03. Les inculpées ont été infor­mées de leurs droits

 

«Pour trafic d’explosifs, deux étudiantes libérées sous caution.

Accusées notamment d’avoir transporté en France du matériel explosif destiné à un groupement terroriste étranger, deux femmes de 32 ans, une Espagnole et une Mexicaine, assistantes à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de Genève, ont obtenu lundi devant la Chambre d’accusation leur mise en liberté provisoire sous caution de 5.000 francs, qui a été aussitôt versée. Le procureur général avait demandé une caution de 25.000 francs.

Les deux jeunes femmes avaient accepté l’an dernier, à la demande de deux jeunes gens venus de Suisse alémanique, de transporter à Bellegarde, en France voisine, deux mines anti­-char volées dans un ouvrage militaire suisse, a notamment indiqué le procureur général. Les deux mines auraient été enterrées et on ignore ce qu’elles sont devenues. Les deux femmes ont été arrêtées le 2 décembre dernier.

L’affaire a été instruite par le procureur de la Confédération puis transmise, vendredi dernier, au Parquet genevois. Devant la Chambre d’Accusation, le procureur a notamment fait valoir que l’on ne pouvait admettre que notre pays devienne une plaque tournante du trafic d’explosifs, arme particulièrement terrible et aveugle, comme on ne peut admettre le délit commis par les deux jeunes femmes, même si elles affirment avoir agi par idéalisme.

L’avocate des deux accusées a notamment fait valoir que l’une d’elles avait été profondément touchée par la condamna­tion, en Espagne, à 57 ans de prison, de son frère soupçonné d’appartenir à un mouvement ibérique de libération, ainsi que par l’exécution de Puig Antich. L’avocate a par ailleurs affirmé que les deux accusées avaient été maintenues au secret pendant quinze jours entre les mains de la police. Elle s’est élevée contre cette procédure, relevant que les deux jeunes femmes n’avaient comparu devant un juge d’instruction que vendredi dernier, après que leur cas eut été déféré à la justice genevoise. »

Journal 24 HEURES, 23 décembre 1975

« (..) L’avocate s’est insurgée contre le secret qui a entouré cette affaire instruite selon la procédure pénale fédérale, « procédure choquante pour Genève et en vertu de laquelle on peut garder les gens à l’ombre pendant des mois sans les plus élémentaires garanties d’habeas corpus ».

En termes modérés, mais fermes, cet avis a d’ailleurs été partagé par le procureur général de Genève lui-même, M. Raymond F., qui s’est élevé contre cet aspect du « se­cret ». « Une expression qui, a-t-il dit, date du Moyen Age et heurte notre conception du libéralisme en matière de justice. Nous avons été contraints au silence dans cette affaire, ce qui n’est pas notre habitude. On doit pouvoir justifier d’une inculpation dans les huit jours devant la Chambre d’accusation et devant l’opinion publique. Privées de contact avec leur avocat pendant la détention, les deux inculpées ont été infor­mées de leurs droits par mes soins. » (..)

Journal La Suisse, 23 décembre 1975.

Martina est assise sur son lit, rue de la Fabrique. Maria-Luisa dort, écrasée de somnifères, rue de Neuchâtel. Un grand escogriffe, col de veste relevé sur les oreilles, pantalons trop courts laissant apparaître de maigres chaussettes, remonte à pied les quais de l’Arve. Il a sous le bras les journaux du matin. Dans trois minutes, il sonnera à la porte de Martina, en évitant de se faire repérer par la Brésilienne du palier. Il se demande s’il connaît Martina. Bien sûr, il l’imagine. Sandra lui a même montré des photos. Mais le visage ne lui disait rien. Pourtant, à force de rendez-vous et de discussions, rue de la Fabrique, tandis que les deux filles étaient en prison, il s’en est tracé comme un portrait mental. Surtout de Martina. Est-elle belle ? En tout cas, elle l’attire déjà. Il aime les gens qui se battent. Et il est de ceux à qui les saveurs de l’illégalité donnent des allures de Don Juan. Dans les escaliers, sa moustache dalienne frémit d’aise.

– Qu’est-ce que je suis con !

Ce visage, il est sûr de l’avoir déjà vu. Mais bien sûr Martina était venue le voir, voilà plus d’un an, et lui avait demandé d’envoyer un observateur au procès d’Andreu, son frère. La rencontre avait été brève. Martina lui avait expliqué qu’elle craignait pour Andreu, membre d’un groupe anarchiste comme Puig Antich, ayant tiré sur les gardes civils comme Puig Antich, la même peine que celle qui venait de frapper Puig Antich : la mort par garrot. Jean-Christophe avait promis à Martina de s’occuper de l’affaire. De toute manière, la Fédé­ration internationale avait déjà plus ou moins décidé d’en­voyer un avocat au procès. La démarche de Martina ne faisait qu’étayer la décision. Et c’est à Kitty Z.-M. que Jean-Christophe avait signé mandat pour cette mission. Kitty s’était rendue à Barcelone, avait pu assister à l’audience. Elle lui avait, ensuite, fait rapport. Mais l’important était que les deux accusés, Andreu Canals et Juan-Luis Pujol-Busquets, avaient échappé à la mort.

Au premier coup de sonnette, Martina est sortie de ses songes. Elle a posé le pied sur le parquet ciré de la chambre, a jeté sur elle un châle puis elle est allée ouvrir, après avoir demandé à travers la porte

– Qui est-ce ?

– Jean-Christophe. Jean-Christophe Sümi.

Martina sait ce qu’elle lui doit. Pour son frère Andreu. Mais surtout pour elle. L’avocate venue déposer les cautions, c’est grâce à lui. La manifestation de soutien dans les rues de Genève pendant la détention, c’est lui. En partie du moins. Les articles de presse, il y est pour quelque chose. Bref, cet homme qu’elle n’a fait qu’entrevoir avant le procès d’Andreu a été son ange gardien. Mais Martina a trop de dignité et de fierté pour le lui avouer ainsi.

– Entrez. Prenez place ici, je reviens dans un instant.

Pour Jean-Christophe, la libération de Martina n’est que le premier acte. Et c’est ce qu’il est venu lui dire. Il a ouvert les journaux du matin à la page concernant les filles et les a déposés sur le coin de la table. La cuisine est grande, haute. C’est là que se réunissaient les conseils de guerre avec la mère de Martina, ses amis et Sandra. Sandra qui semble ne pas être venue à l’appartement depuis quelques jours. C’est vrai qu’on est à la veille de Noël et que les enseignants sont en congé. Jean-Christophe est donc seul dans cette cuisine qu’il a appris à connaître en l’absence de Martina. Et maintenant, le voilà redevenu, dans les mêmes lieux, l’étranger en visite. S’il avait un chapeau, il en tordrait sans doute le bord en signe d’impa­tience. Mais puisqu’il a des cigarettes et qu’une grosse boîte d’allumettes trône au-dessus du fourneau, il va en griller une. Puis deux.

Martina est en beauté. Est-ce sa façon à elle d’exorciser les jours passés au secret ? Est-ce pour marquer à Jean-Christophe la considération qu’elle lui porte ? Ou est-ce pour masquer cette fatigue nerveuse, ces gestes hésitants, hérités de trois semaines d’inquiétude, de doute, de peur et d’impuissance ?

Jean-Christophe a montré les extraits de presse. Martina s’étonne d’y lire le nom de Bellegarde plutôt que celui de Nantua, alors que les policiers savaient très bien où était la cache. Elle s’étonne surtout de la phrase : « On ignore ce qu’elles (les mines) sont devenues. » Alors que les enquêteurs ont été mis au courant de leur confiscation en Espagne, de leur remise à la police française, et qu’ils ont ensuite pu juger sur pièces, puisque les Français ont remis les mines à la police suisse. Avec en prime, à n’en pas douter, quelques tuyaux et la promesse d’une étroite collaboration. C’est sans doute cette connivence avec d’autres polices que Berne veut cacher à l’opinion.

– Ces gardiens qui accompagnaient l’avocate, vous pensez que c’étaient des flics ?

– Je ne peux pas le prouver, ni même le certifier. Mais j’en suis convaincue.

– Vous savez que vous pourriez intenter une action en justice à ce propos.

– Non, mais j’y songerai.

– Avez-vous encore besoin de moi ?

– Non. Enfin oui. Vous pourriez m’aider à préparer le procès. J’aurais plein de questions à vous poser. Entre autres à propos de…

– Vous croyez que c’est bien le moment ? Vous paraissez à bout de nerfs et de fatigue. Demain, c’est Noël. Pas question de prendre des contacts, de voir un avocat. Tiens, à ce propos, j’ai l’impression que Kitty n’est pas passionnée par votre affaire. Il faudra trouver quelqu’un d’autre. Mais d’abord, il faut vous reposer, vous changer les idées, faire le point. Et je pense que Maria-Luisa est dans le même état. Alors, moi, je vous propose une chose. Vous préparez une petite valise avec tout de même de quoi ne pas prendre froid, vous appelez Maria-Luisa pour lui dire d’en faire autant et je vous emmène toutes les deux à la montagne.

– Mais je n’ai même pas pu passez toucher mon salaire. Je n’ai plus un sou. Et la montagne, moi… je n’ai jamais mis les pieds sur des skis.

– Il ne s’agit ni d’argent, ni de ski. Il s’agit de vous reposer et de préparer une bataille autrement plus difficile. La justice suisse ne plaisante pas avec les vols d’armes. Ni avec les terroristes. Il va falloir se battre.

Maria-Luisa a été un plus difficile à convaincre. Pensez donc. Aller passer les fêtes dans un chalet avec un homme qu’on ne connaît même pas. Et puis elle n’aime pas la neige. Et puis elle a sommeil. Et puis elle n’a plus envie de parler de cette affaire. Et puis, de toute manière, elle sait que c’est perdu. Au pire elle sera condamnée à plusieurs mois, peut‑être plusieurs années de prison. Au mieux à l’expulsion de Suisse. Alors, elle pense déjà à retourner au Mexique. Mais pas tout de suite. Il faut d’abord passez le cap des fêtes. En famille à Mexico, ce serait plus.facile. Il y aurait plein d’amis. Tandis qu’à Genève, elle n’a que Martina. Et Martina va partir pour la montagne avec un homme qu’elle ne connaît même pas. Et Maria-Luisa passera Noël toute seule à se morfondre dans son coin. Impossible.

– Bon, passez me prendre dans deux bonnes heures. Disons à midi. Je serai prête.

Jean-Christophe est allé récupérer sa voiture sur le quai de l’Arve, il passe en coup de vent rue Rousseau, le temps de préparer un pull, de bonnes chaussures, un peu de linge propre, de l’argent. En coup de vent, mais dans le calme. Si Jean-Christophe est tendu, nerveux, heureux aussi, ça ne se voit pas. L’appartement, depuis le départ de Valérie, sa femme, est un rien à l’abandon. Disons plutôt qu’il n’y a d’ordre que dans les choses qui lui tiennent à cœur. Bouquins. Documen­tation en rapport avec la Fédération des droits de l’homme. Pour le reste, l’appartement de la rue Rousseau est plus le repaire d’un voyageur que la gentillomière d’un étudiant attardé. Il rafle au passage une trousse à outils, pour le cas où sa bonne vieille coccinelle tomberait en panne. Pendant les fêtes, les mécaniciens ne courent pas les rues. Une carte routière rejoint les quelques papiers qu’il emporte dans une serviette de plastique noir.

Il y a tout à coup, dans l’attitude de Martina, comme une immense lassitude. Elle ne part pas pour la montagne, elle se laisse emmener. Nuance. Non qu’elle souhaite autre chose. Mais trois semaines de secret lui ont appris, bien contre son gré, la passivité. Elle qui ne laissait jamais à quiconque le soin de choisir à sa place, voilà qu’elle monte, comme résignée, à l’avant de la Volkswagen. Elle n’essaie même pas d’être enjouée. Pourtant, elle sait bien que Jean-Christophe a raison. Partir pour mieux revenir, fuir pour mieux se battre. Mais la Suisse lui est redevenue étrangère. Rien d’étonnant à ce que la perspective d’une expédition dans les montagnes helvétiques, en compagnie d’un grand escogriffe suisse (même s’il se dit « internationaliste »), la laisse indifférente. Mais est-ce bien de l’indifférence ?

Maria-Luisa a été prête en quelques secondes. Jean-Christophe ne lui voue aucune tendresse particulière. C’est leur première rencontre mais il sent bien que sa venue n’a qu’une raison, la peur de la solitude. Elle s’installe sans renâcler sur la maigre partie de la banquette arrière que n’obstruent pas les sacs de voyage, valises et mallettes. Où va-t-on?

– J’ai suggéré Bad Ragaz. Jean-Christophe n’avait pas d’idée particulière. Moi non plus. Mais je me suis souvenue que Sandra y avait passé quelques jours, en hiver dernier. Elle avait trouvé ça très bien, très gai. Elle m’avait même donné le nom d’une famille qui loue le premier étage de sa maison. Alors, on s’est dit : va pour Bad Ragaz.

Maria-Luisa se contente d’acquiescer. Elle se tasse sur son siège, se met littéralement en boule, s’apprête à dormir. Les cachets ont gardé tout leur effet. Pour elle, la route ne sera pas longue. Elle rêve de dragons, de colosses mal rasés qui l’enlèvent devant la luxueuse maison de ses parents, d’ani­maux insolites et ricanants. D’un homme qui la prend furieu­sement. Pas de doute, elle dort. Ce sont des rêves, pas des souvenirs.

– Tu vois, ça fait des années que je sors des gens de taule. Mais c’est la première fois que ce sont des filles. La première fois aussi que ça se passe en Suisse. Mais la taule en Suisse, je connaissais. J’en ai fait pas mal. Objection de conscience. Mais quand on choisit d’y aller, même si ce n’est pas forcément agréable, c’est tout de même plus facile. Et puis moi, je n’étais pas au secret. Je parlais avec les autres, j’ai rencontré des types étonnants. Et puis, en prison, j’en profitais pour soutenir le moral de ceux qui flanchaient. Je leur expliquais que c’était eux qui avaient raison et qu’ils se sentaient certainement mieux dans leur peau que la plupart des gardiens. Sauf peut-être le directeur. Au fait, tu l’as vu ?

– Non, je n’ai vu personne, à part les matons-flics, les inspecteurs de Berne et le procureur qui est venu me dire qu’il n’était pour rien dans l’arbitraire de la mise au secret. J’allais oublier Kitty. Mais j’ai l’impression, moi aussi, qu’elle n’a pas trop envie de se battre pour nous. Tu la connais bien ?

– Comme ça, sans plus. Mais elle avait fait du bon travail pour le procès de ton frère. Au fait, tu as des nouvelles ?

– Oui et non. Ils l’ont changé de prison. Il est à Ségovie. On a peu de nouvelles. Il semble qu’il se tienne tranquille. Ça ne lui ressemble pas tellement. Dans les prisons précédentes, il n’arrêtait pas de se révolter, de monter les autres contre les gardiens. Mais là, il écrit qu’il est bien, qu’il n’a pratiquement aucun contact avec les basques, question de tempérament et de convictions. Remarque bien, les lettres passent à la censure. Mais j’ai le sentiment qu’il a vu le garrot de trop près et qu’il se méfie. Alors, Andreu a peut-être décidé d’attendre, de laisser faire. J’aurais voulu en parler avec lui. Je projetais d’aller en Espagne cet été. Maintenant, c’est foutu. Il faut que je pense à moi.

Le tutoiement, entre eux, est venu naturellement. Ce matin, rue de la Fabrique, le protecteur vouvoyait la protégée, la femme brisée vouvoyait l’homme sûr de lui. Maintenant, les deux se tutoient. Ils sont un peu frères d’armes. Camarades, en tout cas. Et, tout à l’heure, lorsque Maria-Luisa émergera de ses cauchemars équivoques, elle suivra le mouvement. Comme toujours.

– Tu as vraiment envie de rester en Suisse ?

– Oui.

–  ? Tu aimes la Suisse ?

– Je crois que je la déteste, plutôt. Oui, elle me fait horreur. Ces petits-bourgeois si sûrs de leur bonne conscience. La Chaîne du Bonheur et Terre des Hommes, plus la Croix Rouge. Ils voient le monde par le petit bout de leur porte­feuille. Tout ça est mesquin. Tout le monde épie tout le monde. On crève dans le luxe pasteurisé?

– Alors pourquoi être venue ? Et pourquoi vouloir rester ?

– Je suis venue parce que je ne pouvais plus vivre à Barcelone. Pas à cause de la politique. Pour ça, ça allait encore. A cause de ma vie de femme. Je n’ai pas très envie d’en parler. Ce que je sais, c’est qu’à Genève j’ai commencé à voir clair en moi. Voilà près de quatre ans que je fais une psychanalyse. C’est dur, éprouvant, humiliant parfois. Mais je ne pourrais plus m’en passer. Pendant les trois semaines en prison, c’est ce qui m’a le plus manqué. Et si Rodriguez, mon psychanalyste, n’avait pas été en vacances pendant les fêtes, je ne serais pas venue avec toi. Je serais restée pour pouvoir reprendre avec lui, le plus vite possible.

– C’est plus un directeur de conscience qu’un psycha­nalyste…

– Oui et non. Oui parce que, lorsqu’on travaille ensemble, j’arrive à expliquer tous mes actes. Mêmes les mines, par exemple. Mais il n’est pas mon directeur de conscience, comme tu dis, dans la mesure où il ne me conseille jamais pour des actes ou des décisions à venir.

– Tu l’aimes ?

– Je ne sais pas. Sans doute pas d’amour. J’allais dire comme un père. Mais c’est grâce à lui que je me suis aperçue d’une chose, je hais mon père.

– Tu crois ça…

– Non, je sais que c’est vrai. C’est un lâche. Je hais les lâches. Et il a cassé ma mère. Tu l’as vue à Genève. Tu as dû la trouver vive, active, énergique. Mais à Barcelone, elle n’existe pas. Tout ça parce qu’elle adore mon père. Une espèce de vénération inexplicable. Il faut dire que lorsqu’il l’a rencon­trée, il était professeur. Et elle son élève. Ça a toujours laissé une cicatrice.

– Tu ne voudrais pas que ton mari ressemble à ton père…

– Je ne veux pas de mari.

La nuit tombait lentement. Le trio venait de traverser Zürich. A l’entrée de la ville, Maria-Luisa s’était éveillée un instant.

– J’ai faim.

– On mangera à l’arrivée, avait répondu sèchement Martina. Voilà qui rassurait Jean-Christophe. Il craignait que Bad Ragaz ne fût qu’un prétexte pour passer par Zürich. Et pour s’y arrêter. Si Martina lui avait dit :

-Je dois passer voir un ami. Juste quelques minutes.

Qu’aurait-il fait ? Il y songeait presque depuis le départ. Et c’est pour ça que, peu à peu, il avait essayé de mettre Martina en confiance. Pour pouvoir, le moment venu, lui déconseiller de prendre un tel risque. Car l’arrêt à Zürich, où Martina n’avait jamais mis les pieds, n’aurait pu avoir pour but que de rencontrer un des « fournisseurs ». Et ça, c’était éminemment dangereux. Mais Jean-Christophe serait-il parvenu à la convaincre. Il avait préparé un scénario dans sa tête:

– Tu ne sais même pas qui, dans le groupe, a été arrêté. Si tu prends contact avec un de ceux qui sont en prison, et dont la maison doit être surveillée, tu te jettes dans la gueule du loup. Et si tu vas chez l’un de ceux qui ont réussi à échapper aux enquêteurs, tu le mets dans une position intenable.

– Je te dis que je dois y aller.

– Ecoute, alors, ça sera sans moi. Tu gardes la voiture, tu me déposes à la gare et tu continues toute seule. Enfin, avec Maria-Luisa. Moi je veux bien me battre pour que tu t’en tires au mieux. Mais si tu fais des conneries dès le premier jour, ma présence n’est pas indispensable.

Mais Martina avait simplement dit :

– On mangera à l’arrivée.

Avait-elle évalué les risques qu’elle aurait pris en établissant un contact zurichois ? Ou ignorait-elle comment joindre la bande ? A en juger par l’imprudence du premier rendez-vous, il n’aurait pas été surprenant que les zurichois aient laissé leur adresse en toutes lettres. Même si Martina avait affirmé le contraire aux enquêteurs, et feint de ne pas connaître le prisonnier avec lequel on l’avait confrontée. Donc, si elle décidait de ne pas faire halte à Zurich, c’est que l’instinct et le bon sens jouaient. Voilà qui était encourageant.

– Et toi ?

– Moi ?

– Oui toi. Voilà près d’un mois que tu t’occupes de moi sans me connaître. Pourquoi fais-tu ça ? Tu n’as donc rien d’autre à faire pendant les fêtes ? Tu n’es pas marié ?

– Plus.

– Pas d’enfants ?

– Non.

– Tu veux que je conduise ?

– Non. Repose-toi. Tu auras besoin de toutes tes forces. Et, de toute manière, on ne devrait plus guère tarder à arriver.

Martina, à son tour, s’était assoupie. La vibration lanci­nante du moteur, alliée à l’odeur âcre du chauffage, n’y était pas pour rien. Jean-Christophe lui-même avait les yeux endoloris et, parfois, ses paupières se fermaient plus longtemps qu’il n’aurait fallu. Dans la traversée des villages, pourtant, il profitait de l’éclairage public pour jeter un regard à sa droite. La militante s’était endormie. Il ne restait que la femme. Douce. Vulnérable. Désirable. Il la revoyait lors de leur première rencontre. Volontaire. Enjouée aussi. Elle venait pour tenter de sauver son frère du garrot. A quelques semaines près, ce devait aussi être l’époque du passage des mines. On lui aurait donné le bon dieu sans confession. Qu’y avait-il donc de changé en elle ?

Mais oui ! Bien sûr ! Les cheveux. La première fois elle était blonde. Et maintenant elle était ébène. Sa vraie teinte, à en croire le duvet de ses avant-bras.

Jean-Christophe avait voulu la tirer de ses rêves, lui demander pourquoi. Et il s’était dit qu’il risquait bien de s’identifier ainsi à l’un de ces flics insistants qui l’avaient assiégée, des semaines durant. Alors, il s’était tu.

Elle me le dira quand elle en aura envie, pensait-il. Jamais il ne saura.

Jean-Christophe, au fond de lui-même, a un faible pour la clandestinité et le mystère. Ça l’excite. A condition qu’il parvienne à s’en faire le complice ou, à tout le moins, le confident. Mais comment entrer dans la vie de cette femme ? Il suffirait peut-être de tendre la main, de la poser lentement sur la sienne. Ou sur la pointe de son genou. Ou au creux de sa nuque. Ou à la naissance de son ventre. Sa peau doit être chaude. Elle tressaillera mais fera mine de ne s’être pas éveillée. Laissera faire. Comme ça au moins, il ne risquera pas de ressembler au père. Il hésite. Il ne tendra pas la main.

Bad Ragaz. Il faut vraiment que Sandra soit cinglée pour en avoir parlé comme d’un lieu gai. C’est lugubre. Peut-être en été. Mais même. Impossible. Ces rues ne peuvent pas être joyeuses, même sous le Soleil. Et surtout avec des grappes de curistes, voûtés sous les rhumatismes, et dont la seule aven­ture consiste à franchir la distance qui sépare l’hôtel de l’établissement thermal. Mais la tristesse aura du bon. Personne n’aura envie de sortir. On pourra travailler. On pourra s’aimer.

– Tâche de trouver la Sonnengasse. D’après Sandra, c’est dans le centre du village. Voilà. Là, tu devrais tourner à droite. Oui. Voilà. Sonnengasse. Cherche le six. Un gros chalet. C’est ça. J’y vais, si tu veux.

– Tu parles allemand ?

– Non, mais Sandra m’a dit qu’ils parlaient un peu le français.

– Je viens avec toi.

Il fait nuit et le brouillard tombe lentement. Les Zwingmann sont à table. Jean-Christophe et Martina restent sur le pas de la porte. Le propriétaire va se renseigner auprès de sa femme, qui semble mieux connaître les disponibilités de la maison.

– Hélas non. Nous n’avons plus de place. Il aurait fallu téléphoner. Pour des amis de Mme Lamontgne, on se serait débrouillé. Mais là, comme ça, c’est impossible. Ma femme me dit que les clients qui occupent l’étage devraient partir après-demain. Je ne peux pas vous l’assurer et ils ne sont pas là à l’instant. Mais je crois que ça devrait marcher. Le problème, ça va être de trouver une chambre en attendant. Vous êtes deux ?

– Trois.

– Avec un enfant ?

– Non, une grande personne. Une jeune femme.

Dans les yeux du propriétaire passe un éclair qui pourrait être de réprobation. Ou d’envie.

– Je peux demander à une autre famille qui loue aussi des chambres, si vous voulez. Mais c’est la période des fêtes. Si vous arrivez à en trouver une, vous aurez de la chance. Deux, il ne faut pas compter. En tout cas dans la même maison. Vous préférez deux chambres dans deux maisons séparées, ou une seule chambre.

– Une seule.

C’est Martina qui a répondu. Une seule chambre. Pour ne pas dépenser trop d’argent ? Pour ne pas exiler Jean-Christophe, bienfaiteur provisoire ? Ou pour ne pas faire de peine à Maria-Luisa ? A moins que ce soit pour n’avoir pas à décider de rester avec Jean-Christophe.

La chambre est immense, au premier étage de ce qui a dû être une ferme, lorsque le tourisme n’était pas encore roi. Depuis, les vaches ont disparu et seule la trogne du proprié­taire rappelle qu’il n’a pas toujours été patron de « garni », comme on dit vilainement d’un hôtel aux services restreints. Les parois sont de bois gris-beige, chambranle crasseux, sous-verres de natures mortes et de paysages fades, crucifix et Général Guisan. La morale et la patrie sont bien gardées. N’étaient les picaillons, le trio n’aurait sans doute pas accès au lieu. Mais, pour soixante-cinq francs la nuit, le paysan recon­verti est capable de fermer les yeux. N’empêche, lui aussi aimerait bien jeter un regard par les interstices de la porte, cette nuit. De la grosse fille un peu molle, mais aux lèvres sensuelles et à la nonchalance provocante, et de la femme dure, décidée, noueuse, il voudrait bien savoir qui est la favorite de cette immense bonhomme à la douceur presque asiatique. Celui-là, pour passer Noël avec deux filles comme ça, il faut qu’il ait de l’argent. Que dit son passeport ? Etudiant ! Ta-ta-ta-ta. On ne me la fait pas. D’ailleurs, il n’y a qu’à voir les visas et les tampons. Syrie. Liban. Chypre. Suède. Chili. Et d’autres qu’on n’arrive pas à lire. Papa doit avoir de l’argent. Et, s’il en a, il est donc respectable.

– Soyez le bienvenu, Monsieur Sümi.

Il y a deux lits. L’un, long et large, au-dessous du crucifix. L’autre, comme pour s’excuser, entre l’armoire et la fenêtre.

Juste de quoi accueillir un moine en pénitence. Jean-Christophe n’a pas le tempérament d’un ecclésiastique. Ni surtout les mensurations. En largeur, il peut se faire modeste. En longueur, il lui faut le format supérieur. Avec qui ?

Maria-Luisa a compris. Elle dépose son sac de cuir bouilli sur la couche de trappiste. Reste à Martina le choix entre le tapis et la cohabitation. Ce sera la cohabitation. Mais pas à n’importe quel prix.

Ils ne se sont pas touchés. Pas même frôlés. Elle était au bord de la chute, tout juste retenue par le gros drap de lin écru. Il était à l’opposé et lui tournait le dos. Dans l’obscurité, il ne l’avait pas vue se dévêtir, mais il était sûr qu’elle avait gardé son soutien-gorge et sa culotte. Peut-être même un petit survêtement. Il ne se trompait pas. Il n’eut pas seulement le temps de s’en soucier. Lorsqu’il se rappela qu’elle était à côté de lui, le jour était levé et l’odeur du café montait de la cuisine.

La journée s’est passée à inspecter le village, Jean-Christophe et Martina côte à côte, Maria-Luisa en léger retrait. Bad Ragaz vit sur une source qui jaillit à 37 degrés et c’est tant mieux : il y fait toujours froid et l’ombre de la montagne, du moins en hiver, laisse à la partie ancienne, vieilles maisons de bois bâties sur des socles de pierres grisâtre, l’amertume de jours glacés, de fleurs jamais tout à fait écloses. La partie récente est plus ensoleillée. Mais la navrante banalité d’une architecture sans âme fait qu’on lui préfère encore, à tout prendre, l’ombre glaciale du vieux bourg, au cœur duquel se trouve la maison. Des gosses ont découpé du papier de couleur, l’on épinglé derrière les fenêtres aux rideaux brodés. Ils attendent Noël. Ils attendent surtout la neige, qui tarde cette année. S’il pouvait y en avoir bientôt une bonne épaisseur, ils auraient l’impression que leurs jours de congé ne sont pas complètement perdus. Mais, pour l’heure, le temps est au vent du nord, la terre est gelée, il ne neigera pas. Les locaux ne sortent qu’en cas de besoin et les touristes font mine de ne pas s’ennuyer, histoire de n’être pas trop tristes. Martina fait de grands gestes qui évoquent une course de ski. Jean-Christophe rit, l’imite. Martina lorgne à la devanture terne des rares magasins. Il va être temps de rentrer.

Sur la table basse qu’éclaire faiblement la fenêtre, Jean-Christophe relit patiemment les aveux de Martina, pratiquement identiques à ceux de Maria-Luisa. La police semble s’être contentée de peu. Dès que la Mexicaine a parlé, on s’est empressé d’en prévenir l’Espagnole et on s’est satisfait d’une déposition qui se limite, pratiquement, à la première. D’une certaine manière, c’est une chance que Maria-Luisa ait craqué. Sinon, Martina aurait bien fini, elle aussi, par lâcher le morceau. Et elle en aurait eu beaucoup plus à dire…

– A mon avis, trois axes principaux. Limiter l’importance de ces deux malheureuses mines. Les comparer aux innom­brables livraisons d’armes, légales et clandestines, qui se font au départ de Suisse avec la bénédiction des autorités. Et insister sur le côté idéaliste, plus encore que politique, de ton geste. Ton frère est en prison pour des idées (ne pas parler des hold-up), tu considères que les institutions espagnoles sont donc injustes, tu te bats pour les renverser ou leur porter préjudice. Quant à l’aspect aveugle qui caractérise l’explosion d’une mine, il n’est rien à côté de la répression aveugle qui frappe tout un peuple. Et n’oublie pas : ils ne savent rien d’autre. C’est la première fois qu’on te contactait pour une telle action. Au nom de ton frère, tu ne pouvais pas refuser. Mais tu as bien précisé que c’était aussi la dernière. Tu es plus utile à la cause à l’université qu’en prison.

– Tant que je ne saurai pas qui a parlé, ni où, je ne pourrai pas me tenir à une position comme celle-là.

– Alors réfléchis. Que savent-ils ? La carrière. Le MIL. Les mines. Mais pas Versoix. Pas le rendez-vous de Genève. Et pourquoi t’avait-on filée pendant plusieurs jours, bien avant l’arrestation ? Ça ne ressemble pas à la police suisse, ça. Avec un ressortissant suisse peut-être. Pas avec une étrangère. Dès qu’on sait quelque chose, on l’arrête, on lui laisse pas le temps de se douter de quelque chose et de filer. Donc, les filatures n’étaient pas le fait des Suisses. Français ou espa­gnols, pas suisses.

– Mais alors, pourquoi Maria-Luisa ? Personne ne connaissait son nom. Même les zurichois ne l’ont vue qu’une fois.

– Ça confirme ce que je te dis. La faille n’est pas en Suisse, malgré ce qu’affirment les communiqués de la police fédérale. C’est normal, Berne ne va pas dévoiler ses batteries. L’opi­nion publique ne comprendrait pas qu’on arrête, en Suisse, sur des informations reçues de l’étranger. De plus, il leur faudrait expliquer les filatures des Français. Dire, soit qu’ils étaient au courant, ce qui passerait difficilement, soit qu’ils ne l’étaient pas, ce qui la foutrait plutôt mal. Donc, ils s’en tiennent à la version selon laquelle un ou plusieurs zurichois ont parlé. Ça présente une autre avantage : si tu les crois, tu vas en vouloir aux zurichois, tu vas peut-être te dire : « Ils ne méritent pas que je les couvre » et tu vas les lâcher. Tu parles d’une aubaine pour les flics.

– Tout ça n’explique toujours pas l’arrestation de Maria­-Luisa.

– Oui et non. Je te répète que des aveux du côté de Zurich ne l’expliqueraient pas non plus. Il vaut mieux te dire que tes suiveurs ont remarqué la présence presque constante de Maria-Luisa à tes côtés, que ce soit à l’université ou à la maison. Toi, tu sais que ça tient au caractère de Maria-Luisa, qui ne se supporte pas seule. Eux ne le savent pas. Ils imaginent donc une complicité. Ils vous donnent toutes les deux aux Suisses, qui vous arrêtent, qui vous interrogent et qui, unique coïncidence, tombent juste : elle était dans le coup des mines. Et elle parle.

– Et la filature, pourquoi ?

– Imagine un instant – j’ai eu quelques informations à ce sujet mais je ne peux pas te dire comment – imagine un instant qu’un militant espagnol basé en France se fasse coincer après l’attaque d’une banque. Une BNP, par exemple. Il y en a eu beaucoup. Qu’on trouve sur lui des adresses suisses, dont la tienne. Et que ça tombe justement au moment où la police franquiste vient de remettre des mines saisies en Espagne et provenant des arsenaux suisses. Si tu étais à leur place, tu ferais le rapprochement, non ?

– Et mon adresse…

– Ton adresse, des dizaines d’espagnols en exil la connais­sent, tu le sais très bien. Et pas que des espagnols d’ailleurs. Il en est passé, des gens, chez toi. Combien ont dormi dans l’entrée, que tu ne connaissais même pas la veille et qui débarquaient en disant : -«On m’a donné ton adresse». Même Andreu doit la donner, ton adresse, à quelques-uns de ceux qui sortent de prison. Mais ton adresse n’explique pas comment les flics connaissaient la cache de Nantua. Ou le carnet d’adresses contenait aussi le nom de ceux qui étaient chargés de récupérer le matériel, ou alors je donne ma langue au chat.

– Tu donnes quoi ?

C’est Maria-Luisa qui intervient. Elle ne s’est pas intéres­sée, ou si peu, à la démonstration de Jean-Christophe. Mais elle adore les animaux.

– Ma langue au chat.

– Ah bon.

Et elle se retourne sur son lit d’ascèse, face à la paroi.

On dîne tôt, en hiver, à Bad Ragaz. Un peu après la nuit. Six heures à peine. Pas de quoi vous titiller les papilles. Méchant potage paysan directement cueilli en sachets, côte de porc perdue dans une sauce sans goût ni grâce, patates à l’eau. Et, au choix, bière ou café au lait. La salle à manger est triste, l’éclairage parcimonieux. Les convives de la table voisine arborent ce regard porcin qui décourage toute approche. C’est pourtant la veillée de Noël. Mais la plupart des clients sont chez des amis ou dans l’un des deux restaurants de luxe de la station. De toute manière, ceux qui se rendront à la messe de minuit ne dîneront que vers dix heures. Mais alors, il y aura beau temps que la lumière aura disparu de cette modeste salle à manger. Quant au trio, il ne lui viendrait pas à l’idée de fêter Noël. Dédain et défi.

– On monte ?

– Déjà ! Moi, je vais faire un tour dans le village. Pas sommeil.

Maria-Luisa endosse sa veste molletonnée, chausse ses moufles de laine. Elle espère que Martina la suivra.

– D’accord, on monte.

 

Maria-Luisa ira seule par les ruelles de Bad Ragaz.

 

Assis sur le bord du grand lit, Jean-Christophe et Martina fument cigarette après cigarette. Ils se sont munis d’une grande cafetière encore tiède. Ils parlent. Jean-Christophe raconte ses récents combats. Son enquête au Kurdistan, d’où il est revenu voilà moins d’un mois. La longue procédure, surtout, destinée à prouver que la loi suédoise en matière de terrorisme est plus réactionnaire que celle de Franco ! Il a passé plusieurs semaines à Stockholm et, lorsqu’il a quitté le pays, il était sur le point d’être arrêté. Entretemps, il a décortiqué la loi, rencontré des fonctionnaires, des avocats, des militants. Reçu la femme de Kyoichi Shimada, l’un des deux « terroristes » expulsés par le gouvernement de Stock­holm et arrêtés dès leur descente d’avion, à Tokyo. Jean-Christophe a démontré que l’action des Suédois n’était basée sur aucune action des deux hommes sur le territoire suédois, mais plutôt sur des dénonciations occultes de la DST française, elle-même informée par les services secrets japonais. Ainsi, la police politique japonaise, qui voulait récupérer deux hommes, Shimada et Kitagawa, soupçonnés d’appartenir à l’Armée Rouge Japonaise, a-t-elle profité de leur voyage en France (alors qu’ils habitaient la Suède depuis plusieurs années) pour les faire intercepter et emprisonner par la DST. Et, bien sûr, les services français de contre-espionnage ont prévenu leurs homologues suédois qui, échanges de bons procédés obligent, n’ont pas pu moins faire que d’arrêter les deux Japonais à leur retour en Suède, afin d’obtenir leur expulsion par le gouvernement. La boucle était bouclée. Le Japon prenait livraison, sans recours à Interpol ou à un quelconque tribunal, de deux hommes dont il aurait eu les plus grandes difficultés à obtenir l’extradition s’il s’était adressé, par la voie officielle, à Stockholm.

Jean-Christophe n’avait été prévenu qu’après l’expulsion. Il n’avait donc rien pu faire pour les deux Japonais. Mais il éprouvait un malin plaisir à aller provoquer le pouvoir suédois dans ses propres retranchements, pour lui rappeler qu’avant de jouer les bonnes consciences sur la scène internationale, il n’est pas inutile de balayer devant sa porte. Jean-Christophe avait-il réussi ? C’est ce qu’il affirmait à Martina. C’est aussi le sentiment qui l’habitait. Mais il lui restait sur le coeur quelques passages de la lettre d’Irma, son interprète suédoise, reçue à Genève alors que Martina et Maria-Luisa étaient encore en prison :

« Il n’y a pas beaucoup de gens qui ont lu ton rapport, mais ceux qui l’ont fait ont l’impression qu’il est trop vague et imprécis, rien de concret. Ici, en Suède, on ne peut appuyer un rapport sérieux seulement sur la Déclaration des Droits de l’Homme. Pour conclure, nous te conseillons de suspendre la présentation du rapport jusqu’à ce que tu l’aies complété. »

Jean-Christophe n’aimait pas qu’on ne crût pas en lui. Surtout Irma. Elle qui écrivait aussi, juste après son départ de Stock­holm : «C’était bien étrange de parler avec toi, hier soir, au téléphone. Comment vas-tu ? Depuis ta visite, je me suis sentie très bien. Des gens m’ont demandé : Qu’est-ce qu’il y a avec toi ?, parce que j’avais l’air d’être tellement heureuse. Ainsi, pour la première fois depuis d’Ivan m’a quittée, je me sens contente d’être seule à la maison. C’est bien de savoir que des choses extraordinaires peuvent m’arriver à moi aussi. Je t’embrasse bien, avec même un petit baiser sur le nez. »

Ainsi donc, Irma avait beaucoup cru à l’homme, et peu au délégué de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme. Tant pis pour elle. Jean-Christophe voulait, avec Martina, gagner sur tous les tableaux.

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