Mon dossier à la Securitate

 

Bucarest, 17 juillet 2009 . Visite au CNSAS, l’organisme chargé de communiquer les dossiers accumulés au temps du communisme par la Securitate et/ou les services d’espionnage roumains. Après une nuit passée dans une couchette du train Sighet-Bucarest, j’ai retrouvé Rodica et nous nous rendons ensemble au rendez-vous tant attendu et fixé par téléphone depuis quelques semaines.

Persuadé qu’un journaliste occidental ayant été reçu par Ceausescu, dans les années 1970, avait forcément fait l’objet d’un dossier, j’avais demandé depuis longtemps à pouvoir le consulter, en particulier pour pouvoir l’intégrer à mon livre sur la Roumanie. Après des difficultés en tout genre (par exemple, Rodica, mon épouse roumaine, devait faire la preuve de mon décès pour y avoir accès et moi, je devais prouver que j’étais vivant), il m’avait d’abord été répondu que je n’avais pas de dossier, et elle non plus. J’ai alors formulé une nouvelle demande et, finalement, une lettre recommandée en provenance de Roumanie est arrivée à mon adresse genevoise. C’était la confirmation d’un dossier à mon nom. Rendez-vous a alors été pris pour ce 17 juillet au matin.

L’immeuble récent, entièrement consacré à cette tâche, se trouve près de la gare du nord : Consiliul Naţional Pentru Studierea Arhivelor Securităţii (C.N.S.A.S.), Strada Matei Basarab nr. 55-57. Dans le hall d’entrée, sous protection de verre, quelques-uns des appareils utilisés à l’époque par la Securitate. Aujourd’hui, tout cela semble désuet et je désouvre que, même alors, l’équipement était soit trop volumineux, soit très sommaire. Des micro-émetteurs dont le micro mesure la taille d’un œuf et l’émetteur celle d’une boîte de cigares ! Une caméra 16mm de fabrication soviétique, plus volumineuse qu’une Bolex ; deux enregistreurs à cassette, un autre à bande (Uher) ; un système de déclenchement à distance, par fil… Bref, tout cela existait mais n’était sans doute pas très efficace, sauf par son effet psychologique sur la population, chacun de sentant surveillé, écouté, épié, filmé à tout instant.

Il est interdit de photographier ces objets comme il sera interdit de photographier dans la salle de consultation des dossiers. Auparavant, après photocopié de nos deux passeports, je dois signer une déclaration autorisant Rodica à pénétrer avec moi pour que nous consultions ensemble mon dossier. J’y tenais à un double titre, parce qu’elle parle le roumain, sa langue maternelle, bien mieux que moi, et parce qu’il m’importait que nous découvrions ensemble les éléments de mon dossier, qu’ils portent sur elle ou sur moi.
La salle de consultation mesure environ 10m x 5m. Sur la droite, quatre grandes tables bien éclairées. Quatre personnes sont assises, chacune devant un ou plusieurs classeurs comportant une liasse de feuillets jaunis. Lecture attentive, silencieuse. L’anxiété, l’angoisse se lisent sur certains visages. L’étonnement aussi. Et parfois le soulagement. Devant eux défile leur vie, ou delle de leur père, de leur mère, non pas telle qu’elle a été mais telle que la Securitate l’a consignée. L’atmosphère n’est pas vraiment lourde mais très dense.
Un jeune employé nous accueille, vérifie nos identités puis précise – nous le savions – que mon dossier n’est pas un dossier papier mais un dossier microfilmé, uniquement issu du SIE (service des renseignements extérieurs, espionnage et contre-espionnage).

L’homme revient avec deux ou trois feuilles transparentes comportant chacune une trentaine de photographies minuscules. Il les place sur un socle mobile, installe un objectif et nous découvrons ensemble, sur un grand écran à l’ancienne, les feuilles les unes après les autres.

Dosar 16200/I

Mon dossier initial porte le no 16200/I. Mon nom de conspirateur est Dinu. ILS vont analyser mon cas pour voir comment travailler avec moi en Suisse.
Mon père est ingénieur agronome. Ma mère travaille au BIT.
Je suis juif mais je ne le sais pas, ou je le sais depuis peu (première nouvelle).
J’ai travaillé pendant trois mois pour Europe 1, en 1968. Je travaille actuellement pour la Radio Suisse Romande.

Je ne suis membre d’aucun parti politique. Je suis un journaliste de gauche. J’ai des contacts avec l’extrême-gauche, Cuba, Chine. A l’ambassade d’URSS (à Berne ?), je suis connu comme un trublion. ILS s’étonnent que j’aie obtenu récemment un visa pour l’URSS (en fait, je l’avais demandé à Paris et non à Berne, sous couvert d’un voyage touristique en groupe, pour une mission particulièrement délicate parmi les premiers contestataires de Moscou et Leningrad. L’aventure avait été chaude puisque je n’avais échappé que de peu à quatre années de prison, qui m’auraient empêché de revoir mon père vivant).
Je suis divorcé. Les déplacements fréquents sont la cause de mon divorce.
Je vis chez différentes concubines travaillant généralement pour la radio et la télévision.
Je possède une vieille voiture que je gare généralement devant la radio. Dans cette voiture, j’ai deux valises avec toutes mes affaires. J’e n’en utilise qu’une seule, la plus petite, pour me rendre chez mes concubines.

Je viens alors d’effectuer des reportages en Algérie et en URSS. Je présente un intérêt pour EUX car je dispose d’une série d’informations politiques. J’ai des connaissances sur les services d’information et d’espionnage. Je connais le rôle de Roger Frey et de Jacques Foccart en Afrique. J’ai des contacts avec des organisations clandestines latino-américaines.
J’étais au courant de la prise en otage de l’ambassadeur suisse au Brésil (Je ne me souviens pas d’un tel enlèvement mais j’étais en revanche présent à Bogota pour le long enlèvement de nombreux ambassadeurs étrangers en Colombie, parmi lesquels l’ambassadeur suisse dont j’ai oublié le nom. Peut-être ont-ILS confondu le Brésil et la Colombie…)  A propos d’enlèvements d’ambassadeurs, je LEUR ai dit que la Roumanie se trouvait au 17è rang dans l’échelle des risques, ce qui les a rassurés. Mais je leur ai avoué ensuite qu’il s’agissait d’une blague. Je présente de l’intérêt pour EUX. ILS vont étudier mon cas. Je suis vif, spirituel, plaisant.

En Roumanie, j’ai fait la connaissance de plusieurs filles mais j’ai surtout été très impressionné par Rodica N. Son père est vice-président au ministère des cultes (ILS ne semblent pas s’être intéressés plus avant à celle qui est devenue ma femme, en 1990, après dix-sept ans de silence lié à mon expulsion de Roumanie, en 1974. A moins que la fonction du père de Rodica LES ait dissuadés de la manipuler ou de l’instrumentaliser). J’ai également rencontré une certaine Dorina S, rue Variste 9, Brasov (je n’en ai aucun souvenir. Il s’agit peut-être de la jeune femme de l’Office du Tourisme, qui nous avait guidés lors de notre visite à Brasov et débitait avec une souveraine spontanéité un texte dont je me suis rendu compte qu’il avait été intégralement pompé dans le guide Nagel Roumanie).
J’ai eu à Bucarest un contact avec l’ambassadeur d’Israël. Je suis un cas intéressant. Mon contact estime qu’il a établi un rapport de confiance avec moi.

Mars 1971 (A partir de là, sous une autre écriture manuscrite, les informations sont signées par Ion P, qui était en effet chargé de me piloter lors de mes visites à Bucarest et qui appartenait officiellement au ministère des Affaires Etrangères. Homme d’une soixantaine d’années, plutôt malingre et réservé, toujours pauvrement vêtu d’un costume gris, refoulant allègrement d’interminables senteurs d’ail. Je découvrirai bien plus tard, en 2005 ou 2006, qu’il était un personnage important de la Securitate).

J’arrive à Bucarest le 9 mars 1971. Lors de la visite précédente, il m’a été impossible de rencontrer le tovarich Ceausescu. D’où ce deuxième voyage. Je rencontre et interviewe Ceausescu le 10 mars 1971 (essayer de retrouver le journal Scinteia du 11, ou ou 13 mars dans laquelle notre entretien était rapporté). Pas d’autre information sur le contenu de l’entretien. P. pense lui aussi qu’il a gagné ma confiance mais, plus tard, il commencera à se méfier, imaginant que je suis peut-être un espion de l’Occident.

Nouvelles pages, dactylographiées cette fois. Documents transmis «Strict Secret – Urgent» en provenance de Berne. L’auteur est Ion G., dont je ne me souviens pas mais qui devait être officiellement un attaché d’ambassade.

Dosar 16200/II

A Genève, ILS ont réussi à entrer en contact, par mon intermédiaire et en ma compagnie, avec une personne qui travaille au bureau européen de l’ONU (Il s’agit de Christiane G. – prénom modifié – et je me rappelle que, pour la rencontrer, alors que je devais quitter Genève le lendemain, ILS étaient accourus de Berne en moins de deux heures, à bord d’une Mercedes avec chauffeur. ILS devaient donc attendre beaucoup de ce contact. Prétextant qu’à leur ambassade de Berne, ILS ne reçoivent pas régulièrement la revue de presse de l’ONU, ils lui avaient demandé si elle ne pouvait pas le leur envoyer. Elle avait accepté mais, dès après leur départ, je l’en avais fortement dissuadée, expliquant que c’était sans doute un stratagème pour la compromettre et l’obliger à devenir informatrice. Et en effet, dans le dossier, on peut lire que…)  ILS en font aussitôt une conspiratrice qui doit leur fournir des documents secrets. ILS lui attribuent un nom de code, « Garofita », petit œillet.

Outre « Dinu », je suis désormais pour eux « Sursa », « La Source ». ILS me rencontrent au Möwenpick de Genève. De nouveaux voyages en Roumanie sont prévus mais ILS se méfient et demandent que je sois désormais surveillé lors de mes déplacements à Bucarest. Dès le 9 mars, les rapports sont le fait d’un nouvel informateur, Traian. De son côté, P. est à nouveau persuadé de bénéficier de ma confiance et propose qu’on m’invite à suivre Ceausescu lors d’un prochain voyage en Afrique.

Le dossier contient passablement d’autres informations mais elles me semblaient moins importantes et, surtout, il nous reste peu de temps pour consulter les microfilms, le bureau du CNSAS fermant, le vendredi, à 14 heures. De toute manière, il sera possible d’obtenir un CD de l’ensemble du document, sans doute expurgé de certains noms. Je le commande formellement. Rodica en prendra possession en septembre.

Première impression: Dans ce lieu où la lecture des dossiers de la Securitate provoque, près de nous, de forts et visibles chocs chez certaines des personnes autorisées à les consulter, mon cas prêterait plutôt à rire. Je suis soulagé parce que ni Rodica, ni sont père n’ont été impliqués d’aucune manière. Je reste surtout pantois devant le degré d’amateurisme et de crédulité des agents roumains de l’époque. Ils croyaient tout ce que je leur disais (ah oui, j’ai oublié de noter que mes « révélations » sur la concentration de navires militaires américains et soviétiques en Méditerranée était considérée par EUX comme très importante, alors que cette information se trouvait dans plusieurs journaux) et transformaient en événements déterminants de simples ragots.

Est-ce vraiment ainsi que les redoutables agents roumains espionnaient la planète et terrorisaient leurs propres citoyens. Tout ça est plus comique que tragique. Du moins avec le recul de l’Histoire et en n’oubliant pas que, surtout avant Ceausescu, des dizaines de milliers de Roumains ont perdu la liberté, la dignité, la vie à cause de cette idéologie qui prétendait, par la terreur, faire naître l’Homme Nouveau.

 

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