«Au Ier siècle après Jésus-Christ, était un État fort puissant, un État qui, quoique barbare, avait fait trembler la Rome civilisée, un État indépendant, dis-je, existait là où aujourd’hui sont situés la Transylvanie, la Valachie, le Banat de Temesvar et la Moldavie. Cet État, c’était la Dacie : elle s’étendait depuis la Theiss et les Carpates jusqu’au Danube, au Dniestr et à la mer Noire. Les habitants de ce pays étaient les Daces, le peuple le plus guerrier, le plus courageux et le plus indépendant du temps où Rome était l’esclave d’Auguste.(…) Ils étaient braves, justes, sobres, vigoureux. Ils préféraient la mort à une domination étrangère, et étaient bien différents des Moldaves et des Valaques des temps modernes.[1]»
Qui sont donc ces Daces dont le nom hautement symbolique est aujourd’hui celui du plus grand constructeur automobile roumain, Dacia, appartenant désormais à Renault et dont les Français connaissent en particulier la célèbre Logan ? Ils font partie d’une nation d’origine indo-européenne, les Thraces, dont Hérodote écrit, près de 450 ans avant Jésus-Christ, que « s’ils pouvaient s’entendre entre eux, ils seraient invincibles et, d’après moi, plus puissants que toute autre nation ». Hérodote ajoute : « Parmi les Thraces, les Gètes (c’est le nom que les Grecs donnaient aux Daces) sont les plus braves et les plus droits ». Historien, Hérodote est aussi le premier journaliste de terrain. Il vient au contact des populations qu’il rencontre et indique que « les Thraces ne surveillent pas leurs filles mais veillent sur leurs épouses ». Pas de doute, il s’agit bien des mêmes…
En qualifiant les Daces de barbares, Hérodote va un peu vite en besogne. La principale différence entre Grecs et Romains d’une part, Daces d’autre part réside surtout dans l’absence d’écriture, garantie de secret pour un peuple entouré et menacé par de puissants et menaçants voisins. Il n’empêche que cette antique civilisation agricole maîtrisait parfaitement la médecine, l’astronomie, la religion, les horoscopes. Un calendrier solaire a été retrouvé dans les restes de la cité dace de Sarmisegetuza[2] . D’une année sur l’autre, son erreur n’était que d’une heure, quinze minutes et trois secondes ! Les Daces y avaient même apporté de précieuses corrections qui ramenaient l’erreur finale à un jour tous les 8840 ans . Pas mal pour des barbares…
Les Daces étaient organisés en deux classes, les aristocrates et les prolétaires. Ancêtres vraisemblables des boyards roumains, ces aristocrates étaient autorisés à porter chapeau tandis que les cheveux longs caractérisaient les prolétaires. Ils avaient en commun le culte d’un dieu suprême, Zalmoxis, qui semblait se confondre avec un personnage réel qui, après un long voyage en Egypte, aurait en vain tenté de convaincre ses contemporains de l’existence d’une vie après la mort. Zalmoxis se serait alors retiré pendant trois ans dans une grotte, laissant croire à sa mort. Reparaissant après une si longue absence, il aurait ainsi donné la preuve de sa résurrection et les Daces en auraient alors fait la principale de leurs divinités.
Cette croyance en l’immortalité pourrait expliquer l’extraordinaire bravoure des guerriers daces, qui se réjouissaient de leur mort à venir. Ils portent le poignard et le glaive à double antenne, empruntés aux soldats celtes qu’il leur est arrivé d’affronter. Leur enseigne militaire est un dragon à tête de loup et queue de serpent qui, porté au bout d’une pique, se gonfle d’air lorsque les cavaliers filent au grand galop. Ils arborent aussi un étendard dont certains affirment qu’il était déjà bleu, jaune et blanc, comme le futur drapeau roumain. Mais aucun historien n’était là pour le vérifier et, en Roumanie, les légendes nationalistes prennent souvent le pas sur la vérité historique.
Burebista, premier roi de l’Etat dace centralisé, arrive au pouvoir en 82 av. J.-C. et s’installe à Sarmizegetusa, la capitale construite au milieu des Carpates. Déjà, les visées de Rome sur la Dacie sont fortes. C’est que Burebista et ses quelque 40.000 soldats inquiètent. Le roi dace se permet même d’interférer au profit de Pompée dans la guerre civile qui éclate à Rome entre ce dernier et César. Les Roumains ont toujours eu l’art de choisir le mauvais côté… A cette époque déjà, César envisage d’intervenir contre la Dacie. Mais la guerre n’éclatera finalement qu’un siècle et demi plus tard . Trajan, empereur romain, décide alors d’attaquer le plus célèbre des successeurs de Burebista, le roi Decebal. Il doit s’y reprendre à deux fois. Les troupes daces se rendent finalement à l’été 106 ap. J.-C. mais Decebal s’enfuit dans les montagnes. Rattrapé par les cavaliers romains, il choisit de se donner la mort plutôt que d’être réduit en esclavage.
Si on en sait autant sur cette période de l’Histoire, c’est grâce à quelques écrits romains, mais c’est surtout grâce à la Colonne Trajane érigée à Rome, sept ans après la mort de Decebal, au centre du forum de Trajan. Haute de 42 mètres, faite de 42 tambours superposés de marbre de Carrare, elle constitue une véritable bande dessinée géante, faite de 2500 figures remontant en en spirale sur près de 200 mètres et relatant les campagnes successives de la guerre contre les Daces. Trajan y est omniprésent, bien sûr, mais la description de la Dacie et des Daces tient aussi une place importante. On y voit d’abord Trajan et son armée franchissant le Danube sur deux ponts de bateaux et offrant un premier sacrifice consistant en un taureau, un mouton et un porc. L’empereur travers ensuite de profondes forêts sont les arbres son abattus pour lui ouvrir le passage. Les premiers personnages daces sont des espions venus renseigner les Romains mais les guerriers « barbares » entrent rapidement en scène. Certains portent les têtes de soldats romains fichés au bout d’une pique. D’autres arborent la fameuse enseigne à tête de loup. Dans un village dace, des femmes torturent des soldats romains avec des brandons incandescents. Le combat est incertain, les Romains se retirent pour mieux revenir lors de la campagne suivante. Ils ont recours à des cavaliers numides, recrutés à l’autre bout de l’Empire romain, au-delà de la Méditerranée. Les Daces sont finalement refoulés dans leurs retranchements. Les Romains les attaquent en formant leur fameuse tortue, impressionnante masse humaine abritée par ses boucliers. Décébale est vaincu et se donne la mort. Sa tête et sa main sont apportées en trophée à Trajan. Ses hommes détruisent eux-mêmes leurs fortifications. Femmes et enfants daces, réfugiés dans les montagnes, reviennent dans leurs villages. Pour un siècle et demi, jusqu’à l’an 246, la Dacie est désormais province roumaine.
Comment expliquer que rien, pratiquement, ne subsiste du parler dace dans la langue roumaine d’aujourd’hui et qu’au contraire le latin constitue plus de 60% des racines du vocabulaire ? Les Daces ont-ils été anéantis ou reposuusés dans les montagnes pour laisser place à une forte colonisation romaine ? Les guerriers daces sont-ils venus à résipiscence au point de se fondre dans la langue et les coutumes de leurs vainqueurs ? Avancer cette question à propos des Daces revient à se la poser pour leurs lointains cousins celtes et, singulièrement, nos ancêtres les Gaulois. Ni la puissance guerrière romaine ni la supposée complaisance dace n’y sont pour grand-chose. Simplement, l’occupation a naturellement entraîné la mise en place d’une administration recourant à la langue latine et, plus encore, à l’écriture latine. Or, rappelons-le, les Daces ne connaissaient pas l’écriture. Il est donc logique que ceux d’entre eux qui servaient d’intermédiaires entre leurs compatriotes et l’occupant se soient mis au latin, parlé d’abord, écrit ensuite. N’oublions pas qu’alors, le latin était la langue commune d’un Empire qui allait de la Bretagne à l’Egypte et du Portugal à la Dacie. Les mots d’origine daco-thrace, qui sont d’ailleurs difficiles à identifier du fait de l’absence d’une écriture originelle, sont peu nombreux dans la langue roumaine. « Dunarea » (Danube) et Carpati (Carpates) seraient du nombre. Mais encore ne sait-on pas vraiment s’ils avaient effectivement survécu à l’incursion du latin ou s’ils ont été rapportés, à la fin de la période romaine, par ceux des Daces qui s’étaient réfugiés dans les montagnes, loin des Romains, de leur administration et de leur langue.
Ces « Daces libres », descendants spirituels du roi Décébale, n’avaient jamais accepté la domination romaine. Ceux qui avaient dû se retirer des plaines avaient rejoint dans les montagnes les plus inhospitalières ceux qui y vivaient déjà. Leurs origines étaient identiques mais leur parler quelque peu différent. Paradoxalement, l’occupation romaine les a protégés de l’influence latine tandis que, 150 ans plus tard, l’ordre de retraite, donné en 275 par l’empereur Aurélien, a eu pour conséquence de les latiniser. Les plaines ayant été libérées de l’envahisseur, les Daces libres ont en effet renoué le contact avec leurs frères d’autrefois mais ces derniers avaient si largement adopté la syntaxe et le vocabulaire latins que les « résistants » n’ont eu d’autre choix que de se fondre dans le moule des anciens « collabos », quitte à leur offrir en partage quelques-unes des expressions propres aux seuls montagnards. La langue roumaine était née.
L’armée et l’administration romaines se sont retirées au sud du Danube mais nombre de colons romains sont restés sur place, vivant en bonne harmonie avec les Daces romanisés. Les échanges se poursuivent de part et d’autre du fleuve. Preuve en soit l’avènement d’un empereur romain peu connu mais dont il vaut de conter ici l’histoire. Galère (Caius Galerius Valerius Maximianus) fut d’abord nommé César (empereur adjoint) en 294 par Dioclétien, puis Auguste (co-empereur) de 305 jusqu’à sa mort en 311. Or, cet empereur-là n’était pas tout à fait comme les autres puisqu’il n’était pas de sang romain. Né sur les bords du Danube, il était dace et ne s’en cachait pas. Après avoir défendu le territoire danubien contre les premières incursions venues d’Asie, il s’attaqua à la Perse et, après une première défaite, défit le Roi des Rois perse, Narses, obtenant de lui le protectorat sur l’Arménie et la restitution des provinces mésopotamiennes. Jamais l’Empire romain ne fut aussi étendu que sous son règne, ni général romain plus populaire. Mais il récusait cette épithète et exigeait que le nom d’Empire romain soit changé en Empire dace. Une maladie incurable mit fin à cette folle ambition mais Galère n’est pas complètement mort pour les Roumains puisqu’on le chante aujourd’hui encore, sous le nom d’Empereur Ler, dans une ce ces comptines de Noël que les Roumains appellent colinde.
Au temps de Galère, Rome vient de perdre son rang de capitale de l’Empire romain au profit de Byzance. C’est donc tout naturellement que les Daces, que nous appellerons désormais Roumains dans la mesure où ils possèdent en commun une langue, des coutumes, un territoire et une religion, se tournent désormais du côté de Byzance pour organiser, avec les Romains, la résistance contre de nouveaux envahisseurs venus des grandes plaines d’Asie, Goths, Huns, Avars, puis du Nord (Gépides, Lombards) et enfin du Sud (Slaves de Bulgarie). En dépit de ces envahisseurs, partiellement repoussée et partiellement assimilés, les Roumains conservent le lien avec Byzance dont les empereurs, depuis Constantin, ont pratiquement tous opté pour la religion chrétienne. Les villages roumains, cellule centrale de l’organisation sociale, deviennent à leur tour chrétiens de rite byzantin, que l’on nommera plus tard orthodoxe. Ils le sont encore aujourd’hui.
Le premier millénaire s’achève ainsi sans que rien, pratiquement, ne change en Roumanie. Un épisode aurait pourtant dû alerter les villageois daces des Carpates. Aux alentours de l’an 900, les Magyars se sont installés en Pannonie, la grande plaine de l’actuelle Hongrie. Au cours des deux siècles suivants, ils vont s’installer progressivement en Transylvanie jusqu’à en faire une province rattachée au royaume de Hongrie. Parallèlement s’y implantent des Sicules, eux aussi magyarisés mais peut-être originaires d’Asie centrale, ainsi que des « Saxons » venus en fait du Luxembourg et de Moselle à l’invitation du roi de Hongrie, Geza II, pour renforcer aux côtés des Sicules la défense face aux envahisseurs, en particulier tatars, menaçant les frontières de l’Est. A ces premiers s’en ajoutent d’autres lorsqu’en 1211 le roi André II de Hongrie appelle l’Ordre des Chevaliers Teutoniques à coloniser le sud-est de la Transylvanie. Son but est aussi, bien sûr, de renforcer encore les défenses mais ées Chevaliers prennent rapidement un tel pouvoir que le roi les renvoie chez eux. Mais les colons saxons, anciens et récents, refusent de quitter les lieux et obtiennent même des privilèges auxquels ils se réfèreront encore huit siècles plus tard ! En échange d’une allégeance formelle à la couronne de Hongrie, ce Goldener Freibrief der Siebenbürger Sachsen leur octroie une large autonomie, gage d’une réussite économique qui perdurera jusqu’au départ de la plupart d’entre eux, pendant et immédiatement après le règne de Nicolae Ceausescu !
En 1241, une invasion mongole dévaste la Hongrie mais nombre de villes, fortifiées par les Saxons, échappent à ce triste sort. Le danger passé, les Saxons renforcent encore la défense de nombreux villages, protégés autour de leur église par de hautes murailles, à l’image des Siebenbürgen, les sept villes fortifiées concernées par le Freibrief : Kronstadt (Braşov), Hermannstadt (Sibiu), Klausenburg (Cluj-Napoca), Schässburg (Sighişoara), Mühlbach (Sebeş), Mediasch (mediaş) et Bistritz (Bistriţa).
Sur ces territoires où vivaient initialement des milliers de paysans daces, les nobles appartenant à ces nouvelles puissances guerrières (Hongrois, Sicules et Saxons) signent en 1438 un acte protégeant leurs droits politiques, l’Union des Trois Nations (Unio Trium Nationum) excluant la paysannerie roumaine. De cette absence officielle des premiers Roumains datent la méprise et le conflit larvé grevant en particulier les relations entre Roumains et Hongrois. Un conflit jamais réglé qui, au sein même de l’Europe du XXIe siècle, risque de reléguer longtemps la Roumanie au-delà d’une barrière hongroise d’inimitié et d’incompréhension.
Voilà donc les Roumains transylvains côtoyant pour longtemps les Saxons et surtout les Hongrois qui, devenus propriétaires des terres, les traitent en serfs. Province semi-autonome, la Transylvanie dépendra pour longtemps du royaume de Hongrie, puis de l’Empire austro-hongrois. Ses maîtres et donc son avenir seront à l’ouest des Carpates mais sa langue et son âme resteront viscéralement roumaines jusqu’à la réunification, le 1er décembre 1918.
L’Histoire des deux autres provinces de l’actuelle Roumanie, Moldavie et Valachie, suivent un cours différent, sur une pente inclinée vers le Sud et l’Orient. En 1453, les Ottomans prennent Constantinople. La Roumanie restera orthodoxe mais ses nouveaux maîtres seront musulmans.
[1] Mihail Kogalniceanu in Histoire de la Valachie, cité par Catherine Durandin in Histoire des Roumains p.31