Chez Solon

????????????

Nicolas    est    assis,  studieux, derrière le petit bureau d’écolier sur lequel trône, unique objet, un gros cahier à feuillets quadrillés qu’il  noircit, appliqué , de longues colonnes  d’une écriture fine et penchée. En face de  lui, une  ligne imaginaire, qui part du bureau et va finir contre le mur jaunâtre, à six mètres de là.

Ligne imaginaire. Rigoureuse frontière. A  droite  s’allonge une espèce de bar, de comptoir, derrière lequel un servi­teur prépare les infusions de cannelle , de lait au miel, de sésame moulu. A gauche s’alanguit la salle. Pièce sombre, où les voix chuchotent mais où les dominos  claquent sur les tables. Pour chaque infusion passant dans  sa ligne de mire (aucune n’y échappe , soyez-en sûr), Nicolas inscrit rapidement, précisément, une ligne de plus dans la première colonne  de  son  cahier  d’écolier.

Nicolas  frôle les 80 ans. Mais l’œil n’y paraît pas, ni la moustache irréprochable, ni la mèche soigneusement  peignée sur le côté, ni le costume prince-de-Galles croisé, impeccablement coupé.  Il  conserve  l’aspect  un  rien  guindé qui devait être le sien lorsqu’il étudiait la médecine dentaire à Paris, dans les années vingt. Mais la  vie parisienne  brillait   de mille  feux  pour  l’adolescent grec envoyé là par sa famille, il y avait des femmes plus libres que partout au monde, il y avait surtout les parties de poker qui se terminaient au jour , l’heure interdisant  l’assiduité   aux cours, le résultat  de la partie empêchant  généralement l’achat des livres d’études…

Nicolas est rentré chez son père,  tête  basse.  Il ne serait jamais dentiste .

– Eh  bien,  dans  ce  cas, lui dit son père, tu t’occuperas du café.

Soixante   ans  plus   tard ,  le voyageur passant par Minieh (Moyenne-Egypte) remercie les filles de Paris et les hasards du jeu, car Nicolas Solon, Grec d’Egypte,  80 ans,  offre  dans son café ce qu’il est si rare de trouver dans toute la vallée  du Nil, un  lieu propre , accueillant, calme, où les tables ne pois­sent pas et où – ô miracle – on peut se procurer à  compte honnête une bouteille de vrai whisky ou d’authentique cognac.

Les   dignitaires de  l’Eglise copte sont ses principaux clients.  Ils  passent,  hautains , entre les joueurs de  dominos, leur  longue  barbe  blanche  se penche , secrète, sur  le bureau de  Nicolas , dont le visage ondoie à peine en signe d’acquiescement.  Nicolas  tire alors de son gousset  la  clé du coffre  situé  derrière  lui,  non sans s’être muni d’une bonne épaisseur de papier journal. La précieuse bouteille glisse dans son emballage de fortune en un tournemain, un billet a été glissé entre les pages  du cahier d’écolier et l’homme de Dieu repart entre  les joueurs de dominos, aussi digne  que s’il était venu administrer l’extrême onction.

Minieh  est  une  ville  douce, sereine. Les fiacres d’un autre temps continuent d’y être le transport le meilleur marché. Tant pis si le cerclage des roues laisse désormais à désirer et si la plupart des chevaux sont malingres et boiteux. Le coiffeur de la place a reçu une carte postale, en français. C’est l’ancien propriétaire  de la très belle maison de maître, devenue permanence du parti. Il est juif, il a fui en 1956. Pour la première fois, il écrit. Il dit même qu’il  reviendra,   peut-être.

Le coiffeur ne lit pas le français. C’est Nicolas qui traduit pour  lui. Un  autre  Nicolas ,  le deuxième Grec de Minieh. Nicolas Gryllis. La tête de Zorba un lendemain de fête. Ongles noirs, tenue  douteuse, barbe d’une semaine, mais dégaine d’aristocrate. D’aristocrate usé.

Nicolas  Gryllis  est  sur  les traces d’Alexandre  le Grand. A l’en croire, la victoire approche à grands pas . Nicolas sera bientôt mondialement célèbre. Grâce à lui, on aura enfin pu mettre  la  main  sur  la  vraie dépouille d’Alexandre. En attendant, Nicolas hante une pièce  unique,  grabat-bibliothèque, dans un second étage sifflant de courants d’air. On y trouve les livres les plus rares, les publications les plus inattendues. Nicolas a tout lu, tout englouti. Il connaît par cœur tous les musées d’Europe, où il n’a jamais mis les pieds, il se promène en rêve dans les monastères du Sinaï, appelle les moines par leurs prénoms et se recueille avec eux, en rêve, sur le temps épuisé où l’esprit en remontrait à la matière.

Nicolas   m’a   emmené   chez Nicolas. Le penseur  négligé m’a invité pour une infusion de cannelle au lait chez le potache de 1920. Et mon regard s’est arrêté sur un profil, celui d’un joueur de dominos, massif, la peau plutôt sombre, soixantaine tassée. Pourquoi cette silhouette m’attirait-elle ainsi? Et pourquoi, lorsque ses yeux se sont tournés vers nous, ne m’a-t-il pas fait un signe de tendresse, comme autrefois? Car ce nez curieux, ces sourcils méfiants chapeautant un regard candide et roué, cette bonhomie alerte, cette sagesse apaisante, c’était mon père, à n’en pas douter. A peine un peu plus bronzé qu’au moment de sa mort, voilà six ans. Le peuple du monde est une grande famille.

 

Laissez un commentaire. Merci.