Ressources, économie et conservatisme

Une province, deux régions / Les pays de bocage / Un vieillard vigoureux, le Calvados / Le camembert de Marie Harel  

La Normandie gauloise ne présentait pas d’unité ethnique et l’invasion des «Northmen», si elle a scellé une unité politique et historique, n’a pas fait disparaître les «pays», petites entités juxtaposées, dont l’identité peut tenir à la géologie, au relief, à l’histoire, au climat, au mode de vie, à l’activité principale ou à la forme d’habitat.

C’est ainsi que le voyageur va progressivement quitter, d’ouest en est, des paysages de bocage, ressemblant fort à ceux de la Bretagne intérieure, et découvrir peu à peu des visions plus ouvertes, plaines ou plateaux aux reliefs presque inexis­tants, semés de larges cultures et seulement mar­qués, de loin en loin, par quelques gros bourgs.

Une province, deux régions

La régionalisation, instituée en France en 1972, a créé en Normandie deux entités, la Haute-Nor­mandie, qui regroupe les départements de la Seine-Maritime et de l’Eure, et la Basse-Norman­die, composée par les départements du Calvados, de la Manche et de l’Orne.

Cette partition, même si elle correspond effective­ment à des différences géographiques, humaines et économiques, n’est pas du goût de chacun et les deux régions tentent, depuis plusieurs années, de renforcer leur collaboration. Mais la tradi­tionnelle rivalité opposant Rouen, capitale de la Haute-Normandie, à Caen, capitale de la Basse-Normandie, risque de maintenir pour longtemps encore cette dualité, aucune des deux capitales régionales ne souhaitant mettre enjeu sa propre prééminence.

Plus proche de Paris, la Haute-Normandie a connu un développement industriel important, et l’axe de la Seine constitue une région de forte densité humaine et économique. L’agriculture, dans les Pays de Bray et de Caux, mais surtout dans les plaines de l’Eure, est fortement mécani­sée.

La Basse-Normandie, plus excentrée, est aussi plus agricole et plus paisible, même si des agglo­mérations comme celle de Caen ont été récem­ment marquées par un net développement. Elle englobe aussi des régions de «bout du monde», tel le Cotentin, qui sont un peu à la Normandie ce que le Finistère est à la France.

Les pays de bocage

Si les pays de campagne, avec leurs larges éten­dues de monoculture, contribuent à faire de la Normandie une importante région agricole, ils ne présentent pas, pour le visiteur, d’intérêt particu­lier. Les pays de bocage, avec leur damier de ver­dure, leurs haies fauves et leurs chemins creux, constituent en revanche des espaces paisibles et secrets où l’harmonie des formes et des couleurs s’allie au goût du bien vivre.

Pays de Bray au nord-est, Pays d’Auge et Suisse normande au contre, Bocage normand, Bessin et Cotentin à l’ouest, ces pays vous communiquent une même quiétude, une même saveur. Pourtant, ils ne sont pas semblables. Dans le Cotentin, les affleurements granitiques sont si nombreux que la prairie se mâtine de fougères et de lande, et que les haies faufilent leurs racines dans les interstices des murets de pierres sèches, délimitant des champs si exigus que les vaches, dit-on, mangent dans l’un, ruminent dans un autre et digèrent dans un troisième… Dans le Bocage normand et en Bessin, l’élevage est roi. Les vaches normandes sont de généreuses laitières. La Suisse normande n’a de suisse que le nom, mais on comprend que, dans ces régions le plus souvent plates, les quelques reliefs, creusés dans le plateau grani­tique par les méandres de l’Orne, aient pu évoquer de visions alpines. Enfin, dans le Pays de Bray et, plus encore, dans le Pays d’Auge, l’éle­vage se fait plus discret, à l’abri de vergers dont les pommes servent à la fabrication du cidre.

Depuis l’an 1100, date à laquelle le comte de Mor­tain offrit aux chanoines de Saint-Evroult la dîme du cidre de Barreville, et plus encore depuis le XVe siècle, époque à laquelle de nouvelles varié­tés de pommiers furent importées de la Biscaye espagnole, le printemps commence en Norman­die avec la floraison des vergers. Il faut ensuite tout l’été pour que le fruit, de variétés générale­ment anciennes, parvienne à maturité. A partir de la mi-septembre, il est alors récolté ou, le plus souvent, ramassé au sol, dans une herbe riche où sa chute a été retenue, et où il sait patien­ter et s’harmoniser encore pendant quelques jours. Vient ensuite le lavage, qui se fait tradition­nellement dans des paniers plongés dans l’eau d’une rivière. Ensuite, après broyage, la pulpe se repose quelques heures puis, sous la vis des pres­soirs, le premier jus est extrait, impatiemment attendu par des volées de gamins qui virevoltent alentour, le gobelet à la main.

Ce liquide, qui n’est encore que du jus de pom­mes, se met alors à «bouillir», première fermenta­tion qui sera suivie par une autre, plus secrète, à l’ombre des caves fraîches et à l’abri des lourds tonneaux de chêne.

Reste encore à opérer la mise en bouteilles. Là encore, il faut éviter soigneusement tout contact avec l’air, car le cidre est fragile, beaucoup plus que le vin, et il suffirait de quelque mauvaise manipulation pour que, par oxydation, la teinte noircisse, le goût s’affadisse, le pétillant s’aplatisse.

Saint-Lô, Avranches et Pays d’Auge sont les trois crus les plus renommés. Mais on fait du cidre dans toute la Normandie du bocage et chaque vil­lage a son secret, son goût, sa particularité. D’ail­leurs, le nouveau venu ne pourrait planter à sa fantaisie: suivant le lieu, seule telle ou telle variété est autorisée à la plantation. C’est ainsi que le cidre est «plus fruité à Tinchebray», qu’il a «plus de corps à Mutrécy et un goût certainement plus riche à Darnétal».

Le cidre, qui fut longtemps l’unique boisson quo­tidienne des Normands, est aujourd’hui menacé par des produits plus communs. Mais il gagne en même temps de nouveaux titres de noblesse. A l’instar du vin, quelques connaisseurs le jaugent selon les années, les terroirs, et il entre de plus en plus en gastronomie, non seulement côté cuisine, mais aussi à table.

Il n’empêche que le cidre reste le meilleur désalté­rant de l’été. Au plein soleil des moissons, celui qui boit du vin tombe, celui qui boit du cidre se relève… à condition de ne pas abuser. En effet, si le «petit cidre» titre deux à trois degrés, le «gros cidre» en titre cinq ou six. Pour l’anecdote, l’ex­pression française «boire à tire la Rigaud» trouve sa source en Normandie et en rejoint une autre, «être saoûl comme un sonneur»: Odon Rigaud, archevêque de Rouen, avait donné son nom à une cloche particulièrement lourde et les sonneurs, pour se donner force et courage avant de «tirer la Rigaud», ne lésinaient pas sur la boisson nationale normande…

Un vieillard vigoureux, le calvados

Le cidre doit être bu jeune. Le calvados, issu du cidre, doit vieillir. «Il sera excellent s’il reste en fût au moins quinze ans. Alors, nous aurons pour lui ce respect qu’inspirent toujours l’âge, la sagesse, la distinction de ce haut goût de terroir», écrit Simone Morand dans sa Gastronomie normande.

12alcool de cidre apparaît pour la première fois dans les archives en 1553. Cette année-là, le sieur de Gouberville consigne la distillation d’une pièce de cidre à Mesnil-au-Val, dans le Cotentin.

Mais il ne s’appelle pas encore calvados, et pour cause: le mot n’existe pas. C’est en effet en 1590, alors que l’Invincible Armada espagnole vogue vers les côtes anglaises, qu’un des navires se brise sur les côtes. Il se nomme El Calvador. On donne son nom aux rochers, puis, en le francisant un peu, à la région entière. L’eau-de-vie normande a désormais un nom espagnol…

D’abord fabriqué dans du verre, le calvados a été, très tôt, distillé dans des alambics de cuivre, à feu ouvert. Cette tradition, qui seule peut assurer la qualité du produit, n’a pas été abandonnée. Dans toute la Normandie, les petits paysans attendent, chaque printemps, le retour de l’alambic mobile, de ses senteurs, de ses secrets. Plus prosaïque­ment, les grandes distilleries disposent de leurs propres alambics, à demeure, mais le principe reste le même et les exigences sont aussi précises.

Attention! Le calvados est généralement tiré à 65 degrés et c’est ainsi qu’il vous sera offert au fond des cours de ferme. Nos goûts – et la législation – font qu’il est plutôt commercialisé entre 40 et 45 degrés. C’est tout à fait suffisant pour l’apprécier.

Le camembert de Marie Harel

La Normandie est le pays du lait. Il est donc celui du fromage. Le camembert est sans doute le plus connu, même s’il est, toutes proportions gardées, le plus récent. Camembert est un petit village du Pays d’Auge, à quelques kilomètres de Vimou­tiers. En 1790, une fermière du nom de Marie Harel y hébergea un moine qui, se trouvant en grand dénuement, la remercia en lui confiant une recette. C’était celle du camembert tel qu’il est encore – ou devrait être – fabriqué aujourd’hui. Fromage au lait cru, caillé à la louche (et non brisé), il a pâte molle et croûte fleurie. Il doit être consommé suffisamment mûr pour que la pâte soit onctueuse jusqu’à cœur. Son emballage de bois permet de le conserver sans difficulté jusque-là, hors du réfrigérateur. Hélas, la plupart des camemberts du commerce sont fabriqués au lait pasteurisé et ils n’ont plus, du souvenir de Marie Harel, que l’apparence. Sans doute est-il alors pré­férable de s’en passer, en attendant patiemment que le hasard fasse découvrir, à l’éventaire d’un bon magasin, un camembert portant la mention «fabriqué au lait cru à la louche».

On trouve parfois, hors de Normandie, deux autres fromages normands, le livarot et le pont-l’évêque. L’un et l’autre proviennent également du Pays d’Auge. Le livarot, dont le caillé doit être brassé, nécessite une longue préparation. Lavé à l’eau, il a une odeur marquée, parfois véhémente. Mais son goût est moins agressif et, même si la fabrication en est désormais industrielle, cette pro­duction de masse semble ne l’avoir pas autant abâtardi que ce fut le cas pour le camembert.

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