Que peut-il y avoir de commun, vraiment, entre la violence démesurée, inhumaine, qui a emporté dans la douleur et la terreur les milliers de victimes du communisme, dont les noms sont gravés ici, et la modeste contribution d’OVR, Opération Villages Roumains, créée peu avant la chute de Ceausescu pour tenter d’empêcher, avec de simples mots, la systématisation, c’est-à-dire l’anéantissement de ce qui constitue l’âme de ce pays : ses villages ?
Rien en apparence. Rien. Et pourtant tout, ou presque. Certes, l’exterminateur Gheorghiu-Dej et son pâle successeur Ceausescu n’étaient pas faits de la même eau, du même bois. Le premier n’a jamais aspiré à être aimé de son peuple alors que, parfois, le second l’a été, ou a cru l’être. Leurs maîtres russes non plus n’étaient pas les mêmes. Entre Staline et Brejnev, il y tout de même un fossé, même si ce fossé a toujours charrié le sang des innocents.
Il ne s’agit pas de revenir sur l’histoire de la Roumanie communiste. Simplement de rappeler, en quelques mots, pourquoi en 1789 plusieurs centaines de villes et de villages d’Europe de l’Ouest, se sont lancés dans le parrainage de villages roumains dont ils n’avaient jamais entendu parler, à la manière des membres d’Amnesty parrainant sans les connaître des prisonniers politiques afin d’obtenir leu libération ou, au moins, de les maintenir en vie.
Début 1989. Rappelez-vous. Dans tous les pays d’Europe de l’Est, tous sauf un, le communisme chancelait comme il avait commencé à chanceler eu Union Soviétique. La Pologne, la Tchécoslovaquie et même l’Allemagne de l’Est entamaient leur révolution plus ou moins tranquille. Le 9 novembre, le Mur tombait. En Roumanie, rien. Et rien qui pût laisser penser que la fin de Ceausescu était proche.
Or, dans les campagnes, le plan de systématisation voulu par Ceausescu avait déjà produit ses premiers effets. Quelques villages agricoles proches de Bucarest avaient été rasés et les paysans, rebaptisés ouvriers agricoles, avaient dû abandonner la maison, le village de leurs ancêtres, au profit d’immeubles sommaires et sans âme censés améliorer la production et permettant, surtout, de les regrouper afin de mieux les surveiller et les asservir.
C’est que, dans ce pays où la résistance au communisme n’avait pas soulevé les masses, les villages avaient, eux, tenté un véritable mouvement d’obstruction. Surtout en Transylvanie, c’est vrai, parce que le relief s’y prêtait mieux et aussi parce que la religion gréco-catholique, ennemie jurée du nouveau pouvoir, y était plus répandue. Au risque de leur vie, des centaines de paysans avaient même pris le maquis tandis que d’autres avaient fini par accepter sans enthousiasme, faute de pouvoir s’y opposer vraiment, l’embrigadement des coopératives agricoles, sous la houlette du Parti. Mais s’il est undes hommes qui ne soient pas solubles dans le communisme, ce sont bien les paysans.
Ceausescu voulait donc mettre définitivement au pas les villages roumains comme il avait mis au pas – ou cru mettre au pas – les villes. Un programme méthodique avait été mis au point et adopté par le Parti. Sistematisare. La systématisation. En 1989, elle venait à peine de débuter mais, au fil des mois, des années à venir, elle allait pouvoir s’abattre s’abattre, du jour au lendemain, sur des centaines, des milliers de villages qui ignoraient, pour la plupart, le sort qui leur était promis. Une course contre la montre était engagée. Qui disparaîtrait d’abord ? Le communisme ou les villages ?
Sur la proposition ou sous la pression de certains de leurs citoyens, généralement engagés dans d’autres combats pour la liberté, les maires de nombreux villages et villes adhérèrent à l’Opération Villages roumains, qui venait de naître entre Belgique, Hollande, France, Suisse, et adressèrent à Ceausescu et aux autorités locales et régionales roumaines autant de lettres officielles qu’il y avait de villages roumains à protéger. Ils ne reçurent jamais de réponse mais qui sait si, sans le secret du Comité central, ce mouvement de fond n’a pas permis de ralentir l’agenda des destructions.
Nous n’aurons jamais de réponse à cette question puisque en décembre 1989, par une révolution qui s’avéra bien vite un coup de révolution pour ne pas dire un coup d’état, les Roumains renversèrent le régime tandis que les conjurés exécutaient le couple Ceausescu. C’était l’hiver, il faisait froid, le pays n’était pas encore sûr, la rumeur parlait de terroristes sanguinaires et omniprésents, mais les frontières s’ouvraient. D’Europe occidentale affluèrent aussitôt, dès les premiers jours de janvier 1990, des centaines, des milliers de convois improvisés, apportant dans l’urgence ce dont les Roumains manquaient ou étaient censés manquer le plus cruellement. De la nourriture, qui faisait effectivement défaut dans les villes mais pas vraiment dans les villages. Des médicaments, des vêtements, des bicyclettes, des cahiers puis à l’orée du printemps des semences réclamées par les paysans qui imaginaient alors pouvoir récupérer rapidement les terres dont les avait spoliés le communisme.
Aide humanitaire, donc. Mais pas seulement. Avec ou sans langue commune, on s’embrassait, on se découvrait et on se mettait à parler. De nos familles, de nos goûts, des richesses réelles ou supposées de l’Occident. Mais aussi de notre manière de vivre ensemble, bref, de démocratie.
Que de nuits à expliquer que les maires et leurs conseillers étaient élus et non nommés, qu’ils étaient comptables de leurs actes devant leurs concitoyens, qu’à échéances régulières, ils pouvaient être renvoyés. Renvoyés par le peuple. Oui, le peuple. Vous tous. Nous tous. Et que toutes les opinions pouvaient en tout temps s’exprimer, pour autant qu’elles n’incitent ni à la violence ni au racisme.
Mais alors, les Tsiganes aussi pourraient voter. Inquiétude des paysans roumains. Et consternation des visiteurs. Il ne fallait pas insister. On reparlerait de ça et de tout plein d’autres choses demain. Pour l’heure, place à la tuica et aux chansons !
Très vite, nous avons observé que certains maires désireux de rester en place, ou certains candidats désireux de flatter leur clan, découvraient le clientélisme, dérive électorale de la démocratie. Ils attribuaient ou faisaient attribuer les denrées apportées de l’Ouest à ceux dont ils voulaient s’attacher le vote. A moins qu’ils ne les vendent simplement au plus offrant…
Et c’est là que, dans certains villages, nous découvrîmes, nous, le droit d’ingérence jadis prôné par l’actuel ministre français des Affaires étrangères mais alors fondateur de Médecins sans Frontières. Le droit d’ingérence. Le droit de s’opposer au pouvoir, local ou national, au profit des citoyens.
Je me souviens en particulier d’un jour d’avril 1990. Nous en étions à notre troisième voyage dans un petit village de Transylvanie. Lors de notre visite précédente, les villageois nous avaient demander de leur apporter des semences, introuvables chez eux parce que monopolisées par les CAP, les coopératives agricoles de production, ou alors très limités dans leur variété, la production collective se limitant à quelques grandes cultures, alors que les villageois désiraient au contraire, dans les champs longilignes qu’ils espéraient récupérer, produire un peu de tout et, pour les plus anciens, redécouvrir des goûts, des parfums, des légumes qu’ils avaient connus dans leur enfance.
– Qui va distribuer les semences ? Et selon quels critères ? avions-nous demandé au maire.
– Je m’en charge, avait-il répondu.
– A qui ? Et en quelles quantités ?
– Je m’en occupe…
Nous avions alors dû, au grand déplaisir du maire et sous la menace de remporter les semences, exiger de pouvoir disposer du plan cadastral du village et de la liste nominale des villageois. Avec deux ou trois d’entre eux, nous avons fait de notre mieux pour assurer une distribution juste et équitable, tenant compte de la surface des terres et du nombres de personnes dans chaque famille. C’est alors que, du secrétariat de mairie, on nous appela pour dire que le maire de notre village, là-bas, 2000 kilomètres plus à l’ouest, voulait nous parler. Il venait de recevoir, acheminé je ne sais comment, un fax de son homologue roumain, se plaignant de nos méthodes et lui demandant d’intervenir pour faire cesser cette inadmissible ingérence. Et le pire, c’est que notre maire exigeait, lui aussi, que nous mettions fin à notre mode de distribution et remettions l’ensemble des graines à son collège inconnu. Entre maires, on se comprend.
Lui avons-nous répondu que nous allions effectivement obtempérer ? Je ne crois pas mais la ligne était si mauvaise, à l’époque…
Ce qui est sûr, c’est qu’avec le soutien d’une bonne douzaine de paysans roumains, les autres se tenant en retrait aussi longtemps que le combat n’était pas terminé, nous avons mené à bien l’ensemble de la distribution, selon les règles que nous nous étions fixées et les informations que nous avions réussi à obtenir. A l’été, les jardins familiaux offrirent des couleurs et des senteurs inconnues. Selon le goût de chacun et l’intérêt général.
Un détail encore, aux élections suivantes, ni le maire roumain ni surtout le nôtre ne furent réélus. Y aurait-il parfois une morale en politique ?
Une fois encore, il ne saurait être question de mettre en balance quelques sacs de semences et les insupportables répressions, emprisonnements, tortures, disparitions qui avaient marqué la vie des Roumains, quarante ans plus tôt. Pourtant, en relisant la phrase d’Ana Blandiana, « Atunci cand justitia nu reuseste sa fie o forma de memorie, memorie singura poate fi o forma de justtie » (Lorsque la justice ne parvient pas à être une forme de mémoire, seule la mémoire peut être une forme de justice), je me dis que, pour les quelques visiteurs étrangers que nous étions, pour la poignée de paysans qui s’étaient rangés, dans cette modeste querelle de distribution de semences, du côté de la justice, pour ceux à qui cela a servi d’exemple, et même pour nos deux maires qui ont appris à leurs dépens qu’on ne peut prétendre représenter ses administrés sans un minimum d’éthique, cette petite aventure a laissé une petite graine de justice dans leu mémoire. Une graine qui, en fleurissant un peu plus tard, rappellerait à chacun que l’homme est plus important que le pouvoir, surtout quand ce pouvoir prétend s’exercer au nom des hommes alors qu’en réalité il les méprise, les ignore, les exploite ou les asservit.
Intervention au mémorial de Sighet, juillet 2009