06. Au beau milieu des civils, des inno­cents, des enfants

 

– Et ce sont ces deux femmes, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Jurés, que vous condamneriez au nom de votre loi et de vos principes, à la lumière de votre propre liberté, alors qu’elles ont agi, justement, pour que renaisse cette même liberté dans leur pays martyrisé ? Non, Mesdames et Messieurs les Jurés, non, Monsieur le Président, vous n’ajouterez pas à une injustice une autre injustice, à une douleur une autre douleur. Ces femmes ont droit à notre respect, pas à notre inutile vindicte. Si vous vous étiez trouvés à leur place et que vous n’ayez pas fait ce qu’elles ont fait, vous auriez l’amertume à la bouche et au coeur. Mais, au fond de moi, je sais bien que chacun d’entre vous aurait fait comme elles.

Martina est assise, digne, au banc des accusés. Strictement vêtue de noir, elle semble ailleurs. Bien sûr, l’issue du procès lui importe. Mais, aujourd’hui, si elle n’avait pas derrière elle les deux avocats, Denis Payot et Adrien Schneider, Me Payot étant en titre le défenseur de Maria-Luisa et Me Schneider le sien, si elle ne sentait pas la présente discrète, rassurante, de Jean-Christophe, qui sait si elle ne craquerait pas.

– C’est vrai, Messieurs les Jurés, mon seul but est de tuer ou d’aider à tuer. Tuer les assassins de mon frère, qui étaient déjà des assassins avant de l’avoir abattu…

Mais non, Martina reste maîtresse d’elle-même. Aux ques­tions du président, elle se contente de répondre d’un acquiescement las. Elle est digne, mais elle est fragile. Quelle meil­leure défense pour elle ?

Dès l’ouverture de l’audience, Maître Payot a brandi la photo, agrandie en toute hâte, d’Andreu Canals.

– Cet homme, Mesdames et Messieurs les Jurés, était le frère d’une des accusées. Il est mort d’une rafale de balles dum-dum. C’était avant-hier matin, à quelques mètres seule­ment de la frontière française. Son crime ? D’abord d’avoir cru à la liberté, ce qui dans ce pays vous mène irrémédiable­ment, un jour ou l’autre, en prison. Ensuite d’avoir voulu fuir l’univers que ses tortionnaires avaient créé pour lui et ses semblables. Et c’est pour que ses autres frères ne subissent pas, un jour, le sort d’Andreu, pour que l’on ne garrotte plus tous les Puig Antich de Catalogne, d’Andalousie, du Pays Basque ou d’ailleurs, que ma cliente a accepté une fois, une seule fois, de rendre un petit service aux hommes généreux qui, chez nous, en Suisse, prennent eux aussi des risques immenses pour que cessent de telles infamies !

Le ténor du barreau se tait un instant puis reprend :

– On a vu, Mesdames et Messieurs les Jurés, la dispropor­tion, l’excès, qui ont présidé à l’action de ces messieurs de Berne. Quand la police fédérale réussit à arrêter une souris, elle en fait une montagne. Il était inutile, gratuit, arbitraire, de laisser ma cliente et son amie au secret pendant plus de trois semaines. Mais ces messieurs de Berne étaient persuadés – ou du moins voulaient-ils le faire croire – d’avoir affaire à un véritable réseau, susceptible de mettre en péril jusqu’aux bases de notre démocratie. Voyons, Messieurs, soyons sérieux !

Dans la salle, plus un siège n’est libre. Il y a là les collègues de Martina et Maria-Luisa, enseignants, assistants, élèves. Me Schneider a lu, en début d’audience, une lettre du professeur Piaget réitérant sa totale confiance à Martina et Maria-Luisa. Puis les témoins de moralité se sont succédé à la barre. Tous ont fait l’éloge des deux jeunes femmes. Des psychologues scrupuleuses, pas des criminelles sans foi ni loi !

– Ce n’est que l’émergence de l’iceberg. Peut-être Mesdames Canals et Garcia-Valdez n’ont-elles pas conscience d’appartenir à un véritable réseau terroriste. Encore que j’en doute. Les faits, les preuves sont là, qui indiquent le contraire. Une chose est sûre : nous sommes en présence d’une des ramifications, modeste c’est vrai, d’une puissante organisation qui n’est pas étrangère à nombre de ces attentats, enlève­ments, attaques à main armée, qui défraient la chronique en Allemagne, en Italie, en Espagne, en France et même, vous le savez aussi bien que moi, jusque chez nous. Il y a un lien entre l’Armée Rouge, les groupes Action Directe, les anarchistes espagnols, les poseurs de bombe, les assassins aveugles. Ce lien passe par la Suisse et nous lui avons donné un nom de code, Big Horn.

– Ne liriez-vous pas un peu trop de romans policiers, Monsieur l’inspecteur ?

La salle s’esclaffe, un bref chahut s’installe, des applaudisse­ments crépitent pour saluer cette impertinente question du président Maye !

– Silence, je vous prie. Sinon, je fais évacuer la salle. Monsieur l’inspecteur, je vous écoute.

– Non, Monsieur le Président. Nous n’inventons rien. La Suisse est un pays calme, aux frontières très perméables. Les étrangers y sont nombreux et malgré les renseignements que nous obtenons sur eux grâce à la vigilance des citoyens…

Sifflets et quolibets dans la salle.

– Allons ! Allons !

– Grâce, donc, à la vigilance des citoyens, nous sommes mal armés pour empêcher l’éclosion, la multiplication, de petites cellules qui ont, toutes, un point commun : la haine de notre société.

Sur son banc, Jean-Christophe sait bien que le représentant de la police fédérale n’est pas complètement à côté de la plaque. Les réseaux, ça existe, même s’ils ne sont pas aussi structurés que l’affirme le policier. Et le souhait du président, formant l’espoir que Genève et la Suisse ne deviennent pas une plaque tournante du terrorisme, n’est qu’un vœu pieux. Il y a belle lurette que les universités, certains syndicats, quelques asso­ciations culturelles, servent de couverture à des activités pour le moins diverses. Le SR3, c’est-à-dire les services secrets helvétiques, n’ignorent rien, ou presque, de telles activités. L’équipe du SR3 est limitée à une poignée d’hommes, mais elle fait un travail remarquable. Les spécialistes de l’espion­nage et du contre-espionnage affirment que le SR3 est parmi les meilleurs du monde, après ceux d’Israël et d’Afrique du Sud. Sans doute ont-ils raison.

– Je ne mets pas en doute la générosité, le désintéresse­ment, la bonne foi des accusées. Mais enfin, elles enseignent la psychologie et les sciences de l’éducation, elles se battent, dans leur métier, pour l’avènement d’enfants plus épanouis, plus libres, plus dignes de l’humanité. Comment peuvent-elles, dans un moment d’égarement ou de faiblesse, avoir participé à une action aussi douteuse. Réfléchissez, Mesdames et Messieurs les Jurés. Une mine anti-char, ça ne sert pas à viser un adversaire précis. Une mine, ça explose. N’importe où. N’importe quand. Au beau milieu des civils. Des inno­cents. Des enfants.

Chacun retient son souffle.

– Et les armes d’Oerlikon-Bührle, Madame le substitut du procureur ? Les deux pauvres mines acheminées par ma cliente, que représentent-elles en comparaison des milliers de tonnes d’armes exportées chaque année, légalement ou pas, par notre industrie nationale ? Mais on ne vend pas aux pays en guerre, dites-vous. Quelle inconscience ! Vous devriez savoir qu’il y a des armes suisses partout où tombent des innocents. Pourtant, les patrons de notre industrie de guerre tiennent le haut du pavé. Et vous voudriez que ma cliente paie pour eux. Ou malgré eux…

– Le problème n’est pas de faire de ces jeunes femmes des martyrs. Il est d’enrayer un phénomène inquiétant et dange­reux. Ceux qui se livrent au trafic d’armes doivent savoir qu’il n’y aura pour eux, dans notre pays, aucune tolérance. Nous ne devons pas fermer les yeux, même si, comme aujourd’hui, c’est l’idéalisme qui est à l’origine de l’infraction. Il faut réprimer. En tenant compte des circonstances particulières, certes, mais sans faiblesse. Il ne faut pas que les accusées deviennent, pour ceux qu’elles enseignent, pour ceux avec qui elles travaillent, des exemples à suivre. Et à suivre d’autant plus facilement qu’il n’y aurait pas de sanction. Le ministère public, par ma voix, réclame qu’une justice claire et ferme soit rendue. Nous demandons, pour l’une et l’autre des accusées, une peine d’un an de prison. Mais, eu égard à leurs activités professionnelles, à leurs bons antécédents et aux témoignages de confiance dont elles ont été l’objet, nous ne requérons pas que cette peine soit assortie d’une expulsion, même tempo­raire. En revanche, pour ce qui est d’un éventuel sursis, le jury appréciera.

– Mesdames, Messieurs, les jurés vont maintenant se réunir et délibérer. La séance est levée. Elle reprendra à quatorze heures trente.

– Acceptez, Madame, mes condoléances. C’est le président du jury lui-même qui, profitant des mouvements de foule de la levée de séance, s’est approché de Martina pour lui glisser ces quelques mots.

– Merci, Monsieur. Merci.

– Je crois que c’est bon. A mon avis, vous aurez le sursis. Mais ne vous réjouissez pas trop vite.

– Vous croyez vraiment ?

– Oui. Allez, mangez ! Prenez des forces. Garçon, une pression pour moi.

Ils se sont réunis dans la petite salle de restaurant du sous-sol, juste en face du tribunal. Il y a là Jean-Christophe, Martina et Maria-Luisa, les deux avocats et Candy. L’appétit se fait désirer mais l’espoir renaît. Le président, en se moquant de la police fédérale, leur a rendu un fier service. Et, surtout, l’image de cette jeune femme en deuil, la photo d’Andreu assassiné par les sbires de l’après-franquisme, les témoignages du corps enseignant genevois semblent avoir ébranlé le jury. De plus, les avocats et Jean-Christophe avaient soigneusement éliminé de la liste des jurés ceux qui, par leur âge, leur profession, leur situation de famille, leur grade à l’armée, risquaient de préférer l’ordre à l’humanité. Ils avaient conservé, autant que faire se pouvait, les mères de famille. De son côté, le ministère public avait récusé le pasteur Louis, antimilitariste notoire. Mais la liste de quinze personnes, réduite à six, semblait à priori plus favorable aux accusées qu’à la police fédérale. Quelques sourires, quelques regards enten­dus, en avaient convaincu Jean-Christophe, observateur discret perdu parmi le public.

– J’en ai marre. Marre, tu entends. Marre de ce pays. Marre de rendre des comptes. Faut pas déconner tout de même. Voilà qu’ils nous prennent pour des terroristes. Si ça continue, on sera bientôt des poseurs de bombes de la bande à Baader. J’y retourne pas, à leur truc. Je me tire. De toute façon, ils nous raccompagneront à la frontière. Alors, autant y aller seules, et sans retourner dans leur prison de merde.

Maria-Luisa grossière, voilà qui n’est pas commun. Pour hausser la voix ainsi, il lui faut l’énergie du désespoir.

– Réponds-moi, Martina ! On s’en va la tête haute. On n’est pas des terroristes. Hein Martina ?

– Tais-toi. Ce n’est pas le moment. On est en train de gagner.

– Ouais. Tiens, tu verras, ce soir, si on a gagné, quand le gardien viendra fermer nos cellules, au bout du couloir, à deux pas d’ici. Saint-Antoine, on dirait vraiment que tu as oublié.

– La ferme, Maria Luisa ! Tu me fais honte.

La Mexicaine a baissé le nez dans son assiette de petits pois froids. Elle renifle. Bien sûr qu’elle a tort. Bien sûr qu’il faut aller jusqu’au bout. Seulement voilà, c’est plus facile pour Martina. Parce qu’elle veut rester en Suisse avec Jean-Christophe. Parce que la mort d’Andreu, loin de l’abattre, a décuplé sa volonté. Tandis qu’elle, Maria-Luisa, pourquoi se battrait-elle ? Je vous le demande. Pourquoi ? Elle avait une seule amie et voilà que cette amie la boude, la toise, la méprise, la trompe avec ce grand escogriffe à moustache. Vivement le Mexique !

– Calmez-vous. Tout va bien se passer. Venez, il va être l’heure. Et, s’il vous plaît, pas d’esclandre.

 

Six mois avec sursis. Pas d’expulsion. Ouf !

– Mais attention, Martina. Ce n’est que la première manche. Berne s’est ridiculisée aujourd’hui. Mais ils auront le dernier mot. Ou, en tout cas, ils vont essayer. Alors, un conseil : prenez vos précautions. Ne recevez pas chez vous des anars en cavale. Une provocation, c’est facile. Moi, si j’étais vous, j’irais me mettre au vert quelque temps. Allez, bonne soirée. Appelez-moi demain, nous ferons le point.

Surprenant quatuor que celui qui, prenant congé des deux avocats sur les marches du Palais de Justice, s’éloigne mainte­nant par les ruelles de la vieille ville. La robe noire de Martina dépasse sous un manteau vert-bouteille dont les épaules arri­vent à peine au-dessus de la large ceinture de cuir retenant le long jean délavé de Jean-Christophe. Ils se tiennent par la main et marchent légèrement en avant. Maria-Luisa, boulotte et un rien disgracieuse de dos, suit Martina à moins d’un mètre. Candy, elle, est un peu plus éloignée du groupe. Elle porte sous le bras la grosse serviette que lui a confiée, le temps du retour, Jean-Christophe.

Rue de la Fabrique, l’ambiance n’est pas à la fête. Martina vient d’appeler Crista à Barcelone, pour lui communiquer la sentence. Elle l’a trouvée en pleurs. Toute la famille est réunie dans le grand appartement. Le père n’est pas sorti de sa chambre. Martina voudrait sauter dans le premier avion. Mais ce serait une inexcusable imprudence. Andreu sera enterré demain.

– Excuse-nous, Maria-Luisa. Tu as été très bien. Je vou­drais bien passer la soirée avec toi mais je n’en peux plus. Sandra va te raccompagner à la rue de Neuchâtel. Ne m’en veux-pas. Et appelle-moi demain matin. Il faudra décider si on reste à Genève ou si on va se planquer quelques jours chez Z., comme on me l’a proposé. S’il y a du nouveau, je te dirai simplement de passer ici. Ne pose pas de questions au télé­phone. Allez, bonne nuit, mosquito !

Il faisait à peine nuit lorsque Jean-Christophe et Martina se sont retirés dans leur chambre. Jean-Christophe avait à peine pris le temps d’aller embrasser la petite Madanes, endormie, dans la chambre de Sandra. Martina n’avait pas même fait le détour. C’est vrai qu’elle n’avait pas une passion dévorante pour les poupons. Elle ne savait pas encore que, depuis l’avant-veille, depuis la nuit où Andreu était tombé, foudroyé, dans un bouquet de fougères du col de Roncevaux, elle était enceinte. Elle ne l’avait pas voulu ainsi, d’ailleurs. Et Jean-Christophe, commis­sionnaire assidu pour l’achat de ses pilules dans une pharmacie amie, n’y avait pas pris garde non plus. Les alvéoles Ve, Sa, Di, Lu, Ma contenaient toujours leur précieuse dragée. Et, en détachant celle que refermait la case Me, Martina s’était dit :

– J’ai la chance de mon côté, aujourd’hui.

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