En Amérique du Nord, la conquête de l’Ouest fut sanglante et les Yankees se firent tirer l’oreille jusqu’à la seconde partie du XXe siècle pour condamner les excès et les atrocités de leurs armées. Mais au moins reste-t-il quelques tribus pour témoigner de ce que furent Wounded Knee et la «pacification». Dans la pampa, la guerre contre l’Indien fut sans partage et, là mieux que partout ailleurs, s’appliqua la devise selon laquelle le seul bon Indien est un Indien mort. Les portenos de la fin du siècle dernier., imités encore aujourd’hui par quelques adeptes de la race pure, se font une gloire de déclarer: «L’Argentine est le seul pays blanc au sud du Canada.» Dans une grande partie du pays, pour le moins, telle est cependant la vérité.
Les «infidèles»
Comme aux Etats-Unis, c’est le XIXe siècle qui verra les plus nombreux et les plus sanglants affrontements, pratiquement jusqu’à la «solution finale». Cependant, dès 1722, alors que les Espagnols sont encore les maîtres du terrain, les minutes de certaines cités contiennent les récits de batailles avec ceux que les chroniqueurs de l’époque appellent les infieles (infidèles). Ainsi, le voyage du gouverneur Zavalà à Santa Fé qui, «au grand risque de sa vie, commença à constater la hardiesse et l’ardeur téméraires avec lesquelles se battent lesdits infidèles».
«A peine Son Excellence avait-elle franchi le Rio Salado que… avant même qu’il ait quitté l’embarcation, un groupe d’Indiens attaqua sa suite et sa garde, au secours de laquelle se lança celle du fortin voisin et, les chevaux se heurtant avec tant d’ardeur, de promptitude et de vivacité, il y eut de nombreux morts de part et d’autre, jusqu’à ce que les citadins réussissent à mettre l’ennemi en déroute…»
Ici comme partout, l’Indien n’était pas violent ni méchant; il l’est devenu au contact de l’homme blanc, après avoir en vain tenté de tisser avec lui des liens de confiance, d’harmonie et de bonne entente. Mais l’incompatibilité apparaît bien vite, puisque le conquérant vient en terre américaine avec deux intentions bien précises: s’approprier les richesses (au nom du roi) et convertir les infidèles (au nom de Dieu). Quatre siècles après le débarquement des premiers groupes d’immigrants, il ne restera dans les pampas argentines et les premiers contreforts des Andes ou des hauts plateaux que quelques dizaines de milliers d’indigènes, alors que ces peuples, venus d’Asie en plusieurs courants et par différents chemins, groupaient sans doute plusieurs millions d’êtres avant la conquête.
A l’arrivée des Espagnols, il y a en Argentine, y compris l’Uruguay, vingt-deux peuples distincts, dont une demi-douzaine, les plus importants en nombre et en organisation, donneront bientôt du fil à retordre au conquérant.
Les Puelches
« Découverts» en 1830 par Alcide d’Orbigny, les Puelches vivaient à l’emplacement des futures provinces de la Pampa, de Neuquén et du Rio Negro. A en croire d’Orbigny, ils sont un peu plus petits que leurs voisins du Sud, les Patagons, décrits comme géants aux grands pieds par les premiers voyageurs. Ils mesurent pourtant près de 170 centimètres, hommes comme femmes. Ils sont robustes et forts. Visage large et sérieux, bouche saillante, lèvres lourdes et dents éclatantes.
Femme Puelche (Musée de San Antonio de Areco).
A l’origine, les Puelches étaient surtout des chasseurs de guanacos et d’autruches, dont la viande était leur nourriture principale. Après l’arrivée des Européens, ils se mettent à consommer aussi la chair des chevaux sauvages qui foisonnaient dans les pampas du sud de la province de Buenos Aires. Ils se nourrissent aussi de racines et de graines, ainsi que d’une variété de minuscules pommes de terre. Quant à leurs armes, elles semblent tirées d’un catalogue de jouets., arcs et flèches, assortis plus tard, lors des combats à cheval, d’une lance et d’une espèce de bouclier de cuir. Le vêtement est aussi fort rudimentaire: peaux de bêtes assemblées en mantille, cache-sexe triangulaire. Enfin, comme pour faire plaisir à Walt Disney, hommes et femmes apportaient une attention toute particulière à la peinture de leur visage. Si l’on ajoute à cela le fait que les Puelches étaient nomades, qu’ils croyaient en un dieu nommé Tukutsual et parlaient une langue inintelligible pour le Blanc, on comprendra que les nouveaux venus n’aient eu qu’une hâte: les civiliser (?) ou s’en débarrasser.
Les Indiens Pampas
Il semble qu’il ait existé deux peuples «Pampas» successifs et distincts dans les plaines de la province de Buenos Aires, le premier ayant cédé la place au second dans le courant du XVIIIe siècle. Les anciens Pampas étaient d’habiles chasseurs de cerfs (alors nombreux), rattrapant à pied leur proie et buvant leur sang pour compenser le manque d’eau de ces régions. Là aussi, il se servaient d’arcs et de flèches, auxquels venaient s’ajouter un étrange instrument fait de deux pierres tournoyant aux extrémités d’un lien de cuir, le boleadoras, que le futur gaucho adoptera ensuite, en y adjoignant une troisième boule, pour la chasse à l’autruche ou au guanaco. Nomades, «tels des gitans», écrit l’Allemand Schmiedel, ils érigent et démontent, jour après jour, des campements faits de peaux séchées destinées à les protéger du vent et du soleil.
Quant aux nouveaux Pampas, aux coutumes différentes, ce sont ceux que le général Roca trouve sur sa route – et au bout du fusil de ses soldats – lors
de l’expédition «pacificatrice» qu’il organise en 1879 jusqu’aux confins du Rio
Negro. Il s’agit en fait d’Araucans venus de la Cordillère et, par-delà, du Chili. Sans doute l’affaiblissement ou la dégénérescence d’anciens Pampas avait-il suscité leur cheminement vers l’est, à moins que la profusion de bœufs et de chevaux sauvages, suite à l’arrivée des Européens, ait rendu plus accueillantes et plus attirantes des plaines jusque-là peu hospitalières…
Les Charruas
Leur habitat se situe à l’origine dans la Banda Oriental, c’est-à-dire dans ce qui est aujourd’hui l’Uruguay; mais, au XVIlle siècle, les Charruas occupèrent aussi la Mésopotamie argentine, terres humides et malsaines situées entre le Rio Parana et le Rio Uruguay. La première allusion aux Charruas se trouve dans les Mémoires du navigateur Diego Garcia de Moguer, en 1526. Bien bâtis et de grande taille eux aussi, les épaules larges, ils vivaient avant l’arrivée de l’homme blanc de la chasse à l’autruche et au cerf, tandis que ceux qui peuplaient le littoral possédaient des canots taillés dans des troncs et pêchaient lorsque la chasse avait été malheureuse. Un groupe de quatre Charruas, trois hommes et une femme, sera «exposé» à Paris en 1832. Il y mourra du climat et de l’ennui. Dans la Banda Oriental, la disparition de l’ensemble du peuple Charrua est à porter à l’actif de l’effort de «civilisation» entrepris fusil au poing.
Carcaraes, Guaranies et compagnie
Ce sont les expéditions de Sebastiàn Caboto et de Garcia de Moguer qui découvrent les premiers, en 1527 et 1528, les «peuples du littoral». Ensuite, remontant les fleuves sinueux et lents de la Mésopotamie, les explorateurs voient souvent, assis sur les rives, des représentants de ces tribus Guaranies, Mbeguaes, Carcaraes, Corondas, Calchines. Eux aussi, écrasés par l’envahisseur ou décimés par la maladie, ont quasiment disparu de la carte sud-américaine.
Matacos et Calchaquies
Il ne s’agit plus d’Indiens des plaines, mais de peuples ayant vécu depuis très longtemps dans les montagnes ou les collines, les Matacos au nord-est de Salta et à l’ouest de Formosa, les Calchaquies dans les vallées du même nom, le long des Andes, à proximité de la frontière chilienne, Salta, Tucumàn, Catamarca, La Rioja.
La première allusion aux Matacos – il les appelle Mataguayos – est due à la plume du Père Osorio qui, prisonnier d’une autre tribu, celle des Chiriguanos, voyait ceux-ci ramener comme captifs des Matacos, «gens humbles et de grande habileté», que les Chiriguanos enlevaient pour les manger, ce qui sera d’ailleurs plus tard le sort du Père Osorio lui-même.
De taille plus faible que leurs voisins du Sud, les Matacos mesurent entre 155 et 163 centimètres. Ils pratiquent la pêche à l’arc et au harpon ou récoltent les petites baies dont la forêt est généreuse.
La femme mataca dispose avant le mariage d’une grande liberté, mais sa fidélité est absolue dès qu’elle a trouvé chaussure à son pied. Les Matacos croient à l’existence de nombreux esprits qu’ils nomment Wilan. C’est de ces esprits que les chamanes tiennent leur pouvoir. Quant à la sépulture des morts, elle est inattendue-, on les place dans une espèce de cabane érigée dans un arbre et leur corps reste là jusqu’à ce que toute la chair ait disparu. Ensuite, on loge les os dans une niche, à côté d’une calebasse pleine d’eau.
Le nord de l’Argentine étant trop reculé et difficile d’accès pour les Blancs, les affrontements étaient très limités à l’époque de la «Conquête du Désert».
C’est sans doute ce qui explique que les Matacos n’aient pas été tous exterminés et qu’ils vivent aujourd’hui en bonne harmonie avec les Blancs — d’ailleurs peu nombreux — de leur région.
Quant aux Calchaquies, observés pour la première fois en 1601 par les Pères Romero et Monroy, ils ont «bon visage» et sont «blancs, grands et robustes». Bastion inca au temps de la grandeur, les vallées Calchaquies sont peuplées d’indigènes initiés à l’art de la guerre et quasi invincibles, ne serait-ce qu’à cause du relief escarpé du pays. Mais les Calchaquies, insensibles aux coups de force, sont ouverts à la discussion. C’est pourquoi l’homme blanc, après avoir tenté sans succès de les coloniser, choisit plutôt de les convaincre, d’en faire des amis. Ainsi, alors que la plupart des autres tribus d’Argentine ont été décimées, les Calchaquies restent vivants dans ces vallées reculées et chaleureuses, vivant désormais d’artisanat et d’agriculture.
Indienne Calchaquie.
La Conquista del Desierto
Enrôlés de force dans les troupes du général Roca, les gauchos du XIXe siècle essaient souvent d’échapper à cette corvée. Non qu’ils soient peureux — la guerre d’Indépendance l’a prouvé — mais parce qu’ils connaissent les Indiens depuis plus longtemps que les officiers de la capitale, parce qu’ils se sont parfois mêlés à eux, ont épousé des femmes indiennes ou entretiennent avec les caciques des relations d’estime et d’amitié. On verra ainsi, au moment de la conscription, des gauchos se déguiser en femme dans leur estancia et répondre aux officiers de recrutement que leur mari est parti à la chasse pour plusieurs semaines…
Charrette datant de 1875 (Musée de San Antonio de Areco).
Il n’empêche que, sauf exception, gauchos et indigènes s’affronteront aux premières lignes et qu’aujourd’hui, avec pourtant quelque réticence, les descendants desdits gauchos se flattent volontiers d’avoir participé à la conquête du désert. C’est là un épisode essentiel de l’histoire argentine, au même titre que la conquête de l’Ouest aux Etats-Unis. De très nombreux livres de l’époque sont fréquemment republiés à Buenos Aires, des films évoquent cette période. Prendre possession de l’immensité des terres, convertir les infidèles, tels étaient les objectifs des gouvernants d’alors. Le premier point s’est réalisé en un demi-siècle à peine. Quant à la conversion des Indiens, le seul moyen de conquérir leur âme fut généralement de les en priver…
Lorsqu’en 1879 Roca entreprend la conquête du désert, d’autres expéditions militaires ont déjà été organisées. Dans la province de Buenos Aires, en 1823, le gouverneur Rodriguez a repoussé la «frontière» jusqu’à Tandil. Dix ans plus tard, le tyran Rosas a lui aussi organisé une action guerrière contre les Indiens de la pampa. Lucio Victor Mansilla a décrit cette guerre dans un livre que tous les Argentins connaissent, Una Excursiôn a los Indios Ranqueles, dans lequel il expose les traditions indigènes et s’élève contre l’absence de justice et l’abus de la force pour «réduire les sauvages». Mais ces frontières sont instables, attaquées en permanence par les Indiens survivants, en quête de leurs territoires perdus. Aussi construit-on des fortins. Les gauchos, là aussi, fournissent l’essentiel de la chair à canon. Pour eux, la guerre contre l’Indien ne sera jamais que le miroir aux alouettes. On leur a promis une part des terres conquises. Ils n’en verront jamais le premier hectare. On leur a dit qu’ils étaient les héros de la patrie. Mais lorsque la mort ne les a pas fauchés, d’une flèche ou d’une balle, ils ne retrouvent souvent au retour ni leur femme, ni même leur modeste ferme ou leur troupeau. Ce souvenir, dans la conscience gaucha, rangera dans l’armoire aux futilités honneurs, richesses, société. Pas question désormais de croire à la parole des riches, surtout s’ils viennent de la capitale. La solitude est préférable au mensonge, la pauvreté au tape-à-l’œil, l’errance à la médiocre sédentarité.
Lucio Mansilla, dans son Excursiôn a los Indios Ranqueles, se demande déjà, de la civilisation ou de la «barbarie», quel est le meilleur régime: « Il est indubitable que la civilisation possède des avantages sur la barbarie, mais pas autant que l’affirment ceux qui se disent civilisés. La civilisation consiste, si je me fais d’elle une idée exacte, en différentes choses. L’usage de cols de papier, qui sont les plus économiques, de souliers vernis et de gants de chevreau. L’existence de beaucoup de médecins et de beaucoup de malades, de beaucoup de soldats et de beaucoup de guerres, de beaucoup de riches et de beaucoup de pauvres. L’impression de beaucoup de journaux et la circulation de beaucoup de mensonges. La construction de beaucoup de maisons, avec beaucoup de pièces et peu de commodités. Le fonctionnement d’un gouvernement composé de beaucoup de personnes (président, ministres, députés) et dans lequel on gouverne le moins possible…»
Le gaucho chez les Indiens
Bref, ce que les conquérants du désert apportent dans leurs charrettes ou au bout de leur fusil, c’est la civilisation blanche; celle du profit, de l’intolérance, de la violence. Le gaucho n’y souscrit que rarement. Aussi, parfois, choisit-il la plus difficile des libertés, celle du paria., pour échapper à cette guerre qui ne le concerne pas. Ainsi naît le gaucho matrero. Matrero signifie, littéralement, sournois. Mais le gaucho matrero est tout autre. C’est l’homme de la fuite en avant, solitaire, poursuivi, recherché, qui ne doit de survivre qu’à sa meilleure connaissance du terrain et, quelquefois, des Indiens chez qui il se réfugie. Certains hommes ont ainsi disparu de la civilisation, pendant quinze ou vingt ans, en attendant que la tourmente ait cessé et que la guerre se soit déplacée ailleurs.
C’est alors que se creuse la différence entre le paysan, sédentaire et obéissant, et le gaucho, nomade et indomptable.
Extrait de «El Huinca», journal de bandes dessinées.
«Chanilao est le célèbre gaucho Manuel Alfonso, de Côrdoba, ancien habitant de la frontière du Rio Cuarto. Voilà des années qu’il vit parmi les Indiens… Il a en tête la carte topographique des provinces frontalières. Il a traversé la pampa dans tous les sens des milliers de fois, de la Sierra Côrdoba jusqu’en usqu’en Patagonie, de la Cordillère des Andes jusqu’aux rives du Rio de la Plata.»
Dans ce territoire immense, il n’est pas une rivière, pas un ruisseau, pas une lagune, pas une gorge., pas un pré qu’il ne connaisse bien. Dans les traversées dangereuses où peu s’aventurent, il décèle les bourbiers cachés pour étancher la soif du voyageur et de ses chevaux… Il a accompagné les Indiens dans leurs excursions les plus hardies, et plusieurs fois son intrépidité et son expérience les ont sauvés.»
Ses déplacements permanents, de nuit, de jour, par bon ou mauvais temps, qu’il pleuve ou qu’il tonne, que brille le soleil ou qu’il y ait des nuages, avec la pleine lune ou par un ciel obscur, lui ont fait acquérir une telle pratique qu’il peut prévoir les phénomènes météorologiques avec la précision du baromètre, du thermomètre et de l’hygromètre. C’est une boussole faite homme. Son regard donne la direction avec la précision du quadrant.» Il parle la langue des Indiens aussi bien qu’eux, vit avec eux et possède une femme indienne. Il sait dresser les chevaux et lancer le lasso ou le boleadoras. Il connaît les travaux des champs comme s’il était propriétaire terrien. Il a été en relation avec Rosas et Urquiza, a été fait prisonnier plusieurs fois et s’est toujours échappé, grâce à son astuce et à sa témérité. Peu avant la bataille de Cepeda, il avait été pris en même temps que vingt Indiens, à la frontière ouest de Buenos Aires. Il fut le seul à tromper la vigilance de ses gardiens et à prendre la fuite.
Il est un oracle pour les Indiens lors des invasions ou des retraites; méfiant, il vit à Inché, trente lieues au sud de Baigorrita. Chanilao n’est pas sanguinaire; il a vécu alternativement parmi les chrétiens et les Indiens. Il a des amis à Rio Cuarto.
« Ainsi est notre terre. Comme notre politique, elle fait d’amis des ennemis, d’enfants du pays des parias et choisit pour secrétaires, ministres et ambassadeurs ceux-là mêmes qui nous ont combattus. Le vrai gaucho est un errant, aujourd’hui ici, demain là, joueur, querelleur, ennemi de toute discipline, il fuit lorsque le service l’appelle, se réfugie chez les Indiens après une bagarre et gagne les montagnes dès qu’il a été repéré.» (Lucio Mansilla: Una Excursiôn a los Indios Ranqueles, chapitre 52.)
Ainsi, au moment où la civilisation blanche repousse chaque jour un peu plus les frontières de la barbarie, le gaucho fait-il figure de paria, de traître presque, d’être peu recommandable. Il faudra, pour sa réhabilitation, attendre José Hernàndez et son Martin Fierro.