Deux autres bandits sardes:
Les bandits ne s’attaquent pas qu’à de riches propriétaires, sarde ou étrangers. Car les clans divisent l’île, les régions, voire les villages et la «disamistade» (littéralement: «désamitié») oppose parfois des familles rivales, jusqu’à ce que mort s’ensuive et que la vendetta soit assouvie. Le 5 septembre 1959, les carabiniers de Sedilo découvrent près d’un sentier muletier les cadavres de Falchi Costantino, dit Culeddu, de sa femme Maria Antonia, et de sa cousine, Maria Giovanna. Les visages sont défigurés par la terreur et la douleur, mais les lieux ne recèlent aucune trace de lutte. Sur le sol, à peu de distance, des douilles de calibre 9 et 16. Et un sac dans lequel se trouve un pistolet automatique, calibre 7,65, qui n’a pas servi.
Falchi Costantino est connu à Sedilo. Receleur de bétail volé, il s’est enrichi à la limite de la légalité, asseyant ainsi un pouvoir sans partage, n’était avec son frère, Giovan Battista, moins rusé sans doute, mais plus violent. Mais, de 1945 à 1949, deux frères viennent faire concurrence aux Costantino. Giuseppe Battista et Giuseppe Michèle «Peppineddu» Pes. Leur père est mort lors d’une banale rixe et leur mère, sombre, volontaire et orgueilleuse, leur a appris le goût du pouvoir et de la domination.
L’arrivée des Pes dans la chasse gardée de «Culeddu» ne crée pas immédiatement le trouble, Culeddu espérant limiter à l’amiable les prétentions de ses concurrents. Mais Peppineddu, qui est déjà recherché pour vol, homicide, rapines et extorsion de fonds, n’a pas, lui, le goût du partage.
Le 12 novembre 1949, le hameau de Caddaris, à la limite des communes de Sedilo et Dualchi, est le théâtre d’une violente fusillade. D’un côté les carabiniers, appelés là on ne sait par qui, de l’autre, Peppineddu qui, grièvement blessé, finit par se rendre aux forces de l’ordre. Vainqueur d’une longue lutte avec la mort, il sort ensuite vainqueur de son combat contre la justice. Accusé d’une vingtaine de délits, il parvient (grâce à sa sagesse, ses dons d’orateur ou ses liens politiques?) à sortir libre, moins de quatre ans plus tard, et revient en héros à Sedilo. Un doute, pourtant, le hante: qui l’a donné aux carabiniers, ce 12 novembre 1949? Peppineddu acquiert rapidement la conviction que le délateur ne peut être que Culeddu Falchi, celui-là même qui, le jour du retour, sur la place de Sedilo, a rendu publiquement hommage à son courage et a insisté pour échanger avec lui la poignée de mains de l’amitié. D’ailleurs, Peppineddu a refusé cette main tendue, déclarant à qui voulait l’entendre que son sang versé serait bientôt vengé. Pas de doute, c’est la guerre. Après les premières escarmouches (vol de bétail de part et l’autre), le premier acte se joue en février 1954, lorsqu’un récent allié de Culeddu est trouvé mort en pleine campagne. Seule réponse de la justice, Peppineddu est envoyé en résidence surveillée sur une petite île perdue en mer Tyrrhénienne. Pendant ce temps, en janvier de l’année suivante, on frappe à la porte des Pes, en l’absence de Peppineddu. C’est sa mère qui va ouvrir et qui, aussitôt, s’écroule, touchée à la clavicule droite. Aux carabiniers, elle déclarera avoir parfaitement reconnu son agresseur, mais refusera de le dénoncer. Ce n’est que plus tard, témoignant devant le juge, qu’elle nommera le tireur, un certain Antonio Sanna qui, arrêté et jugé, sera aussitôt remis en liberté. Excessive complaisance de la justice? Non. Car Sanna, connu comme un ami de Peppineddu, n’est pour rien dans cette affaire. Deiana Pes, en le dénonçant, voulait réserver à son fils, lorsqu’il rentrerait d’exil, le soin de la vendetta contre l’auteur réel de l’attentat. Justice est faite, le 24 mars 1955, lorsque les carabiniers trouvent à Caddaris le corps de Giovan Battista Falchi, le frère de Culeddu.
Mais la vendetta ne s’arrête pas ainsi. Le frère de Peppino, Giuseppe Battista, a été formellement reconnu et accusé du meurtre. Il est en prison. Peppineddu revient alors d’exil. On est au printemps de 1956. Cinq jours plus tard, un nouvel allié de Culeddu est abattu d’un coup de fusil. En signe de mépris, l’assassin a posé sur le cadavre deux morceaux de nougat…
Deux mois plus tard, c’est Peppineddu lui-même qui tombe dans une embuscade. Son cheval est mortellement blessé mais Peppineddu parvient à S’enfuir. Pendant ce temps, la justice instruit le procès de son frère. Mais les ramifications du clan Pes sont désormais tellement tentaculaires que la Cour, à l’étonnement général, l’acquitte!
Dans la campagne proche de Sedilo, les coups de feu reprennent de plus belle. Sur le chemin où il mourra trois ans plus tard, Culeddu est blessé par balles. Peppineddu, qui a été vu au même moment au centre de Sedilo, n’y est pour rien. Mais Culeddu, qui cherche un moyen de se débarrasser de lui, le dénonce comme l’agresseur et trouve même un de ses fidèles pour témoigner dans ce sens. Arrêté, Peppineddu se tire, une fois de plus, des griffes de la justice. C’est tout juste si, retournant la situation à son profit, il ne fait pas condamner Culeddu pour dénonciation calomnieuse. Il rentre donc à Sedilo en héros.
L’hiver se passe dans un calme relatif. L’un des lieutenants de Culeddu est blessé, des bœufs appartenant à Pes sont abattus, Peppineddu exécute l’homme qui, lui ayant tendu embuscade, n’avait réussi à tuer que son cheval. C’est pourtant ce nouveau crime qui lui vaudra les travaux forcés. Car la femme de la victime, soutenue il est vrai par le clan Culeddu, témoignera avec une telle vérité que les faux-témoins de Peppineddu, malgré leur nombre et la complaisance de certains magistrats, ne parviendront pas à faire acquitter le chef de clan.
Le 5 septembre 1959, près d’un chemin muletier, on retrouvait les trois cadavres de Culeddu, de sa femme et de sa cousine. Toute la tribu Pes avait contribué à la réussite de cet ultime coup de main contre le roitelet vieillissant.
Condamné, Peppineddu est en liberté car il a fait appel de la sentence. Il attend beaucoup du tribunal et, alors que la mort du vieil homme a donné le coup de grâce à son clan, la vie est sereine à Sedilo. Pas pour longtemps! Car, en juin 1961, le recours est rejeté. A Sedilo, dans l’éventualité d’une telle décision, tous ceux qui peuvent craindre la vengeance de Peppineddu ont pris le large, qui vers la Toscane, qui vers la Suisse, qui vers des pays moins proches ou des destinations inconnues. Le seul à ne s’être pas encore exilé se nomme «Mazzone». Apprenant l’événement, il entreprend de vendre immédiatement ses biens et réserve une place sur le prochain bateau pour le continent. Le lendemain, son cadavre est retrouvé derrière un massif de lentisques…
C’est le premier d’une longue liste de nouveaux crimes. La famille Mongili, alliée aux Falchi, perd plusieurs de ses membres. D’autres habitants de la commune sont blessés ou tués. Et Peppineddu, qui commence à se sentir l’étoffe d’un grand bandit moderne (les films américains arrivent même en Sardaigne…) abandonne peu à peu la tenue sobre des paysans sardes pour revêtir la tenue type des bandits du grand écran. En dix ans, dans ce village de quelques centaines de feux, il a réussi le tour de force consistant à anéantir les Falchi, une partie des Mongili (les autres sont en prison ou en exil) et les témoins de la partie adverse!
Il faudra une récompense de trois millions de lires pour que, en février 1962, un indice parvienne finalement aux représentants de la loi. Dans la nuit du 18 au 19, quarante carabiniers encerclent la maison de Peppineddu. Ils vont rester tapis, sept heures durant, jusqu’à l’aube. Lorsqu’est donné l’assaut, Peppineddu s’éveille à peine. L’instinct du fauve n’a pas fonctionné. Il se vêt rapidement d’une chemise blanche et de pantalons de cavalerie, chausse en hâte des pantoufles pour femme, sort en direction de la cour, saute un premier mur… et découvre l’importance des forces adverses. La liberté touche à sa fin.
Devant le tribunal ébahi, Peppineddu trouvera encore le moyen de récuser l’avocat d’office, d’invectiver le président, d’écharper le représentant du ministère public. La sentence n’en sera ni plus dure ni plus souple: travaux forcés à perpétuité.
Peppineddu Pes aurait pu être un enfant, puis un adulte, comme les autres. Mais il était sarde et, dans son enfance, il avait entendu parler de tout, sauf de la loi. Celle de l’Etat, s’entend…
Deux autres bandits sardes: