Des taureaux et des hommes

 

Mais où est donc passé le gardian ? C’est fou, en Camargue, ce qu’on peut voir comme chevaux. Mais d’hommes, rarement. N’étaient les gardians d’occasion, pêchés dans la marée humaine du tourisme et installés en selle, tant bien que mal, le temps d’une randonnée tarifée.

L’homme camarguais se cache. Sous son chapeau, dans son mas, au fin fond des marécages et des roselières. Et son salut, comme dans les vraies chasses à l’homme, réside dans sa faculté de se confondre avec le paysage, de fuir les routes et de rabrouer le visiteur.

Il reste, en Camargue, quelques milliers de taureaux de combat (pacifique, puisque la mort n’est pas au rendez-vous et que la peur est réservée au bipède), quelques centaines de chevaux blancs et quelques dizaines de manadiers et gardians. La race est en péril, mais la défense s’organise…

La porte de la Camargue, c’est le Rhône. Bifide depuis son passage en Arles, il enserre de deux bras inégaux cette portion de terre presque inculte, refuge des sangliers, des oiseaux, de quelques parias et, voilà bien longtemps, de deux saintes Marie, Jacobé et Salomé, escortées par leur humble servante venue d’Égypte, la Vierge Noire, Sarah.

Il y a désormais plusieurs ponts – et quelques bacs –pour accéder à l’île de Camargue. Mais y entrer vraiment est une autre affaire.

Le vieil homme est au fond de son mas, il revêt sa tenue traditionnelle. Tout à l’heure, il rejoindra les autres, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, pour une réunion de la Confrérie des gardians. La nuit tombe sur sa maisonnette de terre et de chaume, à deux pas du Petit-Rhône et des clapiers pour touristes. Je frappe timidement au carreau. Une femme sans âge, vêtue d’autrefois, entrouvre la porte. Le vent effarouche la lampe à pétrole. Et me voici au coin du feu. Dans l’autre pièce, un vieil homme bougonne. Qui donc ose-t-il le déranger ainsi?

– Je suis journaliste.

– Tous des cons !
Il me faudra longuement mendier une minute de sa sagesse. Expliquer le pourquoi de ma visite. Me démarquer du touriste curieux. Proposer de revenir demain, au petit jour, et ne pas poser d’autres questions.

Le lendemain, qui est un dimanche, j’arrive à l’heure dite. Henry Aubanel est déjà parti. Où ?

– Là-bas, près de la lagune. Il garde ses taureaux.

Ma voiture des grands chemins peine sur les petits. Que de bosses, que d’embûches sur cette levée de digue qui mène aux taureaux et à l’homme. Il est là, solennel, sur son cheval blanc. Chapeau de côté, pique à la main gauche. Immobile, observant sa troupe d’une cinquantaine de taches noires perdues dans les ajoncs.

–    Je n’ai pas de temps pour vous, petit!

J’attends. J’attendrai le temps qu’il faudra. Dix minutes plus tard, première parole.

–    Avec votre voiture, vous ne pourriez pas retourner au mas? Ces cons (lesquels?) ont oublié de me préparer l’avoine. Vous prendrez aussi une balle de foin. (Long silence). Et puis…

– Demandez à ma femme ma deuxième selle.

Je jubile. La Camargue des Camarguais va s’ouvrir à moi.

– Quand vous reviendrez, je serai là-bas, près de l’étang. Vous donnerez de l’avoine au cheval qui est là, dans l’enclos, puis vous le sellerez (vous savez seller ?) et vous me rejoindrez.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Mais au retour, il n’y a plus un cheval dans l’enclos… il y en a deux. Le patron veut tester mon sens de l’observation. Lequel seller? Longue hésitation puis choix d’un des deux chevaux, à l’aveugle.

Sur la dune, du haut de ma monture, je l’aperçois, ramenant de l’étang deux taureaux égarés. je l’attends.

– C’est bien, petit! Maintenant, allez donc me chercher le reste de la manade. Passez par-là!

Là, c’est un trou d’eau caché sous les roseaux. Je retiens le cheval au dernier souffle. Sinon, j’étais bon pour le bain. Le vieil homme se délecte. Et, lorsque je lui ramène le troupeau:

–    Vous mangerez bien à la maison, n’est-ce pas?

Voilà, c’est ainsi que la Camargue s’est ouverte à moi.

Depuis lors, j’ai participé à la bandide et porté la Vierge Noire. Sans rire. Henry Aubanel m’avait autorisé à revêtir la tenue gardiane pour le pèlerinage d’automne aux Saintes-Maries et n’a pas paru étonné lorsqu’il m’a aperçu, soutenant la statue de Sarah, lourd bois polychrome porté par quatre hommes. Les trois autres, gitans, n’étaient pas surpris non plus de ma présence. Tout au plus eurent-ils du mal à comprendre que, durant la longue marche de la Vierge Noire jusqu’à la mer, je ne réponde pas à leurs questions…

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