Carnet de route 1972

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S’il est vrai qu’à force de voyages, de latitudes, d’aéroports, d’hôtels, de nuits à la dérive, il se forge une espèce d’instinct, de sixième sens, alors Buenos Aires est une sale ville. Un lieu où l’on ne voudrait que passer que laisser des bagages trop encombrants pour partir léger vers de plus subtiles découvertes. C’est d’ailleurs ce que je ferai dès cet après-midi, puisque le la capitale Argentine ne me servira que de plate-forme pour accéder au monde plus secret et plus rude de l’Uruguay. Mais nous n’en sommes pas là. Buenos Aires. 8 millions d’habitants. Un tiers du pays.

Arriver de Santiago-du-Chili à Buenos Aires, c’est quitter Naples un jour de marché pour tomber à l’improviste à Zurich à l’heure de la sortie des banques. Tout ce qui manquait à Santiago existe, culmine, plastronne ici. Les parfums de Paris, les fourrures d’Alaska, le whisky écossais, les banques nord-américaines, le St James Club, le restaurant chinois et les montres suisses. Face à ce déploiement, il était fatal qu’il y manquât l’âme. D’autant que, ai-je omis de vous dire, l’Argentine est dirigée par un militaire, le général Lanusse. Pas méchant, au demeurant. Plutôt honnête. Mais militaire tout de même. Autant dire qu’à Buenos Aires, on trouve davantage de képis que de maisons de la culture.

Déjà, à l’aéroport, le ton est pris. Les fonctionnaires connaissent des idiomes touristiques, les porteurs savent faire le guet à l’endroit où les muscles des voyageurs commencent à s’endolorir sous le poids des valises. Bref, l’étranger est attendu. Plus en client qu’en ami.

À cette saison, si la cordillère des Andes est depuis longtemps investi par les neiges de l’hiver austral, l’immense pampa argentine, elle continue d’étaler mollement sa morne platitude verte, quadrillée de grandes routes tristes. Le ciel est clair comme savent l’être des yeux qui ne pensent à rien et, s’il souffle une brise, c’est uniquement pour éviter que les esprits somnolent à l’excès.

Un chauffeur quinquagénaire et rasé de l’avant-veille a entassé dans son taxi mais trop lourd bagage. Sa voiture, pour n’être pas neuve, et bien plus récente que celle de ses confrères chiliens. L’autoroute est excellente et, sur les talus, des couples font timidement la dînette. Les premiers abords de la ville sont neufs, propres, esthétique.

Plus le centre approche est plus on oublie l’Amérique du Sud. C’est Paris aux heures de pointe, ses embouteillages, sa fumée, ces néons. Et même une bizarre colonne coiffée d’un cône et ressemblant à s’y méprendre à l’obélisque de la place de la Concorde.
Ici, même les amis sont pressés. Deux d’entre eux, que j’appelais au début de l’après-midi, n’ont pas pu se délier d’engagements d’affaires. Mais, me dirent-ils, si tu reviens à la fin de la semaine, nous t’emmènerons le club nautique, ou à l’hippodrome, ou au champ de vol à voile, bref nous te feront découvrir nos loisirs.

C’est vrai que, lorsqu’on vit cinq ou six jours par semaine entre les 4000 murs de cette cité sans barreaux mais sans joie, on doit avoir envie de s’échapper vers n’importe quoi. Quand on saura que l’arbre généalogique des argentins cache parfois ses racines chez les rationalistes européens de la fin du XIXe siècle, on ne s’étonnera pas de trouver ici plus de technocrates que de poètes.

Pourtant, si je n’ai guère aimé, j’ai tout de même été intrigué. Intrigué et un peu désemparé par le mythe Peron. Nul politicien, en Argentine, mais à de quelconques chances d’être entendu de ses électeurs s’il ne fait pas référence à l’ancien dictateur. Pourtant, Juan Peron et réfugié en Espagne depuis plus de 17 ans, il sera bientôt octogénaire et son règne, s’il avait débuté pendant la seconde guerre mondiale par quelques concessions sociales s’était terminé dans une rigueur et une férocité dignes d’un certain Mussolini, qu’il avait d’ailleurs connu autant de l’Italie fasciste. Eh bien, rien n’y fait : aujourd’hui, en Argentine, péronisme est synonyme de socialisme et les syndicats rivalisent de vitesse pour obtenir le retour du vieil homme au pays. Mais Peron est plus puissant de loin que de près. Mieux vaut, pour ce vieux politique matois, faire jouer ses lieutenants que s’engager soi-même. D’autant que les caisses argentines sont désargentées et qu’il lui serait bien difficile, une fois au pouvoir, de satisfaire les espoirs que les travailleurs argentins placent en lui.

Il n’empêche que les murs de la capitale s’ornent d’affiches réclamant son retour, que la campagne électorale de mars prochain, si les généraux actuels de la nulle part, aura lieu à l’ombre d’un mythe et que, dans sa retraite madrilène ont été conduit les restes de sa femme Eva, retrouvés en Italie après des péripéties dignes d’un roman de science-fiction, Juan Peron doit trouver un certain plaisir à ce jeu qu’il n’a qu’à moitié choisie mais que l’Argentine lui impose en souvenir d’une certaine grandeur.

En 30 ans, le pays n’a guère progressé. Après avoir nourri les belligérants du grand conflit mondial et en avoir tiré d’énormes bénéfices, le pays parvient difficilement aujourd’hui à se nourrir. À Buenos Aires, on ne peut acheter de la viande qu’une semaine sur deux et l’inflation galope. Néanmoins, l’Argentine engloutit une part importante de son budget pour la Défense nationale. Parce que les généraux au pouvoir se doivent, certes, d’être généreux avec leurs hommes, mais aussi parce qu’on commence à entrevoir un affrontement, économique pour l’heure mais qui pourrait dégénérer, avec le Brésil voisin. Ce n’est pas pour demain, bien sûr mais l’Argentine ne peut pas ignorer les visées expansionnistes de son rival. La technique consistant à infiltrer des paysans brésiliens en terre bolivienne avait permis, en d’autres temps, de par la révolte de cette cinquième colonne, l’annexion de quelques milliers d’hectares. Une nouvelle technique brésilienne semble se faire jour, consistant à s’implanter sur les places financières latino-américaines. Buenos Aires est une de ces places. Dans la capitale Argentine, on affirme : – les États-Unis sont indiscutablement les propriétaires de l’Amérique du Sud mais le Brésil cherche à en obtenir la gérance.

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