Togo 1988

Dia086.0008

Dans l’avion entre Alger et Lomé, 26 février 1988

Longue journée, vraiment. Le voyage va s’achever. Dans moins de deux heures, nous serons, Amalric et moi, avec Mathias. Ce sera, pour mon fils âgé d’à peine cinq ans, le début de l’aventure africaine, et pour moi le commencement d’une observation curieuse et scrupuleuse. Pendant une semaine, Mathias, enfant blanc de douze ans, mais qui a déjà vécu plus de trois ans en Afrique noire, fera découvrir son continent, son pays, ses pythons, à un gosse, blanc comme lui mais qui ne connait de l’Afrique qu’un éclat marginal, la Tunisie.

Pour moi aussi, cela va être une découverte. Je ne connais finalement que très mal l’Afrique noire, et je ne l’ai jamais connue paisible. Si on excepte de modestes escales au Séné­gal, en route vers le Brésil, l’Argen­tine ou le Chili, ma première incursion dans une Afrique non-maghrébine dut être pour les confins du Sud-Soudan et de l’Ouganda, au début des années soixante-dix. En compagnie du prince Sadruddin Aga Khan, alors patron du HCR (Haut Commuissariat des Nations‑Unies pour les Réfugiés), nous étions allés sceller l’improbable réconciliation des Anyanyas, guerriers noirs animistes du sud, et des musulmans majoritaires du nord. Cela faisait, je crois, seize ans que ces deux mondes se faisaient la guerre, sans compromis ni pitié. J’ai d’ailleurs souvenance d’avoir rapporté de ce voyage surréaliste une pointe de flèche aux arêtes effilochées dont les Anyanyas se servaient, après les avoir plantées dans les entrailles de leurs ennemis, comme de l’ergot d’un hameçon, retiré brusquement de la victime avec la moitié de ses chairs.

Nous sommes entrés dans ces contrées, Malakal, Juba, Wao, alors que les combats venaient à peine de cesser. Sur la place principale de Juba, à deux pas de la frontière ougandaise, une statue polychrome et maladroite faisait deux enfants, l’un blanc, l’autre noir, se serrer la main sur un socle de béton armé. Un peu plus au sud, à la frontière ougandaise, les cases qui avaient survécu au carnage idi-amine-dadien portaient encore, qui les traces de mitraillages, qui des dessins naïfs de guerriers en armes.

Il y avait là, niché à l’ombre réparatrice d’une église chrétienne, un groupe de réfugiés politiques zaïrois. A Kinshasa, Mobutu était déjà au pouvoir et ces hommes avaient le tort d’appartenir à la mauvaise ethnie, au mauvais clan, à la mauvaise idée. Mobutu avant décrété une amnistie et garanti      aux   revenants l’habeas corpus. Certains avaient fait le choix du retour. Mal         leur en avait pris. Ils avaient été arrêtés, torturés, mis à mort. Les survivants avaient fui au Sud-Soudan et s’adressaient Sadruddin Aga Khan, désireux de les aider à rentrer tout de même.

– Monsieur le Haut-Commissionnaire, nous préférons rester malheureux ici que devenir morts dans notre pays.

Sadruddin n’avait pas insisté.

Quelques années plus tard, alors qu’en Centrafrique un bouffon nommé Bokassa, prétendant au double statut de perpétuel cousin des présidents français et d’empereur napoléonisant de son pays, préparait les fastes de son auto-intronisation, je m’étais mis en tête de brosser son portrait pour le compte d’une agence française, Sygma, où j’ étais jusque là parfaitement inconnu. Mon projet avait été accueilli avec un rien de scepticisme. Personne jusque-là n’avait été autorisé à faire son travail de journaliste en     Centrafrique. Mais je me croyais plus fort que les autres. Je proposai donc de faire l’avance les frais de voyage et de séjour, à charge pour l’agence de me les rembourser, augmentés d’un substantiel cachet, lorsque j’aurais réussi.

A Paris, je m’acoquinai avec le sculpteur de Sa Majesté, un certain Olivier Brice, marchand de fripes et artiste sans talent, auteur de gisants gigantesques et lugubres, et chargé par l’impérial soudard-bis d’imaginer son trône et de concevoir les fastes cérémoniels. Il repartait justement pour l’Empire et nous imaginâmes de faire ensemble, coincés entre soieries et colifichets dix-huit carats, le voyage dans la Caravelle de Bokassa. Je n’y obtins pas de place et je finis par embarquer dans un avion d’Air Afrique. A Bangui, je retrouvai le maître. Il m’emmena visiter les diamanteries, celles-là même où Bokassa prélevait quelques plaquettes pour les offrir lui-même, tantôt à quelque touriste allemande égarée sur la piste de danse du Roc-Hôtel, tantôt au petit télégraphiste qui présidait alors aux destinées de la   France, l’accordéoniste Valéry Giscard d’Estaing.

Tout cela se termina en trouille et eau de boudin mais je ne fus pas mangé. Je revins donc à Paris, la queue basse et l’escarcelle vide, pourchassé par les sbires de  l’Empereur,      auxquels les services de  l’Ambassade de France à Bangui, auxquels j’étais allé demander protection, avait complaisamment dénoncé ma présence.

C’est dire que, par comparaison, ma destination togolaise me semble aujourd’hui de tout repos, même si au-dessus d’Alger, parce que les contrôleurs aériens ont choisi au décollage de nous guider vers le coeur d’un orage, notre DC9 a soudain déclenché lui-même la foudre, nous plaçant un instant au centre d’un effrayant éclair dont le flash a inondé, dans un fracas inouï,  l’habitacle et les passagers.

Tout à l’heure, je retrouverai à l’aéroport Mathias, qui reste à Lomé pour nous accueillir,  et son père, que nous ne ferons que croiser puisqu’il va, justement, passer cette semaine en Suisse.

Amalric vient de s’endormir. Ici comme aux Antilles ou en Finlande, il résiste très longtemps au voyage et ne s’assoupit profondément qu’à l’instant où il pressent l’arrivée. Longue journée vraiment. Mais quelle joie !

 

Laissez un commentaire. Merci.