On m’avait trop dit de Rio qu’elle était la plus belle ville du monde. Je n’y croyais plus. Et pourtant.
Si on peut être sensuellement, physiquement pris par une ville, alors Rio est une amante qui vous fait regretter les quelques instants pendant lesquels les sens doivent s’apaiser avant une nouvelle étreinte.
Nous avons tous vu des photographies aériennes de Rio. Le pain de sucre, la baie, le Christ du Corcovado. Mais c’étaient des photos de jour. De nuit, c’est l’exquise fragilité d’un filigrane géant. Les lumières enchevêtrées et pourtant organisées comme les fibres d’un tissu aux structures compliquées, ses lumières franches auréolées selon qu’elles vous regardent ou n’éclairent que les rues, s’effilochent lorsqu’elles s’attaquent à la montagne et à la forêt toute proche mais s’arrêtent net, pas un simple ourlet de sable, à la commissure de la baie. Au-delà de la montagne, la ville recommence. Au-delà de la baie aussi. C’est la tache d’encre éclatée de nos cahiers d’écolier, c’est la radioscopie en noir et blanc d’un monstre harmonieux de huit millions d’habitants.
Au Brésil comme dans tout l’hémisphère austral, il fait encore entre 15 et 20° à minuit, l’humidité est telle que les 10 km de mosaïque de l’Avenida Atlantica, sur Copacabana, sont feutrés d’une rosée tiède et poisseuse. Toute la nuit, les voitures filent sur le quai, nombreuses, rageuses. Toute la nuit, par couples, noirs, blancs, métis, jeunes, adultes viennent s’asseoir face à la mer, creusant dans le sable une cuvette dans laquelle, à l’abri du vent, ils allument l’éphémère bougie qui, pour les badauds comme pour les autres proches, signalera l’existence d’un amour.
Toute la nuit aussi, sous les projecteurs, entre les quais et l’océan, des centaines de jeunes Brésiliens à peine vêtus s’entraînent à leur sport favori, le football. Que ce soit le sport ou l’amour, ils aiment. Et la passion qui les brûle les rend beaux, radieux, harmonieux si bien que, lorsque nous, Européens, constatons à leurs côtés notre lourdeur, notre pâleur et une certaine disgrâce naturelle, nous nous demandons parfois si cela ne vient pas d’une certaine incapacité à aimer. C’est en tout cas la question que je me suis posée et à laquelle ma vanité d’occidental m’a interdit de répondre.
Je sais aussi, bien sûr, que dans ce pays immense qu’est le Brésil, on meurt de faim ou de violence, on torture, on exile, on arrête, on hurle, on pleure. Maintenant que j’ai vu la nature originelle du lieu et des êtres, ce constat m’est encore plus difficile. Le bonheur des uns ferait-il inéluctablement le malheur des autres, la vie serait-elle forcément ce pendule entre le beau et le laid, entre le bien et le mal, entre l’amour et la haine, pendule aux mouvements plus ou moins larges selon les latitudes.
En choisissant d’aller à la rencontre de ce Brésil-là, j’ai bien peur de rayer d’un seul coup ma belle photographie du premier jour. Mais sans doute faut-il savoir faire comme les amoureux de la plage de Copacabana, qui se séparent avant même que leur bougie se soit éteinte dans le sable.
Faut-il ainsi toujours qu’à la beauté s’ajoute le mal ? Les puritains nous l’avaient enseigné. Je n’irai pas comme eux jusqu’à en faire un axiome mais enfin, le cas du Brésil est troublant. C’est sans doute le plus beau pays d’Amérique du Sud. C’est aussi celui où on vole, torture, assassine le plus. Écoutez plutôt. À Rio, 8 millions d’habitants, il se commet une agression (vol, hold-up, règlement de comptes) toutes les 12 minutes. Bien sûr, les vols et attaques à main armée sont le fait de voyous ou de gangsters. Il faut cependant rappeler que l’exemple vient de haut. Voilà quelque temps, le ministre de l’aéronautique était remplacé. Il avait passé les bornes. Certains de ses subordonnés avaient pris l’habitude de défenestrer leurs adversaires, personnels ou politiques, après les avoir invités dans un avion du ministère.
D’autres méthodes semblent elles aussi courantes. Il a fallu qu’un jeune Américain en soit à son tour victime pour que la chose soit connue à l’extérieur du pays. Attaché par une corde derrière une voiture tout terrain, il était mort après avoir été traîné sur plusieurs centaines de mètres.
Pour les étudiants, pour les intellectuels, pour les enseignants, pour certains prêtres même, c’est bon signe que d’être arrêté. En agissant ainsi, la police montre qu’elle a l’intention de vous relâcher, même après d’éventuelles tortures. En revanche, nombreux sont ceux qui, dans les rangs des contestataires et des opposants, ont été simplement portés disparus. Soit que la police les ait « suicidés », soit que les escadrons de la mort, estimant le procédé policier trop lent, se soient eux-mêmes chargés de l’opération.
Soit encore, cela arrive, que la victime présumée ait décidé de quitter discrètement le pays mais n’est pas osé en prévenir ne serait-ce que sa famille, de crainte que le projet ne vienne aux 1000 oreilles de la police.
Bref, si on se sent bien sur la plage de Copacabana, on vit tendu lorsqu’on tente d’avoir une quelconque activité, ne serait-ce qu’une simple discussion à propos de la situation intérieure.
Vous me direz peut-être qu’on n’a rien sans rien et qu’en imposant ainsi, en 1964, le silence aux hommes politiques et à leurs intrigues, les militaires ont placé le Brésil sur une voie qui mène au bien-être et à la richesse. Il est vrai que le pays exporte davantage aujourd’hui qu’il y a 10 ans mais le supplément ne profite qu’à certains et le revenu moyen par habitant n’a jamais augmenté. Vous me direz aussi qu’à Rio, le salaire minimum est de l’ordre de 50 $, 200 francs suisses, et que cela n’est pas mal comparé aux salaires de certains autres pays voisins. Mais les prix sont en conséquence et, alors qu’on vit au Pérou ou en Uruguay pour trois fois rien, les tarifs pratiqués à Rio avoisinent, s’ils ne les dépassent, ceux de Paris ou de Genève.
Enfin, les autorités brésiliennes se flattent de la disparition de favellas, ces bidonvilles accrochés voilà encore quatre ou cinq ans aux flancs de collines proches. Eh bien, je les ai vues, ces favellas. Aussi terribles que les poblaciones de Buenos Aires ou de Santiago. Simplement, les autorités les ont repoussées un peu plus loin de la ville, à l’abri des regards. L’esthétique y trouve son compte mais le progrès est illusoire.
Le carioca lui-même, qui de tradition était jovial et sociable, semble devenir acariâtre. C’est vrai qu’il est pressé et que la vie, désormais, le bouscule. Il lui faut courir, gagner de l’argent. Et le goût du jeu, autrefois innocent, a changé de fonction. Il est devenu le mythe de la réussite instantanée. Chez les riches, on joue sa fortune, à quitte ou double, à la bourse. Et chez les cariocas, on achète pour deux cruzeiros le billet de loterie qui fera peut-être du cireur de chaussures un multimillionnaire. Avec, au-dessus de ça, gigantesque, le Christ du Corcovado, les bras tendus. Est-ce en signe de connivence, de résignation ou de révolte ? Le bon Dieu lui-même ne sait plus.
Je sais qu’il y a de cela fort longtemps mais les cinémathèques le projettent encore parfois, peut-être avez-vous vu ce merveilleux film de Marcel Camus, Orfeu negro. Alors, vous savez l’envoûtement qui se dégage de la danse brésilienne, comme d’une chaude nuit d’amour ou de tristesse. On y joue des sens, du rire, du rythme et de la mort. Orphée, pour s’être retourné, fait périr son Eurydice. C’est le mythe. Mais chaque année, le carnaval de Rio tue des dizaines de cariocas. Telle est la réalité car la mort, à Rio, est chose à la fois banale et attirante.
Le samba d’abord. Pardon de dire « le » plutôt que « la ». C’est plus conforme à la réalité de la langue portugaise. Le samba vient du fond des temps brésiliens ou, en tout cas, du début du Brésil actuel, au milieu du siècle dernier, avec l’indépendance d’une part, l’abolition de l’esclavage de l’autre. On y trouve la nostalgie portugaise, la folie africaine et l’humour matois des Indios autochtones. On ne danse pas le samba. On le pleure, on le crie, on le tressaille, on le subit, on le sublime.
C’est d’abord la complainte sanglotante du malheur originel, du péché sous les tropiques, de la misère, du mal d’amour. A la fin des larmes, comme si le spleen n’avait pas sa place sous les tropiques, l’homme félin, la femme albatros s’accrochent à un rythme qui passe, le font leur, les dépassent. C’est tout leurs corps qui vibrent, de la nuque à la cambrure des reins, des profondeurs de la terre à l’irréalité du ciel. Les couleurs explosent aux yeux, les syncopes prennent au ventre. Puis tout s’apaise ou plutôt s’assombrit et la nostalgie revient. La vie en raccourci. Lorsque le couple s’est trop donné pour pouvoir exulter encore mais qu’il est trop heureux pour retomber en tristesse, l’esprit de l’Indio approche gambadant et vient souligner d’une facétie, d’une grimace, que l’homme est finalement bien petit, la nature bien immuable, la vanité bien inutile et la mort bien puissante.
La mort. Elle est à tous les coins de la pensée. C’est au fil des âges celle des premiers colons s’enfonçant dans la forêt vierge, puis celle des Indiens qu’on assassine et enfin celle des esclaves noirs qui meurent au travail. Aujourd’hui, le colon gagne Manaus ou Brasilia en toute sécurité, on ne tue presque plus d’Indiens, d’ailleurs il n’y en a presque plus, et les noirs ne sont plus anéantis sous le fouet. Mais la mort reste présente. Des gosses qui vous dévalisent à la nuit tombante riposteront au revolver si vous cherchez à les poursuivre. Quant aux adultes, ils ont fait de la mort leur alliée et leur ennemie. Leur pain quotidien. Actuellement, un tueur professionnel se fait payer de 500 à 3000 cruzeiros, 350 à 2500 francs suisses pour chaque exécution. 350 si l’homme à abattre déplaît au tueur lui-même et que les risques de condamnations sont faibles, 2500 s’il s’agit d’un assassinat contestable et dangereux. On disparaît beaucoup au Brésil depuis quelques années. Être un opposant politique équivaut à un suicide certain, sans doute préférable d’ailleurs, si l’on en croit les rares rescapés, aux différentes formes de torture pratiquées tant par les policiers officiels que par les parallèles, escadrons de la mort ou autres.
Sans doute, en ayant tout cela à l’esprit, ressent-on différemment les rythmes et la plainte du samba.