Il n’est pas d’île au monde à posséder autant de fusils au kilomètre carré.
C’est que le bandit d’honneur sommeille en chaque insulaire, qu’il soit Corse ou Sarde. Un mot, un regard trop insistant sur les charmes d’une femme, un geste d’irrespect à l’endroit d’un vieillard, et la guerre se rallume. Les tromblons vont parler. Et les hommes se tairont.
Corses et Sardes se font de la tradition un devoir. Devoir de vengeance, de sang, de fidélité. Rien, pourtant, ne les prédisposait à ce combat quotidien. Ni les vallées paisibles, ni les troupeaux ondoyants, ni le chien fidèle, ni les hivers frileux, ni le grand soleil méditerranéen.
Rien, n’était l’histoire. Devoir se battre pour la survie, la dignité, la liberté. Que d’échecs! Et que de recommencements! Parler la langue de son peuple, mourir dans son village, cette élémentaire consolation d’une vie de pauvreté et d’inquiétude n’a que rarement récompensé les fils de la montagne.
Que peut savoir de tout cela le touriste de passage? Veut-il même être mêlé à la vie du lieu, lui qui s’installe sur la plage alors que, de toute éternité, les hommes se sont retranchés à l’intérieur des terres, au détour des vallées, à l’escarpement des monts?
Et pourtant, que ces pays sont beaux! Démesure altière des sommets corses, bonhomie tranquille des massifs sardes. Beaux aussi les gens, vif-argent corse, fonte sarde. Les êtres sont à l’image du sous-sol, comme si les entrailles de la terre leur avaient patiemment communiqué leurs secrets. Le Corse vous file entre les mains, rapide, insaisissable. Le Sarde ne se laisse approcher que lentement, puis le poids de toute une famille vous entoure, vous investit et vous retient.
Là encore, l’histoire et la rumeur n’ont voulu connaître que les exceptions. Mais qu’importent les liens corses de Napoléon ou de Tino Rossi, les affinités sardes du communiste Berlinguer, de Gramsci ou de Garibaldi? La vérité des peuples est ailleurs, dans les racines d’une peur séculaire, les cicatrices d’une misère incommensurable, les croyances d’une solitude infinie et la volonté d’une survie jamais tout à fait acquise.
La mer stimule sans ravager. La nature nourrit sans envahir. La faune prolifère sans ruiner. Tout pourrait n’être que richesse, joie et paix. Et pourtant… De tout temps, l’homme des îles méditerranéennes, énergique et passionné, a été dominé, asservi par le destin. En Corse et en Sardaigne, le destin a eu nom invasions, pauvreté, exil et mort. Voilà plus de dix mille ans que l’homme vit en Corse. Les bergers furent les premiers de la Méditerranée à se servir de poterie, les premiers aussi, trois mille ans av. J.-C., à figurer d’autres hommes sur des monuments. Le bonheur, en quelque sorte…
Mais voici des bateaux et des guerriers qui en débarquent, armés d’objets inconnus, épées, haches, poignards, lances, cuirasses. Choc du pot de terre contre l’épée de fer. Les insulaires se réfugient dans les montagnes, les nouveaux venus se réservent la côte et les plaines fertiles, jusqu’à la prochaine invasion qui les transformera, à leur tour, en maquisards des montagnes pauvres.
Qui sont, aujourd’hui, les Corses et les Sardes? Leur sang est-il ibère, ligure, phénicien, phocéen, étrusque, carthaginois, syracusain, romain? Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont avant tout Corses – ou Sardes. Et que les habitants d’une île ignorent souverainement ceux de l’autre. Alors que les lignes maritimes se multiplient entre France et Corse comme entre Italie et Sardaigne, les Bouches de Bonifacio (dont les quinze kilomètres de mer peu sûre séparent les deux îles) ne voient opérer qu’un vieux bateau désuet, d’ailleurs surtout emprunté par les touristes. Et la pire insulte à un Corse n’est-elle pas de le traiter de Sarde?
Y a-t-il encore, dans ce monde où les nations puissantes se disputent le devant de la scène, place pour des entités humaines, géographiques aussi petites? L’Italie, en reconnaissant une large autonomie à la Sardaigne, semble avoir répondu par l’affirmative. La France, en encourageant l’émigration des Corses vers le continent, en installant à Bonifacio et Corte sa Légion étrangère, en favorisant les bassesses électorales et en refusant toute véritable régionalisation, a trop longtemps voulu faire de la Corse deux départements français comme les autres, suivant en cela l’exemple d’un certain Napoléon…
C’est pourquoi, alors que la Sardaigne préservait sa dignité et son identité, la Corse se désagrégeait un peu plus chaque année, laissant le maquis reprendre inexorablement les terres défrichées par les ancêtres. On ne produit plus rien en Corse et même les derniers bergers ne parviennent plus à vendre le lait de leurs brebis. Les villages se sont vidés, les cloches des églises se taisent et, seuls, les trois mois de l’été apportent chaque année leur cortège de touristes et de Corses du continent.
Pendant ce temps, en Sardaigne, les hommes de l’émigration reviennent peu à peu, construisent leur maison à l’échancrure des vallons et, entre les murs de pierre, ils n’oublient pas d’installer le fouloir à vin et le four à pain, preuve de leur enracinement et de leur goût de la vie.
Le banditisme, pourtant, n’a tout à fait disparu ni de Corse, ni de Sardaigne. On estime à une trentaine le nombre des bandits sardes installés dans les montagnes du Gennargentu dominant le village d’Orgosolo. Se battent-ils pour une certaine idée de leur île, ou simplement pour gagner par millions cet argent que les bergers, eux, ne réussiront jamais à épargner? Une chose est sûre: il ne se passe pas d’année sans qu’un riche propriétaire, italien ou étranger, soit enlevé puis échangé contre rançon. Et, si les voix officielles condamnent sans ambages ces méthodes, la conscience populaire, elle, n’y est pas indifférente, au point que de nombreux Sardes se feraient un devoir d’héberger chez eux un bandit en rupture de société. Au point, aussi, que fleurissent les livres sur le sujet et qu’une épopée musicale, vendue en cassettes jusque dans les plus petits villages, chante les louanges du bandit Mesina, l’un des derniers (?) d’une histoire qui en compta des centaines.
En Corse, si les montagnes sont plus abruptes, l’île est plus exiguë et les maquisards de l’illégalité finissent généralement par se rendre aux forces de l’ordre. Leurs motivations et leurs méfaits sont d’ailleurs d’une autre nature. Il s’agit généralement de militants de l’indépendance, pourchassés pour atteinte à la sûreté de l’état (français), attentats politiques ou, plus simplement, crimes de droit commun. Mais, dans une île comme dans l’autre, le mythe du bandit d’honneur reste vivace et, lorsque s’est établie la confiance entre hôtes insulaires et voyageur curieux, il n’est pas rare qu’on exhume du fond d’une armoire un fusil ayant appartenu à Spada ou à Tolu. Chacun s’empresse d’oublier que ces héros douteux ont fait couler le sang d’innocents, pour évoquer leur plus grande vertu, l’opposition à l’ordre et aux gendarmes.
A travers eux ressuscite le temps où, chacune de son côté, la Corse et la Sardaigne étaient libres. Le temps où les terres étaient communes, où la famille et le clan étaient les seules nations reconnues, ce temps d’un autre âge, à peine entrevu, sitôt disparu, pour renaître, éphémère, quelques siècles plus tard. Etonnez-vous, après ça, que les touristes (français en Corse, italiens en Sardaigne) soient accueillis comme chiens dans un jeu de quilles. C’est l’Europe qui a volé à ces deux îles fières leur virginité et leurs illusions. L’Europe qui, aujourd’hui encore, voudrait en faire – en Corse surtout – un petit bout d’univers semblable à la norme contemporaine. Corses et Sardes, au fond d’eux-mêmes, se rebiffent et vouent aux nouveaux colons une méprisante haine, tempérée, en Corse par la dépendance économique à l’égard de la France et du tourisme, en Sardaigne par un inébranlable sens de l’hospitalité.
Il faut savoir cela avant de fouler du pied ces «deux pas de Dieu dans la mer du milieu» que sont la Corse et la Sardaigne. Savoir que jamais, par l’argent, l’amitié ou l’intelligence, vous ne serez vraiment des leurs. Assister discrètement aux fêtes, païennes ou religieuses, y participer si on vous y invite. Bref, pratiquer ce qui, de tout temps, a fait défaut aux envahisseurs: le respect des lieux et des hommes.
En évitant ainsi ce légitime affrontement, vous entrerez dans deux des plus beaux lieux d’Europe et vous découvrirez une douceur, une complicité et un art de vivre qui vous feront croire, le temps d’un instant, que vous êtes, vous-même, sarde ou corse. Le berger méfiant vous mettra dans la confidence de son troupeau et de sa solitude, la vieille femme vous fera goûter le pain odorant qu’elle réserve habituellement à sa famille, l’aubergiste ouvrira une bouteille de ce vin qu’il refuse aux touristes, le gamin vous racontera les histoires, sordides ou merveilleuses, de son village et le curé égrènera, sans avoir l’air d’y toucher, des litanies à faire rougir le Diable.
Bientôt, on vous fera partager le sentiment national et, même si vos interlocuteurs émettent quelques réserves sur un hypothétique avenir séparatiste, vous ne pourrez que manifester votre foi en des lendemains qui chantent. En Sardaigne, vos hôtes vous emmèneront dans les ruines du «nuraghe» le plus proche, comme on se rend sur la tombe d’un défunt aimé. En Corse, il vous faudra visiter la maison natale de Paoli et assister à un concert (entre tradition et révolte) du groupe «Canta u Populu Corsu». Plus tard, lorsque votre fidélité à la cause sera reconnue, on vous réveillera avant l’aube pour vous faire participer au pèlerinage de Sedilo. Et, à la première fatigue, c’est la signadora, et non le médecin, qu’on appellera pour vous. Tant il est vrai que, sur l’île, si le climat est bénéfique, il y aura toujours quelque vaurien pour vous jeter l’«occhju», le mauvais œil. Et que seule la magie ancestrale saura vous en délivrer.