Le royaume du surnaturel

La rencontre avec l’Ankou / La navigation de Bran / Le chaudron magique / La quête de Graal / Merlin l’enchanteur / Lancelot du Lac / Tristan et Iseult / Les villes englouties

De l’avènement de Nominoë, premier duc de Bre­tagne (826) à l’acte d’union avec la France (1532), les événements visibles, apparents, de l’histoire de Bretagne sont essentiels à la compréhension de la conscience régionale, nationale même, de la Bre­tagne et de ses futurs rapports, méfiants, distants, avec Paris. Mais ils ne constituent que l’ossature d’une évolution plus profonde qui, si elle met en scène des hommes et des femmes humbles et, pour la plupart, inconnus, a tout autant participé à l’éclosion, au maintien et à l’enrichissement d’une authentique civilisation bretonne, proche de celle des pays celtes d’outre-Manche, et très diffé­rente de la civilisation majoritaire française. Et, tandis que la réalité matérielle donnait peu à peu la victoire, militaire et administrative, à la France, c’est dans un autre registre, issu du fond des siècles et de la mémoire collective, que les Bre­tons allaient puiser et s’illustrer, comme si l’imagi­naire pouvait damer le pion au réel: le royaume du surnaturel.

Les légendes constituent une véritable vie paral­lèle de la Bretagne. Elles expliquent la nature et ses mystères, apprivoisent la mort, peuplent les forêts d’animaux mythiques et de sources miracu­leuses, plongent en mer jusqu’au clocher de villes englouties, vantent les exploits de rois imaginai­res, enchantent les fées et se mettent en quête du Graal.

La rencontre avec l’Ankou

Pas un breton bretonnant, aujourd’hui encore, ne saurait ignorer le mot Ankou, ni surtout sa signifi­cation: la Mort. Squelette drapé d’un suaire et armé d’une faux, l’Ankou se déplace sur une vieille charrette dont les roues grincent d’une manière à nulle autre pareille. Et c’est justement ce grincement qui, parvenant aux oreilles des vivants, peut leur permettre, s’ils parviennent à dominer leur effroi, d’éviter la rencontre avec l’Ankou et d’échapper ainsi, provisoirement, à la mort. Car quiconque a vu l’Ankou peut faire de la vie son deuil. Aussi, chacun évite-t-il le «chemin de la mort», généralement un chemin creux par lequel passe, les jours d’enterrement, le corbillard. Car, lorsqu’aucun enterrement n’est prévu au vil­lage et que sur ce chemin grince pourtant une charrette, c’est que la Mort rôde. Anatole Le Braz, dans sa Légende de la Mort, donne le témoignage de deux femmes:

«Nous non plus nous ne l’avons pas vue, mais, en revanche, je te promets que nous l’avons en­tendue! C’était là-bas, dans la montée. Jésus Dieu, quel bruit! Les chevaux soufflaient avec une telle force qu’on eût dit le fracas d’un vent d’orage… Le grincement de l’essieu vous déchirait l’oreille… A un moment, l’attelage s’est mis à piétiner sur place, comme impuissant à gravir la côte… Ah! Il en donnait des coups de sabots dans le sol! Cela sonnait comme des coups de marteaux sur l’en­clume… Le bruit a duré cinq ou six minutes, puis, subitement, tout s’est tu… Marie la servante et moi, nous nous regardions avec stupeur pendant tout ce vacarme. Nous n’osions bouger, ni l’une ni l’autre. Je ne sais pas comment nous ne sommes pas devenues folles…»

Mais, si les deux femmes ont échappé à l’Ankou, celui-ci ne s’est pas déplacé pour rien. Le lugubre grincement était un présage. A peine remises, elles recevaient la visite d’un voisin, effondré. Sa fille aînée venait de mourir subitement…

Celui qui rencontre l’Ankou peut, exceptionnelle­ment, lui échapper par dédoublement. Pierre-Jakez Hélias raconte à ce propos l’histoire, qui se serait passée à la fin du siècle dernier, de la «petite mort de Corentin Calvez».

Corentin Calvez était un paysan du Pays bigou­den (région de Quimper) honorablement connu dans la contrée, peu porté sur la boisson ou l’affa­bulation. Or, un soir, Corentin arrive en courant et en tremblant dans un village assez éloigné du sien. – J’ai rencontré l’Ankou, déclare-t-il aux paysans chez qui il se réfugie. J’ai froid. Tenez-moi la main.

Pour Corentin, dont le corps glacé a déjà les appa­rences livides de la mort, tenir une main chaude est l’ultime espoir. Il s’y agrippe, déchire de ses ongles la chair des vivants. Et, à de nombreuses reprises, il crie d’effroi:

– Ecoutez! Ecoutez le grincement de la charrette. Tenez-moi fort!

C’est seulement au matin que Corentin, apaisé, semble avoir retrouvé tous ses esprits. Il remercie ses hôtes, qui le voient reprendre le chemin de son village.

Les jours suivants, ils apprendront que Corentin Calvez, cette nuit-là, n’a pas quitté un seul instant sa maison. A la fin de l’après-midi, il était tombé d’une meule de foin et était resté, évanoui, sur le sol. Ses enfants l’avaient amené dans sa chambre, l’avaient allongé sur le lit et, certains de sa mort prochaine, l’avaient veillé, inconscient, jusqu’au matin. Alors, Corentin, qui jusque-là avait paru totalement «absent», s’était mis à remuer, à recon­naître ses enfants, et était revenu à la vie. Une heure plus tard, il travaillait à nouveau dans son champ, comme si de rien n’avait été. Et, questionné plus tard par ses hôtes du village voisin, il avait toujours soutenu, ce que d’ailleurs confir­mait le témoignage de ses enfants, qu’il ne leur avait jamais rendu visite. Quant à l’Ankou, il était bien sûr de ne l’avoir jamais rencontré. Sinon, c’est l’évidence, il ne serait plus de ce monde…

La navigation de Bran

Il est normal que la mer, avec laquelle les Bretons se sont frottés depuis des temps immémoriaux, et à laquelle ils ont payé le tribut d’innombrables vic­times, trouve place dans les légendes, et particuliè­rement celles en rapport avec la mort. La plus ancienne de ces légendes traite de la navigation de Bran. On notera qu’elle est située en Irlande mais contée, indifféremment, au Pays de Galles, en Cornouailles et en Bretagne.

Il y avait, au château, une grande réception à laquelle assistaient rois et guerriers. Parmi eux, Bran remarqua soudain une femme qui, manifes­tement, venait d’«ailleurs». Elle se mit à chanter et sa chanson, adressée tout particulièrement à Bran, vantait les merveilles et les plaisirs de Tir na n’Og, le Royaume de l’Au-Delà, encore appelé Sid, ou Pays-sous-les-vagues. Puis, sans que per­sonne ne s’en soit aperçu, la femme disparut. Mais Bran avait été conquis et, dès le lendemain, il s’embarquait avec un équipage d’une trentaine d’hommes.

Il rencontra d’abord Manannan mac Lir, le roi de l’Au-Delà, qui l’encouragea à poursuivre sa route jusqu’à la Terre des femmes, qui n’était plus très éloignée. Une première île apparut bientôt, d’où s’échappaient d’interminables rires. Sur le rivage, des femmes riaient à en perdre haleine et un matelot, envoyé par Bran en reconnaissance, se mit, lui aussi, à pouffer sans raison apparente, dès qu’il eût touché le rivage. Bran décida donc de poursuivre son voyage.

Laissant derrière lui 1’lle de la Joie, il toucha enfin la Terre des Femmes. Une kyrielle de jolies filles, sur la plage, attendaient les navigateurs et les en­traînèrent aussitôt dans le château. Sur la table, il y avait des plats exquis, dont la particularité mer­veilleuse était de ne jamais se vider, autant qu’on en prît. Dans les chambres, il y avait des couches soyeuses et, sur ces couches, les filles les plus bel­les. Dans la chambre où fut conduit Bran, la reine, plus belle encore que ses suivantes, l’attendait…

Le temps s’écoulait, certes, mais il semblait s’écouler si lentement! Les navigateurs avaient l’impression d’être arrivés la veille, tant les joies succédaient aux joies, les plaisirs aux plaisirs. Pour­tant, un jour, l’un des marins eut le mal du pays. Il en prévint Bran et celui-ci décida de rentrer.

Après une longue traversée, le bateau toucha fina­lement la terre ferme.

«Je suis Bran», cria-t-il aux hommes qui se trou­vaient sur le rivage.

«Bran… Quel Bran? On ne connaît pas de Bran, ici. Mais je me souviens d’avoir lu, dans de très anciennes annales, le récit contant le départ d’un certain Bran, qui s’était embarqué sur l’océan et que personne n’a jamais revu…»

Le plus impatient des marins de Bran, celui qui avait le mal du pays, ne pouvait plus attendre. Il enjamba le bastingage et sauta à terre. Mais, à l’instant même du contact, son corps tomba en cendres sur le sol.

Le temps de l’Au-Delà n’est pas celui des vivants. Bran, après avoir fait, sans descendre à terre, le récit de son voyage à la Terre des Femmes, mit le cap sur le large et, depuis, personne ne l’a jamais revu.

Le chaudron magique

Chacun connaît les aventures d’Asterix et Obelix, leur combat contre les Romains et leurs victoires inespérées, obtenues grâce à la potion magique, confectionnée par le druide Panoramix. Le chau­dron et sa potion constituent, dans la mémoire collective des Bretons, bien plus qu’un ustensile de cuisine et un breuvage revigorant. Ce sont, cer­tainement, les attributs sacrés de la divinité. Et de nombreuses légendes, dont certaines proviennent de l’île de Bretagne, mettent en évidence le carac­tère magique du chaudron.

Les origines du chaudron magique semblent être plutôt irlandaises que celtiques. Et encore ne serait-ce là qu’une étape, puisque le chaudron aurait été apporté en Irlande par les Tuatha Dé Danann, les dieux lumineux venus du Nord, qui, en débarquant, auraient été porteurs de quatre objets magiques, une lance et une épée invin­cibles, une pierre de sacre, qui crie Lorsque s’y installe le souverain légitime, et le fameux chaudron magique.

Selon la légende, les Celtes de l’île de Bretagne auraient reçu le secret du chaudron d’un exilé irlandais, Llasar. Celui-ci était indiscutablement doté d’un pouvoir surnaturel puisqu’il avait réussi à se sauver, de sa seule force, d’une maison de fer dans laquelle le roi d’Irlande l’avait enfermé avant de bouter le feu tout autour, jusqu’à ce que le fer fût blanc. Llasar, en échange de l’hospitalité en terre bretonne, avait alors offert au roi le fameux chaudron.

Ses vertus sont nombreuses. Il est source d’abon­dance, de connaissance et de divination. Mais, surtout, il rend immortel. Ainsi, dans les combats contre le Dragon, les soldats tués durant la jour­née sont plongés, le soir, dans le chaudron et repartent au combat, comme si de rien n’était, dès le lendemain. Parfois même, le passage dans le chaudron confère aux ressuscités une puissance accrue. Dans certaines légendes, les soldats à pied en ressortent cavaliers. Mais, et cela est essentiel dans une société comme la société celte, où l’écri­ture est proscrite et où le langage est, par consé­quent, l’instrument primordial de la vie et des vivants, les ressuscités du chaudron ressortent beaux, forts, agiles, courageux, mais muets. Plus qu’un mythe de la réincarnation, le chaudron est donc le moyen sacré de l’immortalité de l’âme. Mais encore faut-il le détenir. D’où l’éternelle quête dont il est l’objet, et les nombreux combats dont il est l’enjeu, dans nombre des légendes les plus anciennes.

La quête de Graal

Nul doute que le mythe du chaudron, venu d’un Nord mystérieux jusqu’en Irlande, puis passé dans l’île de Bretagne, ait ensuite touché la Bretagne continentale, ne serait-ce qu’au moment du grand exode. On le retrouve, d’ailleurs, dans les romans bretons du Moyen Age. Mais, christianisé, le chaudron devient alors le Graal, le vase sacré qui, après avoir servi à Jésus-Christ pour la Sainte Cène, aurait recueilli le sang du Crucifié.

C’est à la quête du Graal que partent les Cheva­liers de la Table Ronde, dont le plus célèbre est le roi Arthur lui-même. Personnage de légende, puis de roman, Arthur semble avoir bel et bien existé. Il aurait été l’un des rois bretons (Artus, ou Artu?) à avoir combattu victorieusement les envahisseurs anglo-saxons, lors de la bataille de Mont-Baddon, en 516. Mais aucune preuve d’un rapport précis entre la vie d’Artus et les aventures du roi Arthur n’a jamais été apportée.

L’intérêt du roman des Chevaliers de la Table Ronde, c’est qu’il montre à la fois comment les nouvelles valeurs chrétiennes se sont d’abord appuyées sur les mythes du paganisme celte et sur ses facultés de magie, et comment, de toute éter­nité, les héros des légendes bretonnes passent, indifféremment, de Bretagne insulaire en Bre­tagne continentale, à la manière de Merlin, qu’on retrouve aussi bien à la cour du roi Arthur, en île de Bretagne, que dans la forêt de Brocéliande, l’actuelle forêt de Paimpont, en Armorique.

Fils secret du Roi Uther Tête-de-Dragon, Arthur était devenu roi, à la mort de son père, grâce à une première passe de magie: aucun héritier connu ne pouvant prétendre au trône, il fut décidé que serait couronné celui des chevaliers qui par­viendrait à retirer de son monumental fourreau de marbre une épée d’or qui y était plantée. Aucun des valeureux guerriers n’y était parvenu lors­qu’un enfant, comme par jeu, s’approcha, saisit le pommeau d’or et retira, sans effort, la longue lame prise dans la roche. Cet enfant, c’était Arthur.

A peine était-il roi que les Saxons attaquaient la côte est. Aussitôt, avec la complicité de Merlin fai­sant se lever un aveuglant nuage de poussière, Arthur bat l’ennemi. Cette première bataille est pour lui l’occasion de rencontrer et d’épouser Gwenhwyfar, la fille du seigneur local. Mais reprennent les assauts saxons et, au Mont-Bad­don, Arthur et son épée magique, Excalibor, tuent 470 chefs ennemis. Arthur, qui assoit ainsi son pouvoir sur les deux Bretagnes, s’attaque alors à l’Irlande, où il s’empare du chaudron magique. Dès lors, entouré des meilleurs chevaliers, il peut se consacrer à l’essentiel, la quête du Graal. C’est dans ce but que se réunissent les Chevaliers de la Table Ronde, les meilleurs du royaume, qui, entre deux réunions, s’en vont dans les contrées lointai­nes réaliser les plus grands faits d’armes et vivre les plus extravagantes aventures. A noter que la forme de la table était le reflet d’une idée chère aux Bretons: elle était ronde pour qu’aucun des participants ne pût se prévaloir d’une place meil­leure que celle de son voisin. Symbole d’égalité, ébauche de diplomatie.

Mais Arthur, grand guerrier, allait être un mari trompé. Alors qu’avec les Chevaliers de la Table Ronde, il assiège les Romains, lui parvient la nou­velle d’une double trahison: celle de son neveu Mehdrawt et de sa femme Gwenhwyfar qui, restés au pays, se sont unis et ont mis sur pied une armée pour abattre Arthur. Celui-ci, abandonnant le combat contre les Romains, fait demi-tour, tue Mehdrawt, mais est blessé au cours du combat. L’heure est venue. Arthur, dans un dernier sur­saut, ordonne qu’on jette dans les flots son épée magique puis s’étend, immobile, sur la plage. Alors, à l’horizon, se dessine un navire qui s’ap­proche lentement du rivage. En descend la fée Morgane, la reine de l’île de l’Autre-Monde. Lors­que les doigts de cette merveilleuse créature frô­lent son épaule, Arthur se lève comme s’il n’avait jamais reçu la plus petite blessure et suit la fée à bord du bateau, qui hisse les voiles et disparaît. Mais, il l’a promis et tous les Bretons vous le confirmeront: Arthur reviendra de l’île de l’Autre-Monde. Alors, prenant la tête des nations celti­ques, Bretagne, Pays de Galles, Cornouailles, et des cousines gaéliques, Irlande, Ecosse et île de Man, il repartira en guerre pour restaurer les liber­tés bafouées des peuples de la mer.

Merlin l’enchanteur

Le nom, francisé, de Merlin, était autrefois Mar­zin (de eun mari, un prodige) et Myrrdin («forte­resse de la mer»). Enfanté par une nonne chré­tienne, Carmélis, innocemment fécondée pendant son sommeil par un oiseau du Mal, Merlin con­tient donc en lui les forces, opposées et créatrices, du paganisme druidique et des vertus du christia­nisme. Usant de la parole dès sa naissance, il met ensuite ses dons au service de la patrie bretonne, conseillant les princes, puis le roi Arthur lui-même, dans leurs combats contre les envahis­seurs. Mage, prophète, poète et guerrier, il se plaît à réconforter et à distraire le peuple dans les moments les plus difficiles. Mélange de barde et de druide, Merlin perd l’esprit après la mort de son frère et se réfugie, en quête de paix et d’har­monie, dans la forêt profonde, celle d’Ecosse, selon certains, celle de Brocéliande, l’actuelle forêt de Paimpont, selon d’autres. Là se situe sa rencontre avec la fée Viviane. Enchanteur enchanté, le vieux magicien (dans certains poèmes, il s’agit d’un Merlin quasi jouvenceau) livre petit à petit à Viviane – à condition qu’au bout du compte elle se donne à lui – tous les sec­rets de sa magie. Devin, il sait le sort qui l’attend. Viviane, devenue magicienne, l’enfermera à tout jamais dans un cercle tracé dans la poussière du sol. Aujourd’hui, Merlin est toujours retenu dans une cage d’air, quelque part dans la forêt de Brocéliande, et Viviane, qui a tenu parole, vient à lui chaque jour. Tel est le sort de celui qui aime, aider celle qu’il aime à construire la prison dans laquelle il deviendra prisonnier tout en conservant le bonheur.

Lancelot du Lac

Comme la plupart des héros, mi-réels, mi-légen­daires, le personnage de Lancelot doit corres­pondre à celui d’un chevalier breton ayant com­battu l’envahisseur anglo-saxon en île de Bre­tagne. Transformé et magnifié ensuite par la tradi­tion orale, il a finalement trouvé place, comme les autres, dans les romans du Cycle Breton, poèmes et romans épiques de Geoffroy de Monmouth, Chrestien de Troyes, Béroul, très prisés du public au Moyen Age et dont les sources strictement cel­tes furent largement influencées par des apports extérieurs, emprunts aux légendes de l’Antiquité grecque et romaine, enseignement de la morale chrétienne.

Si la plupart des Chevaliers de la Table Ronde sont campés comme des soldats entièrement dévoués à leur roi et à l’idéal de la chevalerie mili­taire, Lancelot est, lui, plus ambigu et donc, aux yeux du lecteur moderne, plus humain. Vaillant guerrier, il est aussi un amant parfait. C’est lui qui nourrit pour la femme du roi Arthur un amour coupable (Lancelot et Mehdrawt ne sont sans doute qu’un seul et même personnage) et qui, au nom de sa passion, est capable de s’humilier jus­qu’à la lâcheté, non par peur, mais par amour, pour autant que l’aimée le lui demande. Mais, lorsqu’il guerroie loin d’elle, aux côtés d’Arthur, il s’oblige à, la plus grande bravoure, à la fois pour que le récit de ses exploits parvienne jusqu’à sa dame et pour que soit respecté le code de la che­valerie.

Les légendes et romans varient suivant l’époque et le lieu de leur éclosion. Ainsi, à la différence de son double Mehdrawt, Lancelot n’est pas tué par Arthur mais, après avoir rejoint la foi chrétienne, se réfugie dans la nature où il finit ses jours en parfait ermite, enfin détaché de l’empire des sens.

Tristan et Iseult

Le mythe de Tristan et d’Iseult, les amants qui ne peuvent se retrouver que dans la mort, est lui aussi un bon exemple des différences existant entre les légendes authentiquement celtes et les romans remaniés par les auteurs chrétiens du Moyen Age. Dans un excellent livre (La Mytholo­gie celte), l’historien breton Yann Brekilien a publié, en 1981, une autre version du mythe de Tristan et Iseult, version qu’il affirme remonter aux sources celtiques et qui, à la différence du mythe bien connu, se termine non par la mort, mais par les retrouvailles des amants. Si, comme on peut le penser, les sources auxquelles a puisé Brékilien sont sûres, voilà qui change tout.

Ainsi, Tristan, neveu du roi Marc’h (ou Mark), ne mourra pas. Certes, comme dans le roman du Moyen Age, il est blessé en tuant le monstre et ce sont les soins d’Iseult, nièce du monstre et un rien magicienne à ses heures, qui le sauvent d’une mort certaine lorsqu’il accoste, moribond, sur les côtes d’Irlande. Comme dans le roman, c’est lui qui, de retour en Cornouailles, propose de retour­ner en Irlande pour quérir Iseult, promise en mariage à son oncle. Et, comme dans le roman, Tristan et Iseult boivent par accident, sur le bateau qui les ramène en Cornouailles, le philtre qui les fait tomber passionnément amoureux l’un de l’autre. Mais, dans la légende des origines, Arthur est appelé à départager les deux prétendants, Tristan et le roi Marc’h. Il ordonne que le roi et son neveu disposeront d’Iseult à tour de rôle, chacun la moitié de l’an, l’un lorsque les arbres auront des feuilles, l’autre quand les feuilles seront tombées. Marc’h, qui par égard pour son âge peut choisir le premier, opte pour la période des arbres sans feuilles, «parce que les nuits sont plus longues». Et Iseult, lorsqu’on lui apprend la nouvelle, saute de joie: puisqu’elle sera à Tristan quand les arbres auront des feuilles et que «le houx, le lierre et l’if gardent leurs feuilles en hiver», voilà Iseult à Tris­tan pour toujours…

Les villes englouties

Dans une société qui refusait l’écriture, la parole servait à la transmission de l’histoire et des légen­des. Ainsi, l’histoire telle qu’elle nous est parve­nue semble souvent légendaire et il arrive aussi que les légendes puisent leurs racines dans des bribes d’une histoire oubliée.

Telle est la légende de la ville d’Ys. Une nuit, des marins avaient jeté l’ancre dans la baie de Douar­nenez et pêchaient. Mais, lorsqu’ils voulurent lever l’ancre, elle resta obstinément accrochée au fond de l’eau. Il fallut bien qu’un des marins se dévouât et plongeât pour tenter de la libérer. Mais, à mesure qu’il s’enfonçait dans les flots, il com­mença à apercevoir une clarté, qui grandissait de mètre en mètre. Usant de la corde pour descendre encore, il s’approcha alors de la plus vive des sour­ces de lumière, un rectangle strié de plusieurs raies verticales. Les raies étaient les barreaux d’une fenêtre, la fenêtre était celle d’une église et, dans l’église, une foule nombreuse priait. Le marin entendit même nettement le prêtre qui demandait s’il se trouverait, dans l’assistance, un enfant pour dire la messe. Notre homme se serait bien proposé, mais la peur avait eu le dessus, il avait décroché l’ancre et, de deux coups tirés sur la corde, il avait fait savoir à ses camarades restés en surface qu’ils pouvaient la remonter, et lui avec.

Les autres l’avaient-ils cru lorsqu’il leur fit son récit? Toujours est-il qu’il fut décidé d’aller en par­ler au recteur (c’est ainsi qu’on nomme le curé en Bretagne).

– Si vous vous étiez proposé pour dire la messe, affirma alors le curé, la ville d’Ys serait ressuscitée. Et la France aurait changé de capitale.

Il semble bien qu’autrefois, à l’endroit précis où se trouve, actuellement, la baie de Douarnenez, se soit élevée une ville importante et fastueuse, Ys, capitale de la Cornouaille. Elle aurait même (mais ici la légende l’emporte certainement sur l’his­toire) donné son nom à Paris, l’origine du mot Paris étant alors «Par – Ys», «pareille à Ys».

Est-ce avant la conquête romaine ou aux alen­tours de l’an 500? Le roi d’Ys se nommait Grallon, ou Gradlon, et sa fille Dahut. Gradlon, homme sage et pieux, était l’ami de saint Corentin et de saint Gwénolé. Mais Dahut était de moeurs parti­culièrement dissipées et la rumeur affirmait qu’a­près avoir fait venir, chaque nuit, un nouvel amant dans la tour du château, elle le faisait jeter au plus profond d’un puits au premier chant de l’alouette.

Gradlon portait toujours, attachées autour du cou, les clés de la ville. C’est qu’Ys avait une particula­rité: elle était construite plus bas que le niveau de la mer et, à marée haute, seules les portes cade­nassées d’une haute digue empêchaient que les flots l’ensevelissent.

Or, une nuit de particulière débauche, Dahut se mit en tête de voler à son père les clés d’Ys. Sitôt fait, elle ouvrit les portes et l’eau s’engouffra. Réveillé en sursaut, Gradlon usa de ses dons magiques pour retenir, aussi longtemps qu’il le put, la mer menaçante. Il parvint à enfourcher son meilleur cheval et à jeter Dahut en croupe. Mais, aussitôt, les flots déferlèrent et ils allaient rattraper la monture, le roi et sa fille, lorsque Gwénolé, brandissant sa crosse, lui intima l’ordre de jeter à bas «le démon assis derrière lui». Et, comme Gradlon hésitait et que les flots avançaient tou­jours, Gwénolé, de sa crosse, fit tomber Dahut sur le chemin. Dès qu’elle l’eut engloutie, la mer cessa de monter et Gradlon put se retourner. De la ville d’Ys, tout avait disparu.

Mais, au plus profond de la mer, le peuple d’Ys, prisonnier des eaux, continuait de vivre comme avant. Il aurait suffi que le marin de Douarnenez, en allant décrocher l’ancre, ait accepté de dire la messe, pour que tous fussent enfin libérés.

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