Sardaigne. Pays de secrets, de violences rentrées, d’animosités séculaires. Pays de difficile survie, de sécheresse, de solitude. Ile des bandits d’honneur et des bergers d’éternité. On s’y rend désormais en avion, Cagliari, Olbia. Mais mieux vaut prendre le temps d’une traversée en bateau. En direct au départ de Gènes ou, mieux encore, au départ de Toulon, avec une préalable traversée de la Corse, histoire d’apprécier ce qu’ont sauvegardé ou galvaudé l’une et l’autre de ces deux îles.
Modeste rafiot reliant Bonifacio, à l’extrême sud de la Corse, à Santa Teresa di Gallura, à la pointe nord de la Sardaigne. Quinze kilomètres seulement, mais une mer parfois difficile, semée d’écueils, barrée de courants, ébouriffée de vents, où les naufrages ne sont pas rares et où, le 14 février 1855, une frégate de la marine impériale française, La Sémillante, emportant en direction de la Crimée 393 soldats et hommes d’équipage, se perdit corps et biens.
Comme en Corse, la mer n’a jamais apporté en Sardaigne que le malheur. Malheur des hordes de sarrasines venues pour piller, violer, tuer. Malheur de la maladie, la malaria, qui régnait dans les marécages des zones proches de la Méditerranée. Le visiteur ne s’étonnera donc pas de découvrir qu’en Sardaigne, la véritable vie continue à éviter le littoral pour se réfugier dans les bastions de l’arrière-pays, villes et villages fermés, austères, accrochés au relief. Pourtant, à condition de donner quelques gages de sincérité, le visiteur y sera volontiers accepté.
Prenez l’exemple d’Ittiri, petit bourgade agricole de la province de Sassari, au nord-ouest de l’île. Pas de véritable hôtel à Ittiri. Seulement une auberge, tenue par une matrone sans âge. Tante Adela veille sur ses fourneaux mais, surtout, elle passe l’essentiel de ses journées sur une chaise de paille qu’elle installe sur le trottoir du Corso, devant son établissement.
C’est là que les villageois lui rendent les honneurs, là qu’elle apprend jusqu’aux plus insignifiants des potins locaux. Pas pour les répéter comme le ferait la première concierge venue. Non. Pour les digérer, en tirer la substantifique moelle, l’essentielle sagesse, qu’elle distillera par sentences, ensuite, au fil des saisons, pour 1 ‘édification de sa clientèle.
Pour moi, tante Adela, c’est une odeur. L’odeur du pain. Car en Sardaigne, toute famille qui se respecte fait encore son pain. Son vin aussi d’ailleurs. Comment pourrait-on honorer ses hôtes si on ne fabriquait soi-même, avec attention et amour, ce qui constitue la base du repas, le pain et le vin ? Sagesse biblique : Donnez-nous aujourd’hui …
Tante Adela tient table ouverte mais ne loge pas habituellement ses clients. Elle m’a pourtant attribué une de ses deux modestes chambres, lit de fer et table branlante, juste au-dessus du four à pain. C’est l’odeur, que-dis-je, le parfum de la farine roussie qui venait ainsi, chaque matin, titiller mes narines et mes rêves pour m’appeler en douceur à la réalité quotidienne. Ah, le pain de tante Adela ! Au sortir de table encore, il vous aurait encore envoûté au point de vous convoquer illico à un nouveau festin.
A propos de pain et de vin, tante Adela qui m’avait mis en contact avec un jeune villageois se proclamant maçon mais auquel j’attribuais des activités louches et indéfinies. Georgio était son prénom. Un jour, il me proposa de découvrir les délices de Porto-Torres, à une vingtaine de kilomètres. Il ferait, le surlendemain, dans une maison qu’on lui prêtait, une grillade de toutes sortes de ces petits poissons de roches qu’on pêche dans la région. Ses amis seraient là. Il me les présenterait. J’étais à la fois curieux et méfiant. La curiosité l’emporta sur la méfiance. J’acceptai.
Deux jours plus tard, je me retrouvai brinquebalé de çà et de là, de bistrot en bistrot. A chaque fois je devais déguster le vin de la famille. Puis on m’emmena dans la maison promise. Loin de tout. Je commençais à prendre peur. La maison n’en était pas encore vraiment une. Seulement un chantier. On m’invita à descendre au sous-sol. Je rechignai. Dans ce pays, les enlèvements étaient encore monnaie courante, voilà pas si longtemps. Enfin, c’est ce que j’avais lu naguère et qui me revenait en mémoire.
Mais non, ce n’était pas un enlèvement et Georgio était vraiment maçon. Cette maison, il la construisait pour un homme originaire d’ici, un homme qui s’était exilé pendant plus de vingt ans pour gagner sa vie aux antipodes, en Australie. Soudeur sur un chantier naval. Pas une sinécure. Son argent, il ne l’avait volé à personne. Cet homme, privé de son île pendant de si longues années, avait appris là-bas à vivre à l’anglo-saxonne, à se nourrir de sandwiches et à boire de la bière. De retour au pays, dans cette maison opulente qui serait celle de ses vieux jours, que pensez-vous qu’il faisait installer en priorité dans ce sous-sol où nous nous apprêtions à faire griller sardines et mulets ? Un fouloir à raisins et un four à pain !