Ils sont fous, ces Japonais. Ils écrivent en caractères chinois leurs pensées de Japonais, ce qui les oblige à noter, en regard des idéogrammes, des indications pour la prononciation. Pourquoi faire simple quand on peut… (air connu). Ils roulent à gauche et inondent le monde de voitures roulant à droite. Ils ne se mettent dans le bain qu’après s’être lavés. Ils s’installent aux toilettes dans le sens de la marche. Et ils inondent de chants d’oiseaux les couloirs du métro.
Il est sept heures, Tokyo s’éveille. Sans hâte, au son de millions de radio-réveils à quartz. Monsieur Tanaka, lorqu’il aura réussi à ouvrir – sinon à débrider – sa paire d’yeux froids, se glissera dans son costume trois pièces, puis nouera impeccablement la cravate assortie. Ici, le patron bannit toute négligence dans la tenue. Et lorsque Monsieur Tanaka sera parti à pied vers la première bouche de métro, Madame Tanaka (qui ne revêt plus qu’exceptionnellement le kimono) emmènera les gosses à l’école.
«C’est lundi. Il est tôt. Vous devez être bien fatigué. Que vous êtes courageux d’affronter la vie avec le sourire.» Ces considérations, tombées des haut-parleurs de la gare d’Ikebukuru, ont ragaillardi Monsieur Tanaka. Et puis, il n’a pas vraiment l’impression que son dimanche familial à la campagne soit terminé. Comme hier, les oiseaux chantent dans sa tête. Rossignols, mésanges, merles et roitelets. Venus, eux aussi, par la sonorisation du plafond…
Levé deux heures plus tard que Monsieur Tanaka, j’ai encore les yeux mi-clos. Le premier thé vert va y remédier. La gentillesse des hôtesses du petit ryokan (auberge japonaise) aussi. J’ai bien dormi, dans la chambre minuscule seulement meublée d’un matelas posé sur le tatami de paille tressée (qu’on ne foule jamais avec ses chaussures obligatoirement laissées à l’entrée du ryokan, ni même avec les savates de plastique mises à disposition des clients), d’un brasero électrique (table basse, recouverte d’un lourd tissu dont les pans tombent à terre, et sous lesquels les pieds trouvent la faible chaleur d’une résistance électrique), de quelques rayonnages et d’un mini-poste de télévision.
Au fond à gauche, les toilettes. Nouvel échange de socques pour y accéder. A l’intention des étrangers, un petit dessin en guise de mode d’emploi. On s’assoit sur la cuvette, de marque Toto, le dos à la porte, face au mur. Bref, on a la vie derrière soi et la chasse devant.
L’auberge est ancienne, ce qui explique l’orientation-Toto. Car, désormais, on équipe les toilettes des nouveaux immeubles de sièges à l’occidentale. Pour les Japonais, c’est le monde à l’envers, la porceeux, désormais, de consulter le mode d’emploi!
Monsieur Tanaka ne rentre pas tout de suite à la maison. Sa journée terminée, il va éprouver ses réflexes en jouant contre l’électronique, contre les envahisseurs de l’espace. Sur un écran, moyennant cent yen, des dizaines de petits bonshommes verts menacent Monsieur Tanaka, qui n’a pour se défendre qu’une manette et un bouton. Les tirs des extraterrestres retentissent inlassablement dans la salle de jeux où Monsieur Tanaka s’est installé, avec une demi-douzaine de ses camarades de travail. Cris de victoire, cris de dépit.
Ensuite, aux frais de l’entreprise, la fine équipe, costumes toujours impeccables mais cravates un rien dénouées, ira engloutir force bières, aussi rafraîchissantes que leur nom (Sapporo) et aussi dangereuses pour l’équilibre. Il est temps de rentrer. Un coup de téléphone entre deux métros pour s’assurer que le frichti est prêt. Demain, on recommencera.
Centimètre par centimètre, je me lave. Il n’y a pas l’eau, bien sûr, dans les chambrettes du ryokan. Mais les bains publics sont à côté. Rituel quotidien. Un premier casier, fermé par le retrait d’une simple clavette de bois, pour les chaussures. Un second casier, à l’intérieur du bâtiment, pour se dévêtir complètement. Puis entrée dans la salle d’eau.
Invisibles, les femmes pratiquent leurs ablutions derrière un haut mur de séparation, on est pudique au Japon. Au bas de ce mur, à vingt centimètres du sol, les robinets. On s’assoit sur un petit banc de plastique, face au mur, on se saisit d’une cuvette et, pied après pied, carré de peau après carré de peau, on frotte, on savonne, on asperge, on recommence.
Plus tard seulement, lorsque tout le corps aura été exploré, astiqué, rincé, je pourrai me glisser dans le bain commun, escorté par le sourire amusé et ironique des Japonais. Car l’eau est à 420, c’est presque un supplice pour moi que d’y entrer, alors que mes voisins s’y prélassent sereinement. Et, lorsque je ressors, ils ne retiennent pas leur rire. Eux sont restés jaunes. Mais moi, entré pâle, je ressors crevette. Des goûts et des couleurs… Ils sont fous, ces Japonais.