La gamine a seize ans et elle veut vivre. Deux infirmiers de la Croix-Rouge l’ont amenée, tout à l’heure, jusqu’à l’hôpital du camp. Appendicite classique, banale. Toutes les chances de s’en sortir, pour autant que l’opération ait lieu au plus vite. Mais la fille aperçoit l’attirail d’intervention, le lit, les tubes, les bouteilles. Elle s’enfuit entre les maisonnettes de tôle ondulée en criant qu’elle ne veut pas.
Et voilà les infirmiers qui la rattrapent, la ramènent au bloc opératoire, l’allongent et l’immobilisent pour une perfusion. En France, le docteur Monique Legrand refait des nez et des bajoues. Chirurgie esthétique. Ici, à quelques kilomètres de la frontière cambodgienne, elle reçoit des pieds déchiquetés par les mines, des épaules percées de plomb, des visages à jamais défigurés. Et, les jours d’accalmie, des appendicites. Mais la gamine ne veut toujours pas. Et Monique sait que, si elle ne peut l’opérer, la mort est au bout du chemin. Alors, elle enfourche sa moto, traverse les ruelles parmi les grappes de réfugiés et part à la recherche des sorciers.
On les nomme les Kru-Khmers. Ils ont appris avec les Anciens, dans les temples, dans la forêt. Ils connaissent les racines de l’homme aussi bien que celles des plantes. Leur sagesse est faite de silence, de discrétion et d’un extraordinaire pouvoir de concentration. Sont-ils des philosophes, des sorciers, des magiciens du corps et de l’âme ? Ce qui est sûr, c’est qu’ils ont toujours existé. Et qu’aujourd’hui le CICR, maître d’oeuvre des camps de réfugiés, a su faire appel à eux pour guérir les blessures, corps et âmes, de ce peuple meurtri.
Un Kru-Khmer file en amazone sur le siège de la moto, accroché à Monique dont les cheveux flottent au vent. Les autres suivent à pied et, en quelques minutes, ils sont tous au chevet de l’adolescente. Monique leur explique, tant bien que mal, ce petit bout de chair qu’il faut extirper du ventre. Les Krus écoutent. Eux ne pratiquent jamais d’opérations. Ils y sont intimement opposés. Mais les médecins blancs, depuis quelques semaines, les encouragent dans leurs préparations d’eau lustrale et les aident dans la recherche de plantes médicinales. Bref, les Occidentaux leur font confiance. Et l’heure est venue d’honorer cette confiance. Deux des Kru-Khmers s’en vont trouver les parents de la jeune fille, leur expliquent le petit bout de chair. Course contre la montre. Au bloc opératoire, un ventre gonfle, inexorablement, une adolescente gémit et s’en remet, désormais, à la décision de sa mère, avec qui les deux sorciers discutent depuis d’ interminables minutes.
A leur retour rien, sur leurs visages, ne trahit échec ou satisfaction. Le plus âgé s’approche de Monique et murmure:
– C’est oui.
Dans le bloc, pendant que l’anesthésiste prépare ses tubes, un homme s’apprête à contempler un spectacle jamais vu. Monique lui a fait passer une combinaison, une toque, un masque. Qui le reconnaîtrait? L’homme de l’eau lustrale, des exorcismes, des racines pilées, des désenvoûtements, va assister à l’opération. La jeune fille, terrorisée par les premiers effets de l’anesthésie, sanglote. Monique lui soutient la tête. Et le Kru-Khmer lui serre fortement la main.
Dans une heure, il ira montrer à ses collègues sorciers, puis à la mère inquiète, un petit bout de chair turgescent et purulent, flottant dans un bocal de formol. Et, d’ici quelques jours, une gamine ressuscitée gambadera dans l’espace exigu, gardé par les miradors de l’armée thaïlandaise, où survivent les miraculés d’un génocide.
Des dizaines de plantes, d’écorces, d’os, de fleurs passent de main en main. Au camp de Kamput, plus au sud, les Kru-Khmers ont aussi fait surface. Jean-Pierre Hiegel, psychanalyste français frotté de médecine traditionnelle indonésienne, est accroupi avec eux dans l’hôpital bambou que le CICR met à disposition des Krus. C’est Hiegel qui, encouragé par le CICR, a lancé cette collaboration entre médecins occidentaux et Kru-Khmers. Ici, on est dans un camp de Khmers rouges, exécutants du génocide qui, avec le recul, se posent de plus en plus certaines questions insoutenables. Et basculent dans la prostration, le découragement ou la folie.
Les thérapies occidentales sophistiquées restent sans effet. Alors, les Kru-Khmers ont pris le relais. Ils «exorcisent» les déprimés, pulvérisant sur eux, en crachats précis, d’étranges décoctions d’eau lustrale et de racines inconnues. Et ils réussissent là où valium, librium et autres gadgets modernes demeurent impuissants.