A la pointe sud du Finistère, sur le long chemin de vagues qui mène à l’Amérique et peut-être à l’Atlantide, l’île de Sein est plate. A la pointe nord, Ouessant est rocheuse. Qui voit Ouessant voit son sang, et qui voit Sein voit sa fin. Toutes choses égales, voir Ouessant ne serait donc que demi-mal, et y mourir que demi-mort.
Il arrivait souvent et il arrive encore parfois qu’un bateau ne rentre pas au port et qu’on ne retrouve jamais les corps des marins naufragés. Alors, aussi loin que la mémoire s’en souvienne, les familles recevaient de leurs proches une croix de cire blanche devant laquelle, à la maison, on allumait des cierges pour la veillée funèbre.
Telle est la tradition de Proëlla, dont l’étymologie bretonne signifie peut-être retour au pays. Ensuite avait lieu dans la petite église de Lampaul une première cérémonie religieuse à la fin de laquelle le recteur plaçait pour un temps la ou les croix de cire dans de simples coffrets de bois.
Enfin, une ou deux fois l’an, à l’occasion d’une visite de l’évêque et en présence des familles des disparus, toute la population de l’île portait en procession les urnes symboliques jusqu’à un petit mausolée construit au milieu du cimetière et sur lequel on lit encore aujourd’hui: Ici, nous déposons les croix de Proëlla en mémoire de nos marins qui meurent loin de leur pays, dans les guerres, les maladies et les naufrages.
Heureusement, les navires sont devenus plus sûrs et les océans moins meurtriers. En 1923, cent treize croix de Proëlla ont été transférées de l’église au cimetière. En 1956, vingt seulement.
Il arrivait aussi que des navires étrangers se fracassent sur les rochers d’Ouessant. Aux débuts de la navigation, les Ouessantins semblent avoir largement favorisé ces naufrages afin de piller les épaves.
Ils avaient coutume d’attacher des lanternes aux cornes de leurs vaches afin que les bateaux naviguant dans les parages les prennent pour le fanal d’autres embarcations et aillent ainsi se fracasser sur les rochers.
Est-ce le remords, la miséricorde ou plus prosaïquement la peur du gendarme? Toujours est-il que, dès le début du XVIIIème siècle, les insulaires abandonnèrent peu à peu de si vilaines manières au profit d’un comportement plus civique consistant à porter secours aux naufragés. En échange de cette aide souvent périlleuse, il était de tradition que la cargaison du navire leur revînt.
On appelait cela le droit de bris. Il est juste de préciser que ces règles avaient alors cours sur toute la côte du Finistère mais ce sont sans doute les Ouessantins qui y sont restés attachés le plus longtemps.
Tout récemment encore, un navire écossais s’échoua près d’Ouessant. Il n’y eut pas de victimes mais des centaines de barils de whisky partirent à la dérive avant d’être récupérés par les îliens. L’administration française qui, même sur les denrées de provenance inconnue, ne dédaigne pas de percevoir son dû, s’avisa de saisir ces précieux fûts ou, à tout le moins, d’obtenir des habitants le paiement des taxes d’importation.
Ce fut alors le recteur lui-même qui prit la tête de la révolte, encourageant en chaire ses paroissiens à se soustraire à la curiosité des gabelous. Il rédigea même, dans le bulletin paroissial, un authentique appel à la résistance. Est-ce la crainte d’une émeute ou celle du ridicule, ou encore la peur du châtiment divin, en tout cas les fonctionnaires de la République ne s’aventurèrent ni à poursuivre le saint homme ni à fouiller les maisonnettes des Ouessantins, qui en rient encore.
Le recteur d’Ouessant ne faisait au demeurant qu’imiter sans le savoir l’exemple de son collègue de Sein qui avait, quelques années auparavant, dissimulé le contenu de barriques de vin… dans le réservoir à eau.