho, les bras, pour obtenir qu’une seule vache fasse demi-tour et, pendant ce temps-là, trois ou quatre autres se faufilaient entre nous comme des cheveux mouillés entre les dents d’un peigne trop large. Il a fallu tout arrêter, attendre, attendre que les bêtes se soient calmées, regroupées, aient repris confiance au point de brouter l’herbe des bas côtés. Alors, alors seulement, nous avons pu l’y pousser vers l’estancia.
Mon cheval ne répondait plus aux sollicitations du talon, tant qu’il était épuisé, je regrettais d’avoir refusé des éperons qu’on m’avait proposés le matin. J’avais les fesses à vif. Et le plus dur restait à faire plus que, les jours suivants, nous devions castrer, décorner, marquer et millésimer les veaux.
La yerra a lieu une fois l’an, à la fin du printemps. C’est un travail harassant, répétitif, sanglant, violent. Mais c’est aussi comme une cérémonie, un rituel et, parfois, l’occasion d’une fête. Ma première yerra, fut à Palitue, au pied des Andes, entre pampa et Patagonie argentine.
J’étais parti la veille avec les sept gauchos de l’estancia et il nous aurait fallu la journée pour amener, de l’enclos de 1200 ha où elles paissaient en quasi liberté jusqu’au corral de bois jouxtant l’estancia, les 300 vaches hereford, roux et blanc, insensibles à la présence du cavalier mais affolées à la vue de l’homme à pied. 300 vaches et autant de veaux.
Au matin du deuxième jour, tout me faisait mal, j’étais courbatu, comme roué des coups de la vie et, surtout, il ne me restait de fesses, après quinze heures en selle, que l’apparence et la douleur.
À la nuit tombante, Roberto, le fils de l’estanciero, avait pris la camionnette et nous étions encore partis à une vingtaine de kilomètres de là, en remontant le Rio Malleo gorgé, paraît-il, de truites de plusieurs kilos. Roberto était en quête d’hommes capables de venir nous aider, le lendemain, pour la yerra. Celui à qui il avait d’abord songé était hors service : nous avons croisé son cheval, sur le chemin, avec selle, sans cavalier, n’est pas désemparé. Le cavalier, un vieux chef indien matois, filou et chafouin, cuvait là dans le fossé, à des lieues de toute habitation, le sombrero ne tenait plus que par une oreille, la chemise rayée de vert et de rouge était ouverte, la rastra, cette lourde ceinture ornée de pièces d’argent, avait suivi le pantalon dans la chute boueuse, mais l’homme, l’oeil encore clair, maintenait solidement sa joie, sous la forme d’une bouteille de genièvre de capotait plus qu’un petit quart de rêve. Le cheval, lui, observait son maître avec la philosophie, la sérénité et l’amitié de Jolly Jumper attendant Lucky Luke à la sortie du saloon.
Cette recrue écartée, la recherche fut difficile car c’est à lui que Roberto avait pensé pour alerter les autres. Finalement, au-delà d’un petit pont de bois juste assez large pour la camionnette, seul avec une nuée de moutons aussi bêtes qu’un banc de sardines, nous avons repéré l’un des fils de l’indien, l’accord s’est fait, il serait avec ses frères et deux autres gauchos des environs, le lendemain matin, à l’estancia de Palitue.
Au jour naissant, le premier travail fut de séparer les veaux de leur mère. Dans le grand corral circulaire, limitée par des pieux fichés en terre et soutenant un rempart de lourdes planches, on se dirait dans un vélodrome, tant la course des bêtes, au fil des années, y a amené de terre rouge, de bois et de poussière formant un véritable plan incliné.
Le corral est séparé en trois enclos, l’un à l’entrée d’une espèce d’entonnoir de planches dans lequel on pousse les bêtes à coups de fouet et de bâton, les deux autres de part et d’autre de la sortie de cet entonnoir, qu’on appelle la manga. Trois gauchos jettent leur cheval contre les bêtes. Le cheval soulève presque les vachettes, les propulse, les contraintes dans la manga. Tout au long du défilé de l’entonnoir, les gosses frappent les dos, les croupes, avec tout ce qu’ils trouvent, pour accélérer le mouvement et, à la sortie, un homme, debout sur la poutre supérieure d’une porte plus grande que lui, dirige le battant d’un côté ou de l’autre, selon qu’il s’agit d’une vache ou d’un veau.
Quand la répartition est terminée, il est neuf heures, les veaux braillent de peur, de solitude. Le feu est prêt pour les fers mais la flamme a servi, auparavant, à faire roussir la chair d’un demi mouton. Un c’est le moment de la pause café, en quelque sorte, les couteaux sortent de leur gaine, chacun va couper son morceau, à même la carcasse plantée à côté de la braise, et s’installer sur les piquer du corral, le sombrero sur les yeux, coupant à même les lèvres, d’une lame experte, les bouchées grasses de ce petit déjeuner. Dans une demi-heure, le vrai travail va commencer, pas question de s’y attaquer le ventre vide. Telle est aussi la vie du teru-teru, oiseau de proie noir et crème, qui nous survole inlassablement, en attente des premiers reliefs.
Nous sommes 14 gauchos pour 300 veaux, dans le corral. Les veaux roulent à terre sans avoir eu le temps de comprendre comment, la joue leur brûle, la tête leur sonne, leur bas ventre se déchire, les oreilles crissent sous la pince, le sang gicle et ça y est, ils sont déjà debout, titubant, courante en tous sens.
Le travail de la yerra et précis, réglé comme un ballet. les deux volteadores s’approchent du veau. Un celui qui se trouve à l’avant se penche par-dessus lui, saisit la patte, tire d’un coup sec, le veau est déséquilibré. L’autre prend en main une des pattes arrière, tombe assis dans la poussière sans la lâcher, bloque l’autre du pied, pour éviter les ruades. Le gosse qui traîne là, entre les trois équipes de volteadores, crie « macho » ou « hembra » selon qu’il s’agit d’un bal ou d’une femelle. Avec une pince semblable à nos anciennes pinces à tiercé, un autre entaille les oreilles, le nombre et la disposition des entailles définissant, à droite le sexe, à gauche l’année de naissance. Un autre, alors, place son pied sur le museau, le maintient au sol. Des deux mains, il imprime sur la joue, dans un chuintement nauséabond, l’extrémité portée au rouge d’un fer qui laisse une marque noire dans la chair, la marque d’un trèfle à quatre feuilles, celle de l’estancia. Les yeux du veau se révulsent, il n’a plus la force de crier.
L’homme a repris le fer, l’a reposé dans la braise. Un autre, les jambes enserrées dans deux canons de peau de bique, s’agenouille devant le veau et, d’un ciseau précis martelé de trois ou quatre coups de maillet, fait sauter les deux cornes qui naissaient sous le poil, laissant, évidés et sanglants, deux alvéoles osseux aussi inquiétants que des yeux énucléés.
Au même instant, un autre s’est penché sur le ventre du veau, pour autant qu’il s’agisse d’un mâle. D’un couteau précis, il a d’abord tranché un cercle de peau et de poils qui l’a jeté dans un seau, les cercles serviront ce soir à faire la comptabilité mâles – pour un. Puis, précisant cette zone ainsi décapuchonnée, de deux doigts, il en a fait sortir les testicules, les a saisis, a tiré. Les testicules restent reliés au corps par un cordonnet que l’homme effile consciencieusement jusqu’à la rupture. Le cordonnet se rétracte, rentre dans les chairs.
Quant aux testicules, ils atterrissent dans un autre seau. Ils constitueront l’essentiel du repas, ce soir. Un gosse ans, bottes exotiques, sombrero trop grand, vient alors appliquer d’un pinceau distrait le désinfectant rosâtre sur l’alvéole des cornes et sur le bas ventre. Les volteadores se relèvent d’un bond, le veau libéré remet sur ses pattes et repart en gémissant, le sang lui coule sur les yeux, sur le museau. Voilà quelques minutes, il était encore un taureau en puissance. Il n’est plus désormais qu’un futur boeuf promis à l’abattoir. Au repas, ce soir, nous savourerons qui différencie l’un de l’autre.
Et ainsi pendant deux jours entiers. J’ai été volteador, je me laissais tomber sur le veau, préparant sa tête pour la marque ou bloquant, les fesses en terre, ses pattes arrière. J’ai appliqué les fers, entaillé les oreilles, décorné, mais maladroitement. J’ai castré aussi, mais mon couteau hésitait, je ralentissais le rythme, le sang pissait dru, j’ai passé la main. À midi, les mains rougies et douloureuses, nous faisions la pause pour débiter la poitrine d’un boeuf cuit au feu pendant notre travail. À quatre-heures, nouvelle pause, du mouton cette fois. Au soir, si le sommeil ne m’avait pas emporté sans prévenir, je crois bien que je me serais relevé pour avaler un dernier bout de viande. La vie nourrit de vie.
Dans la province de Buenos Aires, parce que les terres sont meilleures et la capitale, et donc les consommateurs, plus proche, les taches de chaque estancia et surtout de chaque centre de production sont mieux sectionnés à, plus strictes. Ayacucho, à 300 km au sud de Buenos Aires, au milieu d’une plaine infinie au cordeau par autant d’enclos, d’estancias, de communes, les départements. Ayacucho et la capitale nationale du veau et la patrie du cheval criollo. Voilà fait beaucoup et n’incite guère à la modestie, surtout si l’on sait qu’Ayacucho est la seule cité dont on trouve le nom dans les 1199 strophes de quatre vers constituant le monument de la littérature argentine, Martin Fierro.
Ayacucho fut aussi une étape dans la conquête du désert, au XIXe siècle. L’armée construisait des fortins à l’abri desquels s’installaient les estancieros. Le gaucho était hommes de tâches unjour, soldat le lendemain, exploité, pressé comme le citron, jeté dans la solitude du paria à la première faute, la première bagarre.
À la fin du XIXè siècle, alors que les limites de la « civilisation » avaient été poussées plus au sud, l’armée du général Roca avait atteint les régions froides et hostiles de Patagonie en écrasant autant de tribus d’indiens Puelches ou Araucans. Les soldats avaient observé dans les montagnes du Chubut des chevaux magnifiques montés pas des Indiens qui avaient réussi à prendre la fuite. Le récit en avait été consigné et, en 1911, un homme appartenant à une famille française originaire de la région de Roquefort, Emilio Solanet, qui possédait une estancia près d’Ayacucho, décida de partir à la recherche du cheval idéal, tant il est vrai que les chevaux d’alors, descendant de ceux apportés par les conquérants au milieu du XVIe siècle et usés de cousinages et de tâches, n’avait plus très bonne façon.
Solanet entreprit donc une expédition vers le sud en compagnie de deux amis, gagna Comodoro Rivadavia, 46° de latitude sud, en bateau, puis s’engagea à l’intérieur désélectionner terres, finit par découvrir la région mentionnée par Roca, au-delà du lac Colhue Huapi, approcha la bande indienne, négociée à l’achat douzaines de juments et de quelques étalons, revint sur ses pas, regagna Ayacucho et se mit à organiser la reproduction de ces magnifiques animaux, acclimatés à la solitude sud-américaine à trois siècles de liberté. Bref, faits pour ce continent. Criollo, bien criollo, bien de chez nous, comme on dit en Argentine.
Emilio Solanet y vivait alors. Je l’avais rencontré près d’Ayacucho, dans son estancia d’El Cardal, de la station ferroviaire desservie par un unique convoi hebdomadaire et qui porte son nom, Solanet. Il a 80 ans et m’a montré les photos de son expédition, ainsi que celles des deux héros de l’estancia d’El Cardal, Gato et Mancha, deux chevaux criollos qu’il confia en 1924 à un dénommé Tschiffely et avec lesquels, en trois ans, ledit Tschiffely gagna New York – et la gloire – via Chili, Pérou, Colombie, Panama, Costa Rica, Nicaragua, Mexique, Californie, montagnes Rocheuses. Gato et Mancha dans la statue grandeur nature accueille aujourd’hui les visiteurs de l’estancia El Cardal a Ayacucho.
Que ce soit pour des exploits aussi extravagants que ceux de Tschiffely et des deux chevaux Gato et Mancha, qui avaient, en deux ans, rallié New York en partant de Buenos Aires, que ce soit simplement pour courir la pampa en quête d’un troupeau, ou que ce soit pour participer, lors d’une des fêtes qui ne cessent d’émailler l’année argentine, à un défilé de gauchos en grande tenue, encore faut-il possé¬der un cheval parfaitement dressé.
Dans chaque estancia, l’un des gauchos est spécialement affecté au dressage. Et là, pas question de monter en force un cheval qu’on mate à coup de cravache, on n’est pas à la fête, il n’y a pas de public, il ne s’agit pas de rendre l’animal rétif, il s’agit, patiemment, d’en faire le compagnon, l’ami obéissant, qui réagira à chaque injonction et saura même , à l’occasion, prendre des initiatives, par exemple lorsque son maître rentrera complètement burracho d’une séance de genièvre au boliche du village. Ne pas le réveiller, le laisser cuver, mais le ramener pourtant en selle, somnolent, jusqu’à l’estancia. Tout un travail.
Lorsque le cheval a un an, le domador, le dresseur de l’estancia se contente d’en assurer le débourrage. Retenu par une muserolle et un lien de cuir au palenque, le lourd piquet qui se trouve au centre du corral, l’animal se débat deux ou trois jours durant, tente de se libérer, tire sur son lien à perdre l’équilibre. Alors, avec un long bambou légèrement affûté le domador picote l’animal sur tout le corps et se rend compte de ses réactions, nervosité, apathie, points sensibles. Puis, quand la peau se contente de frissonner sous la pique, il s’approche, caresse, parle, rassure. C’en est fini pour la première année, le poulain est relâché pour deux ans, avec sa mère.
Lorsqu’il atteint trois ans, ou quatre s’il est un peu chétif, le jeune cheval est à nouveau capturé et ramené à l’estancia. Après une nouvelle approche, le domador le selle et l’attache par la tête, muserolle à muserolle, avec un autre cheval, bien dressé celui-là. Un gaucho monte l’animal dressé, le dresseur le jeune cheval, qui doit, en tout, imiter les gestes de son voisin qui, lui, obéit aux ordres. D’abord au pas, dans le corral, puis au trot, et au galop, dans les grandes prairies de la pampa. Enfin, après un bon mois de ce régime, le domador monte seul et affine les rudiments que l’animal a appris dans cette espèce de cheval – école à double conduite. Pendant tout ce temps, le domador, le même qui le picotait avec la pointe de bambou deux ou trois ans plus tôt, reste son seul cavalier.
Puis, peu à peu, les meilleurs parmi les autres gauchos de l’estancia, le montent à leur tour, eux qui ne risquent pas de l’enseigner à de mauvaises manières. Et enfin, lorsque toutes ces connaissances, ces réflexes, sont acquis, les autres gauchos y sont aussi autorisés. Autant dire que, sauf peut-être pour l’un de ceux dont on sacrifie l’éducation en vue de la doma publique, le rodéo, je n’ai jamais monté de cheval argentin avant ce stade ultime du dressage, car si j’ai vécu avec les gauchos, si j’ai travaillé avec eux, j’étais loin de posséder cette science et cette sagesse qui ne s’acquièrent qu’au cours de toute une vie et peut-être même seulement, qui sait, après une ou deux générations.
Autre particularité du cheval que monte le gaucho, la selle. Elle diffère d’ailleurs passablement suivant qu’on se trouve dans la pampa, au Chili, au pied des Andes et des Hauts-Plateaux, ou dans le Rio Grande do Soul mais, partout, elle est conçue dans un but unique, le confort. Et, du coup, elle tient moins de la selle qu’utilisent les fervents d’équitation européenne que du siège Pullmann. C’est que le gaucho passe en selle huit, dix, douze heures par jour …
La selle est une espèce de club-sandwich qui commence, à même le dos de l’animal, par la sudadera, toile imperméable qui, comme son nom l’indique, retient la sueur. Vient ensuite une épaisseur de grosse laine rude recouverte d’une fine peau, généralement usée jusqu’à la fibre. On installe alors, de chaque côté, les bastos qui vont constituer l’armature, la structure de la selle et élargir, avec les deux bourrelets qui se trouvent dans la partie haute, la surface à peu près horizontale sur laquelle le cavalier s’assiéra. Nouvelle épaisseur de cuir souple, à laquelle on fixe les boleadoras, les étriers et la sous- ventrière. Et, lorsque tout ça est solidement arrimé, c’est au tour d’une peau de mouton, bien dodue, profonde, chaude, souple, recouverte encore d’une autre épaisseur de cuir fin, plus petite, limitée à l’endroit où viennent se poser les fesses, le tout maintenu par une sangle aussi mince que la peau elle-même. Je vous passe les autres brides et accessoires. Vous admettrez qu’après le bon quart d’heure nécessaire à la mise en place de tout cet attirail, on se sent prêt à affronter la pampa. Je dis bien la pampa car, dans le nord-ouest argentin hérissé d’épineux et de broussailles, le harnachement comprend encore les guardamontes, ces deux pièces de cuir sec et dur, aussi grandes qu’un gosse, qui se fixent au niveau des pattes avant et protègent les jambes du cavalier un peu comme le carénage d’un scooter.
Je travaillais à l’estancia d’Alberto Biocca, à Lengueju, près d’Ayacucho, en pleine pampa, dans la province de Buenos Aires, lorsque Maximilien Bruggmann, mon ami photographe, a débarqué pour me rejoindre, retour de trois semaines en Terre de Feu. Alberto, la gueule d’un John Wayne empâté et désabusé, les yeux finauds, et sa femme Isabel, réservée à première vue – bouillante et sans doute plus intelligente que lui dans la réalité – ont décidé de fêter son retour et le repas, ce jour-là, a été encore plus pantagruélique que d’habitude, c’était au coeur de l’été dernier, l’été austral, c’est-à-dire dans les premiers jours de février.
A part Alberto, Isabel et moi, deux gauchos pour se chargent de cette estancia de près de 4000 hectares, Carlos, le capataz, trente-cinq ans peut-être, peu caractéristique, et Jorge, qui n’a plus d’âge à force de peine, dont le bas du visage est brûlé de soleil et dont le front, rarement visible, est blanc comme un vieil os lustré, protégé de la lumière par l’immense sombrero qu’il ne quitte jamais, même quand il crachote dans son minuscule harmonica des tangos qu’il a dû entendre à la TSF, et que, depuis, il adapte au gré du vent, bien persuadé pourtant qu’il est le plus fidèle défenseur de la pensée du compositeur.
Nous sortons de table vers les trois heures, le ciel nous tombe carrément sur la tête, même les mouches, ces grosses mouches bleues effrontées, semblent hésiter à s’élancer dans la touffeur. La maison est implantée à la limite de la propriété et il faut pourtant se rendre à l’autre bout, là-bas, à sept ou huit kilomètres, près de ce monte, ce bosquet de grands chênes qui marque l’horizon et où sont des dizaines de vachettes à vacciner. Le véto, Felipe Sarciat, vient d’ailleurs tout juste d’arriver d’Ayacucho, avec les seringues et les vaccins.
Aujourd’hui, pourtant, il y a une attraction supplémentaire, la Land Rover de Maximilien, caisses métalliques sur le toit, antenne à capter Radio Vénus, équipement de bord conçu pour deux ou trois ans d’affilée dans la Cordillère. Alors, tout le monde veut grimper à bord avec lui, pas question d’aller jusqu’au monte à cheval. Je suis le seul, stoïque, à insister pour galoper. Je veux me dégourdir, faire passer le surplus de gros vin lourd de Mendoza, et puis, les travaux champêtres en voiture, je trouve ça un rien gênant.
Biocca me suggère de ne pas prendre ma jument, la Estrella, l’Etoile, mais son propre cheval, Cardalito, que je n’ai jamais monté mais qu’il voudrait pouvoir utiliser là bas sans pour autant renoncer à l’excursion en voiture. D’ailleurs, Cardalito est déjà sellé, les portières claquent, je saute en selle et je rivalise même de vitesse avec la bagnole, sur les cinq cents premiers mètres, au galop, debout sur les étriers.
C’est à ce moment que, voulant ralentir, je tire un peu sur les rênes. Mais le cheval ne change pas d’allure, c’est tout juste s’il oblique un peu à droite. Je tire plus fort, je lui parle aussi, il freine mais fait quasiment un demi-tour, à droite toujours. Le bosquet est à six kilomètres peut-être, la Land n’est plus qu’un point gris dans la blondeur de la pampa. Petit coup de talon, trot, galop. Ils vont voir ce qu’ils vont voir, dans dix minutes, un quart d’heure au plus, je les aurai rejoints. Tant mieux d’ailleurs, car je n’ai pris qu’un béret basque et j’ai l’impression que le soleil le submerge, le déborde, en fait le tour, pour vernir tout de même me brûler le haut du crâne.
Une autruche me file sous les pas, enfin sous ceux de Cardelito, je ralentis, ou du moins j’essaie. En pleine vitesse, le cheval oblique à droite, je suis déséquilibré vers l’extérieur, je me retiens tant bien que mal à la selle. Le soleil, le repas, la peur aussi, peut-être, m’on créée deux points de douleur au bas des côtes. Pus je tire, plus le cheval se déporte. Je le laisse donc repartir comme bon lui semble, c’est-à-dire au galop. Et, au premier coup de bride, c’est de nouveau le même cirque, cette fois je suis presque désarçonné, je vois le sol se rapprocher, quelques lourds galets entre les herbes, je m’accroche, je me maintiens quand même en selle. De la botte gauche, je cherche désespérément l’étrier.
Et je m’imagine, tombant de tout mon poids sur une pierre, assommé entre les herbes, le cheval rejoignant les autres. Comment me retrouveraient-ils entre les touffes, au milieu de ces milliers d’hectares ? Je pourrais mourir, c’est sûr, seul, écrasé de soleil, avant qu’ils parviennent à me repérer.
Alors, d’un effort désespéré, je ramène le cheval au pas, je le rassure, il se calme et, après une heure ou presque, j’arrive au corral, penaud. Le véto a commencé à vacciner depuis belle lurette, je me faisais attendre, paraît-il. Je saute du cheval et je vois sa bouche, ensanglantée. Un frein sur deux seulement a été fixé, l’autre a déchiré les chairs. Biocca fait l’étonné. En réalité, c’est lui qui a décroché le frein avant de me confier son cheval, volontairement, il me l’avouera bien plus tard. Il voulait savoir comment je m’en tirerais. Une épreuve initiatique, en somme.
Majestueux, il a repris possession de son Cardelito, après avoir rattaché le frein. Il fait déjà tournoyer le lasso pour attraper une vachette noire qui échappe, depuis un bon moment, aux quatre hommes à pied. Et tout à coup, Cardelito se cabre, a se dresse sur ses jambes arrière. Surpris, Biocca glisse le long de la croupe, piteux, et atterrit dans la poussière. Je suis fourbu, les points me font encore mal, à la hauteur du diaphragme mais je suis vengé. Brave animal, ce Cardelito.
Difficile d’éviter le pèlerinage de San Antonio de Areco, à une centaine de kilomètres à l’ouest de Buenos-Aires. C’est là que vécut Don Segundo Ramirez, immortalisé sous le nom de don Segundo Sombra, en 1926, par l’écrivain Ricardo Guiraldes. Don Segundo Sombra, un gaucho plus vrai que les gauchos, dans lequel tous les gauchos argentins se sont reconnus.
C’est à San Antonio que sont enterrés Don Segundo et Guiraldes, leurs tombes côte à côte. A San Antonio que vivent aujourd’hui les descendants de la famille Guiraldes. C’est là aussi qu’est né le Dia de la Tradicion, le Jour de la Tradition, férié dans toute l’Argentine mais particulièrement célébré à San Antonio, avec messes, défilés traditionnels, musique, danses. Et surtout beaucoup à boire et beaucoup à manger, jusqu’à cent brasiers sur lesquels rôtissent plusieurs demi-boeufs. A gogo et gratuit pour tout un chacun, trois jours et trois nuits durant.
Sans Don Segundo, le village ne serait que ce qu’il est, une bourgade d’où les grands troupeaux nomades ont disparu depuis longtemps, où on cultive plus le blé qu’on n’élève le bétail, eu égard à la proximité de la capitale et à la qualité du sol. Mais les pèlerins gauchos et autres touristes plus ou moins convaincus affluent à l’année longue dans le village et, du coup, les artisans gauchos, fabricants de couteaux, de ceintures, de vêtements, prolifèrent.
Au matin, j’ai voulu emprunter un cheval pour aller jusqu’à la Portena, l’estancia où vécurent Guiraldes et don Segundo, et pour faire un crochet jusqu’à celle du neveu de l’auteur, Juan Jose Guiraldes. Dans le bistrot où je me renseignais, un homme dans la trentaine, du nom de Cabrera, qui était avec sa fille, une gosse aux cheveux blonds, m’a proposé de m’accompagner, il connaît bien Guiraldes et il a justement quelque chose à récupérer chez lui. C’est ainsi qu’à cinq kilomètres du bled, nous découvrons quelques bâtisses de plain pied, nichés sous les arbres, et rencontrons le maître du lieu, ample pantalon bouffant, gilet, large ceinture argentée, bref, le gaucho type, qui nous fait faire le tour du propriétaire.
Il faut que je vous raconte comment le fil de fer, ce fil de fer qui barre aujourd’hui la plupart des pampas argentines et les découpe en autant de carrés infranchissables pour le bétail, pour les chevaux, pour le gaucho même, comment le fil de fer est arrivé en Amérique du Sud.
1844, Chascomus, Province de Buenos-Aires, une lagune saumâtre, un fortin avancé, à la limite des territoires indiens. Quelques soldats, une poignée d’estancieros plus ou moins aventuriers et quelques dignes européens égarés là on ne sait trop comment.
Les deux aînés de l’Anglais Newton, Richard et Edward, ont l’âge d’aller au collège, mais les écoles ne sont pas légion par ici, c’est le moins qu’on en puisse dire. Aussi, Mister Newton entreprend avec eux le voyage d’Angleterre, où il veut les inscrire dans un établissement du Yorkshire.
Cinq ou six semaines de traversée, sans doute, sans événement marquant. A York, Mister Newton accomplit les formalités d’inscription de ses fils puis visite ruelles et jardins de la cité, s’éloigne du centre, atteint le château du comte Fitzwilliams, dont parc est ouvert au public. Entre magnolias d’Inde et bougainvilliers paissent quelques cerfs. Des gosses leur jettent des brindilles, mais les animaux ne s’enfuient pas. Apprivoisés ? Non, prisonniers. Prisonniers d’un enclos comme Newton n’en a encore jamais vus. Entre des piquets espacés sont tendues trois rangées de fils de fer.
En hâte, Newton retourne à la ville. C’est dimanche, il se met pourtant aussitôt en quête du fabricant ou en tout cas de quelqu’un qui puisse lui expliquer le procédé de fabrication, les difficultés, les prix. N’est-il pas ridicule, pourtant, ridicule et démesuré, d’envisager d’implanter ces fils dans la pampa ? Quel poids de fil devra-t-on posséder pour enclore un simple potrero, ou une lieue carrée, ou toute l’estancia? Et combien coûtera le transport jusqu’en Amérique du Sud? Combien de bateaux, combien de flottes, pour découper ainsi la province de Buenos Aires, l’Argentine naissante ?
A moins qu’on puisse produire du fil moins épais, moins lourd. Ou qu’on parvienne à le fabriquer là-bas. Newton est à Sheffield, puis à Birmingham. Dans les grandes usines, on le prendrait volontiers pour un cinglé, s’il n’était pas recommandé par Gibson, propriétaire des magasins de d cuirs et de laines. Alors on l’écoute, on tente de lui répondre.
Finalement, à Liverpool, sur le vapeur asthmatique et bon enfant qui s’apprête à appareiller pour Buenos-Aires, Newton fait charger des dizaines d’arbustes extravagants, ormes, cèdes, palmiers, qu’il veut tenter d’acclimater là-bas, dans son estancia. Rien n’est trop beau pour Maria, sa femme, qui l’attend là-bas. Les dockers intrigués transportent aussi des rouleaux et des rouleaux dont l’usage ne leur paraît pas évident. Mais avec ces gens du nouveau monde, il faut s’attendre à tout.
Pour Newton, le fait que sa nouvelle terre soit peuplée depuis des dizaines d’années par ces gueux peu rassurants nommés gauchos, ceux-là qui dégainent si vite le facon, sont prompts à boire et à courir la plaine, s’engagent un jour à l’estancia et la quittent le lendemain, se contentant d’un cheval, d’une selle et d’un peu de maté, importe peu. Ce sont même eux, peut-être, les responsables des mystérieuses disparitions de moutons et de veaux… Le fil de fer, l’alambrado, sera un bon moyen de surveiller les bêtes, de retenir les employés, de faire enfin acte visible de propriété. Ici et là, où le fer empêchera le pâturage, on pourra aussi, enfin, faire pousser de grands bosquets ombreux au coeur desquels l’été sera doux. Un nouveau paysage va naître, les arbres modifieront le climat, retiendront l’érosion. Sur le vapeur, entre Liverpool et l’Argentine, Newton a le temps de rêver…
L’entrée dans l’estuaire de la Plata le tire de ses songes. Rosas s’y bat. La flotte franco-anglaise bloque le fleuve, le vapeur doit continuer sa route vers le sud. Tant mieux pour Mister Newton : l’accostage se déroule tout près de chez lui, dans l’embouchure du Rio Salado.
On débarque les riches marchandises venues d’Europe, attendus par les commerçants de la pampa. On décharge pour les combattants des barils de poudre. Et on fait descendre sur les pontons en pente ces lourds et étranges rouleaux qui vont, très vite, bouleverser le vie de tout le pays. Car bientôt, l’expérience de Mister Newton déborde la Santa Maria, déborde Chascomus, déborde la Province de Buenos-Aires. La réussite de ceux qui adoptent le nouveau système des alambrados suscite l’envie des voisins.
Ici on enclôt d’emblée toute la propriété pour la découper ensuite en prés distincts, vaches d’un côté, chevaux de l’autre. Là, on érige d’abord près des bâtiments de ferme ces corrals qu’on voulait depuis longtemps mais qu’il était si long de construire en troncs juxtaposés. Le gaucho regarde sans bien comprendre. Parfois, il aide même à implanter ces enclos qui constitueront bientôt les limites de sa propre liberté. Plus question de faire paître son troupeau n’importe où, de bailler aux étoiles. Dans la plaine, le plus court chemin d’un point à un autre n’est plus la ligne droite. Comme un jardinier dont les plates-bandes céderaient la place au béton, le gaucho voit la pampa, sa pampa, faire place à la propriété privée, au découpage de tout le territoire.
En mourra-t-il vraiment, de chagrin ou de désespoir ? Certainement, il ne s’en remettra jamais complètement. Les rouleaux de fil exposés aujourd’hui au musée de Chascomus ont un étrange aspect. A la lumière du matin, ils évoquent une couronne de lauriers. Mais à celle du soir, on ne peut s’empêcher de penser à une couronne mortuaire. Et la nuit tombe si vite sur les hivers argentins…
Dans la pampa, il ne se passe pas un dimanche sans une fête et des jeux. Oh, n’est pas toujours dans le village d’à côté, les distances ne sont pas négligeables, mais les fanatiques ne s’arrêtent pas à ça. Sur le grand stade, la chacra municipale d’Ayacucho entouré d’ombus au feuillage vert tendre, les jeux à cheval commencent tôt. Les spectateurs arrivent en voiture, tirant d’une carriole qu’ils installent autour de grillages délimitant le terrain, prépare le feu pour le maté, vont acheter quelques saucisses au stand, sous les arbres, et attendent la doma.
Dans un enclos, une centaine de chevaux sauvages, jamais monté à ce jour. Deux cavaliers viennent chercher le premier, le tirent à la bride jusqu’au centre du terrain, où ils l’arriment à un palenque, poteau de bois contre lequel l’animal se bat, se débat, ce cadre, se laisse tomber au sol. Quand il est calmé, deux hommes lui bandent les yeux à l’aide d’un vieux sac de jute et lui assujettissent une selle sommaire, peau de mouton tenue par une sous-ventrière et assortie d’une vague poignée de cuir. Pas de rênes.
Le premier domador, le premier dompteur, s’approche. Souvent, le béret basque remplace le sombrero, par commodité. Les bottes sont souples, d’une seule pièce de cuir cru, taillée dans la peau même du pied d’un cheval. Ceinture épaisse, foulard noué autour du cou. Un amateur, gaucho une estancia proche, s’avance. Les deux hommes maintiennent le cheval, le domador monte en salle, ont défait lentement la bride, sans à-coups, le cheval est libre mais ne s’est pas encore, on retire le sac de jute qui l’aveugle et le combat commence.
Il faut tenir douze secondes en selle. C’est peu mais c’est une éternité. L’animal se jette vers le ciel, droits, l’homme glisse le long de la croupe, se rattrape, se tient à la crinière, fait mine de basculer, le cheval se laisse choir à mi – jarret, se redresse d’un coup, rue, rue encore, l’homme sert le col des deux bras, le cheval se lasse, deux cavaliers le rejoignent par l’arrière, saisissent le domador à bras le corps, laisse filer l’animal affolé jusqu’à l’enclos d’où il était venu, vierge de toute domination, 10 minutes plus tôt.
Tout l’après-midi, les domadors se succèdent, amateurs puis professionnels, la foule siffle, hue applaudit selon les exploits ou les fautes, le vin rouge a remplacé le maté, sur une estrade un commentateur confie au public, en vers, par le biais de haut-parleurs nasillards, son sentiment et ses émois. Deux blessés pour 73 chevaux montés, c’est peu. L’un est tombé sous le cheval qui s’était laissé choir au sans combattre, l’autre a pris une ruade après avoir été désarçonné. Côtes cassées. Parfois, il y a des morts.
Après la violence, l’habileté. Quelques-uns des domadores, ainsi que des estancieros trop dignes pour risquer la honte ou trop vieux pour tenter les foulures, filent au galop, sur des chevaux dressés, ceux-là, et passent un à un sous un portique auquel sont accrochés des anneaux d’un ou 2 cm de diamètre. À la main droite, le cavalier porte un stylet qu’il doit, à toute allure faire pénétrer dans l’anneau enfin de l’emporter vers l’estrade du jury. Certains en saisissent deux d’un coup, alors qu’ils ne se présentent pas en enfilade, je n’ai jamais réussi à observer la manière dont ils s’y prennent.
Un autre jeu a disparu des fêtes. Faute d’assez de chevaux sauvages, peut-être, faute de combattants, plutôt. Il consistait, pour le gaucho dressé debout sur la poutre supérieure du portique, a sauté sur le premier d’une troupe de chevaux sauvages et à se maintenir en croupe, malgré l’indicible déferlement. S’il ratait son coup, il était piétiné, déchiqueté. Les jeux du cirque antique, quasiment, réacclimatés en Amérique du Sud, avec ses ressources propres, cheval et témérité.
Des ressources qui s’épuisent. Un cheval sauvage ayant participé à une doma ne pourra jamais plus être correctement dressé. Énorme gaspillage, auquel les estancieros hésitent de plus en plus. C’est, que le dressage, le vrai, celui qui fait du cheval l’ami inséparable du gaucho, reste la pierre angulaire dans la vie de l’estancia.