A chacun son territoire. A l’homme la mer, à la femme la terre. Ils vivaient, elle et lui, dans une maisonnette juchée sur la dune. La vie, qui les avait naguère unis, n’était jamais parvenue à les séparer. Aucun des deux n’eût pu imaginer son existence sans l’autre. Ici étaient nés et avaient grandi leurs enfants avant que la destinée les emmenât vers d’autres rives.
Derrière la maisonnette se blottissait le jardin, et devant elle s’ouvrait l’océan. Il n’y avait nulle barrière, nul obstacle, nulle ligne visible de partage. Pourtant, bien qu’ils n’en eussent jamais parlé, ils savaient l’un et l’autre que la frontière de leurs domaines respectifs passait de part et d’autre de la maisonnette, sur la crête molle que formait la dune.
Le domaine de la femme, sur l’arrière, était le jardin, la terre. Elle s’en occupait. L’homme ne s’y aventurait jamais. Son domaine couvrait l’océan et commençait à la pente de sable qui mêlait au couchant son scintillement à celui des vagues. A marée basse, une vaste étendue séparait des premiers remous l’invisible frontière de la dune mais, à marée haute, les rouleaux se brisaient à quelques pas, au point que, les soirs d’orage, l’eau de la mer venait parfois à l’improviste parsemer d’écume grisâtre le jardinet de la femme.
Une nuit, à marée basse, un navire s’échoua sur les rochers proches. L’homme avait observé les feux, entendu les cris. Il tira vers la mer sa barque habituellement posée au sommet de la dune et s’en fut au secours des naufragés. A la rame, il en ramena bientôt un premier groupe jusque sur la grève et les aida à se hisser jusqu’au sommet de la dune, où la femme les prit en charge, les fit entrer dans la maisonnette et les réconforta. L’homme retourna à sa barque et, bientôt, revint avec un deuxième groupe de naufragés. Ils étaient tellement épuisés que l’homme se fatigua beaucoup à les hisser jusqu’à la dune, où les attendait la femme. La marée commençait à monter.
Au troisième voyage, malgré plusieurs incursions périlleuses et harassantes jusqu’au fond des plus petites anses, l’homme ne trouva plus de survivants et revint au rivage. Il était exténué et s’affala sur le sable. La marée continuait de monter. La femme observait l’homme du haut de la dune. Il semblait dormir et, malgré les cris d’encouragement de la femme, ne bougeait pas. Ses jambes, puis son torse et finalement son visage furent lentement submergés.
Là-haut, sur la dune, la femme regardait la mort faire son oeuvre. Pour sauver son homme, il aurait suffi qu’elle allât lui porter assistance comme il l’avait fait lui-même pour les naufragés. Ainsi, ils auraient pu passer ensemble plusieurs années de cette vie pour laquelle ils s’étaient tant battus. Mais elle ne pouvait pas. En Bretagne, entre la terre et la mer, il est une frontière invisible mais infranchissable, à la vie comme à la mort.