Jean des Murs

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Je louvoyais en voiture entre les innombrables murets de pierres sèches qui séparent les champs d’Irlande, de plus en plus exigus à mesure qu’on se rapproche du Connemara. Anne attendait à un détour, pouce levé. Je  l’invitai à prendre place à mes côtés. Je m’attendais plutôt à ce qu’elle ne parlât qu’un rocailleux anglais mâtiné de gaélique. A ma grande surprise, elle savait dire bonjour, s’il vous plaît et merci en français. Sans le moindre accent.  Je n’en appris pas davantage car, bien vite, elle se renferma dans un silence aux allures de rêve inachevé.

Tandis que nous parvenions sur la crête des falaises de Doolin, c’est elle qui m’indiqua la silhouette incertaine des trois îles d’Aran et, sortant de son silence, se mit à me parler des murets qu’il y avait là-bas, plus serrés, plus denses, plus mystérieux que sur la terre ferme. Si elle n’avait vraiment en français aucun accent, c’est qu’Anne n’était pas irlandaise mais bretonne et faisait ses études à Paris.

Ici plus que dans la France hexagonale, elle évoluait en terre amie, presque en famille. Dans un pub où quelques vieux jouaient parfois de la flûte aux anges, un Irlandais grand teint lui avait un soir de brume conté l’aventure de Padraig, qui construisait des murs comme on cisèle un chef d’oeuvre. Anne avait alors reconnu, au détail près, l’histoire qu’elle avait entendue dès l’enfance, dans son propre village breton : l’histoire de Jean des Murs.

Jean faisait au village le plus beau, le plus difficile, le plus respecté et le plus mystérieux des métiers, il bâtissait des murs. N’allez pas croire qu’il était maçon! De sa vie il n’avait tenu la moindre truelle, gâché le moindre mortier. Dans les confins miséreux et dignes où la roche d’Occident plonge dans les remous de l’Atlantique, on élève les murs à la main et à l’oreille.

Un mur doit chanter. La dentelle de ses jours doit avoir la finesse d’un instrument de musique. Le vent doit pouvoir s’y engouffrer sans risquer de le renverser. Disposer les unes sur les autres les pierres sèches et irrégulièrement plates, prélevées dans les maigres prés où, d’un museau expert, les vaches efflanquées écartent trois chardons pour dénicher une herbe verte, relève de l’art.

Trop ajouré, le mur serait à la merci d’un bovin agité. Trop dense, il ne laisserait plus passer les airs et se renverserait d’un coup sous la poussée de la première bourrasque. Sans l’avoir jamais appris, Jean des Murs savait cela d’instinct, de patience et d’usage. Son art lui avait permis de vivre décemment, de se marier et d’élever trois enfants.

Dans toute la contrée, on reconnaissait les murs de Jean. A l’oeil: ils apparaissaient plus frêles, plus souples, plus dentelés mais résistaient comme nul autre aux éléments; à l’oreille: la brutalité du plus fort des vents ne leur faisait jamais entonner qu’un chant de sérénité mais, lorsque l’été semblait encore dénué du plus petit souffle, ils vibraient déjà des refrains d’automne, enjoués et nostalgiques.

Nombreux étaient les villageois qui espéraient sa venue. Aucun des murs de Jean ne nécessitait pourtant réparation mais le piétinement des bêtes dans l’herbe rase faisait jour après jour affleurer de nouvelles pierres. C’était l’occasion de marquer de murs nouveaux ces prés exigus légués par les parents. Jean des Murs suffisait difficilement à la tâche mais ne se faisait pas prier. Il exigeait simplement de disposer de tout son temps. En Bretagne comme chez les cousins d’Irlande, Dieu en a créé suffisamment…

Un jour pourtant qu’il revenait comme les précédents d’élever un nouveau mur, la femme de Jean le trouva d’étrange humeur. Il refusa la soupe, fila se coucher et ne trouva pas le sommeil. Dans la nuit, il alla marcher sur la lande et, dans le silence apparent dont lui seul savait qu’il chantait, il frappa à plusieurs reprises dans ses mains en fermant les yeux pour tenter de percevoir l’écho qu’auraient dû lui renvoyer les murs environnants. Rien!

Le lendemain, Jean ne parla pas, partit en maugréant et revint le soir d’humeur plus sombre encore. Lui seul connaissait la cause de son désarroi: il n’entendait plus chanter ses murs.

Des jours et des semaines passèrent encore. Il ne parvenait plus à poser que quelques pierres chaque jour. Et encore ne se maintenaient-elles en équilibre qu’après plusieurs tentatives.

Le dernier matin, on vit Jean des Murs partir plus terne, plus revêche et plus désabusé que jamais. Sa femme l’appela du pas de la porte pour lui souhaiter la bonne journée. Il ne répondit pas, soit qu’il n’ait pas entendu, soit qu’il ait su d’avance qu’elle serait mauvaise.

Il disparut à la commissure de la lande tandis que se levait le vent de mer et, le soir, il ne rentra pas. Le lendemain, tandis que sa femme préparait déjà la chambre mortuaire, les enfants se rendirent là où, les jours précédents, leur père disait travailler à l’édification d’un nouveau mur. Ils n’y trouvèrent qu’un gros tas de pierres sèches qu’une main malhabile avait commencé d’empiler. Ils se mirent en devoir de terminer le travail , se saisirent d’une pierre, puis une autre. A la troisième une main apparut. Froide comme l’existence quand elle a perdu son sens. Jean était mort enseveli par le mur instable qui refusait de chanter à son oreille.

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