06 Chuckwagon

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Orville passe l’automne, l’hiver et le printemps dans sa petite ferme de Stettler, entre Calgary et Edmonton. Mais que reviennent les beaux jours et le voilà reparti sur les chemins, avec son camion – qu’il conduit presque debout tant la cabine est grande et le bonhomme petit – et le mobile home que conduit sa femme, ces deux véhicules emportant tant bien que mal, d’est en ouest, du nord au sud, le « chuckwagon » de bois et les seize chevaux nécessaires à un professionnel de cette discipline rare, réservée aux fous d’aventure et aux vieux sages matois.

Grand sourire un rien édenté, Orville est malicieux de nature. Barbe de trois ou quatre jours, il tient calmement les quatre doubles rênes qui le relient à l’encolure et au mors des quatre chevaux.

Le chariot d’Orville, comme celui de la plupart de ceux de ses concurrents, est quasiment une pièce de musée. Le plateau arrière est bâché sur des arceaux ovales qui permettraient à peine à un homme accroupi de se déplacer à l’abri de la toile. Ce sont pourtant de tels chariots qui ont servi, voilà à peine plus d’un siècle, à la conquête de l’Ouest et à la ruée vers l’or. Aux côtés de chariots plus gros et plus confortables, le « Chuckwagon » constituait alors, pour les longs et périlleux voyages de l’époque, le point de rencontre des émigrants, lorsque la caravane faisait halte pour la nuit.

C’était, au moindre arrêt pour faire boire les chevaux ou soigner les blessures, le point de rencontre, de répit, de discussion. Un lieu dont les vertus dépendaient de l’humeur et du talent de celui sans lequel le chuckwagon n’aurait été qu’un chariot sans âme, le « cook », le cuistot, qui savait nourrir une famille entière d’émigrants avec rien ou presque, et redonner du courage aux voyageurs fatigués, d’un bon mot ou d’une rasade de Rye. Oui, le cook et son chuckwagon furent les indispensables compagnons des conquérants de l’Ouest et des cowpulchers des premières pistes.

Le souvenir des pistes

Aujourd’hui encore, dans l’immensité rase des plaines de l’ouest, à bonne distance des routes asphaltées qui ont été construites depuis, on distingue parfois, lorsque la lumière du jour devient frisante, la trace des chemins de la conquête. Les herbes maigres, les buissons d’épineux, n’ont jamais repoussé tout à fait après le passage des centaines de roues aux rayons de bois et au cerclage d’acier.

En suivant ces anciennes voies, il n’est pas rare de découvrir, niché entre deux collines, un village de planches, abandonné depuis des décennies, où bat encore une porte, grince encore un volet, au premier souffle du chinook, le vent méchant des Rocheuses. Avec un peu de chance, derrière ce qui a dû être le saloon, ou le bazar, on dénichera peut-être même les vestiges de 1 ‘église de bois et, alentour, quelques croix enfouies sous les broussailles. Des bribes de la vieille Europe sont enterrées là. Les noms gravés sur la pierre constituent un puzzle bariolé, Macintosh, Meyer, Duprat, Tiziano, Nunez-Perez.

L’Amérique des temps héroïques reste ancrée dans le coeur des Américains d’aujourd’hui. Pour ces inconditionnels de la nostalgie, les courses de chuckwagons sont d’abord et surtout une survivance du passé mais ceux qui ont eu l’occasion d’approcher un cheval ou de conduire un attelage savent que, bien plus qu’un spectacle passéiste, la course de chuckwagons est d’abord une épreuve d’une rare difficulté et d’une surprenante audace.

Calgary Stampede

Les rodéos de l’après-midi sont terminés depuis belle lurette. Là-bas, derrière les Montagnes Rocheuses, le soleil est sur le point de disparaître. Il fait encore clair. Le ciel est lumineux, léger, revigorant après une journée écrasée de canicule. De majestueux ballons libres, gonflés à l’hydrogène et arborant le sigle et les couleurs de différentes marques de boissons gazeuses, d’automobiles ou de pellicules photographiques, ont quitté leur aire d’envol située à deux pas du village indien et sont partis prestement, poussés au-dessus des gradins par un respectable vent d’est. Dans chaque nacelle, cinq ou six personnes parmi lesquelles des enfants qui ignorent où et quand ils toucheront à nouveau le sol de notre bonne vieille planète. Quelques minutes ont passé et, déjà, ils ne sont plus que de petits points multicolores au-dessus des gratte-ciels métalliques de Calgary.

Dans l’enceinte du Stampede, aux tables vertes d’un casino improvisé, de petites fortunes passent discrètement du tapis à la poche, celle des organisateurs plus souvent que celle des joueurs. Sur le gazon des parcs, en attendant que la nuit soit complètement tombée et leur permette enfin de gesticuler dans les halos de lumière des projecteurs, des musiciens se sont installés et accordent leurs instruments.

Le soleil a maintenant disparu mais la nuit n’est pas encore tombée. Dans les plaines du Far West, la lumière du jour fait lentement, très lentement place aux ténèbres. Pourtant, le jour ne sera vraiment oublié, les musiciens ne commenceront vraiment à jouer que lorsque la dernière des huit courses de Chuckwagon aura fini de soulever la poussière du Stampede.

Bondés dans l’après-midi et désertés dès après la dernière épreuve de Bull Riding, les gradins se garnissent à nouveau. L’arène ovale qui, l’après-midi, servait de piste pour le rodéo, a été ouverte à ses deux extrémités, donnant ainsi sur une large piste de sable roux, piste qui passe devant les gradins et qui, au-delà, frôle le village indien, oblique à travers un petit bois, passe derrière le lac artificiel et, après une large courbe, revient enfin devant le public. Une boucle de plus d’un kilomètre qui, le reste de l’année, sert de cadre aux courses de chevaux de selle, d’obstacles ou de trot attelé et à leurs inévitables parieurs avec calepin et jumelles.

Voici qu’au pas s’avance un étrange attelage, tout droit sorti d’un western. Quatre chevaux à la flèche, répartis par deux, l’un derrière l’autre, de chaque côté du timon. Ils tirent un chariot qui ressemble à une de ces caisses savon comme s’en amusaient les gosses autrefois. Mais cette caisse-là est bien plus volumineuse, avec quatre roues de bois cerclé de fer et une bâche sommaire portant la marque d’une bière virile mais pas trop forte, à en croire la publicité. A l’avant de la caisse, une banquette sur laquelle est assis le « driver », un vieux de la vieille, Orville Strandquist, trois quarts de siècle et toujours bon pied bon oeil.

Tenue dégingandée et un rien poussiéreuse du cowboy plus habitué aux chemins creux qu’aux autoroutes. A la différence des cowboys de rodéo et même des autres drivers de Chuckwagons, Orville arbore une espèce de casquette à visière en lieu et place du traditionnel chapeau western à larges bords. Comme les autres en revanche, il porte sur le front de petites lunettes retenues par un élastique, comme en utilisent les nageurs. Rabattues sur les yeux avant le début de la course, elles le protégeront des monceaux de terre, de sable, de crottin, et de boue qui seront propulsés dans les airs dès que trépigneront les sabots et s’élanceront les équipages.

Ce soir, comme Tom Glas, Ray Croteau et Dallas Dorchester, les trois autres drivers engagés dans la cinquième course, Orville Strandquist passe au pas devant les gradins, tenant en mains les rênes de ses quatre chevaux. Il inspecte le labyrinthe fait de barils peints de couleurs vives dans lequel il devra, tout à l’heure, manoeuvrer son attelage.

Chaque équipe est formée du driver installé sur le siège de son chuckwagoon et de trois cavaliers, les « outriders », qui vont, pendant la course, lui servir de guides, d’aides, de suiveurs, de rabatteurs, d’escorteurs et de protecteurs.

Posés au sol, les barils constituent les obstacles de départ. Chaque driver amène son chariot, sens contraire celui de la course, à proximité du premier baril. Là, il immobilise l’attelage. Les trois cavaliers ont mis pied terre. L’un d’entre eux tient par la bride les deux chevaux de flèche, s’arc-boutant pour qu’ils ne prennent pas le départ de la course avant que retentisse le son strident du klaxon. Son cheval sellé, prêt à être monté, l’attend sans broncher.

A l’arrière se déroule une autre manoeuvre. Les deux compagnons du premier outrider, eux aussi descendus de leurs chevaux, ont sorti du chariot bâché deux mâts de bois et ils ont déroulé un auvent de toile relié à la bâche du chariot. Cet auvent, au temps de la conquête, servait à protéger de la pluie et des bourrasques la famille d’émigrants arrêtée en pleine nature pour le repas de la mi-journée. Même si on avait définitivement quitté la vieille Europe, on conservait de ses origines italiennes, écossaises, françaises, scandinaves, suisses, quelques habitudes inattendues. Par exemple celle de faire la cuisine sur un vrai fourneau en fonte, encombrant et lourd.

Ce fourneau se trouve encore, aujourd’hui dans chacun des chuckwagons en compétition au Stampede de Calgary. Simplifié, allégé, pour éviter qu’il ne blesse les équipages en cas d’accident. Les deux outriders d’Orville Strandquist prennent le « stove », le fourneau, à bras le corps, 1’extirpent du chariot, le posent sur le sol. Au coup de klaxon, ils devront, comme c’était le cas pour un départ précipité lors d’une attaque d’Indiens, replacer le fourneau dans le chariot, ôter les deux mâts et rabattre l’auvent. Alors seulement, ils pourront remonter en selle, pour autant que leurs chevaux ne soient pas échappés dans la tourmente.

Orville Strandquist, lui, pourra manoeuvrer son chuckwagon tiré par ses quatre chevaux, effectuer un grand huit dans la poussière de l’arène et partir au galop sur la piste elle-même. S’il y parvient le premier, en slalomant entre les tonneaux sans les renverser, s’il s’engage en tête dans le goulot qui marque le début de la piste, il aura de bonnes chances, ensuite, de garder le commandement jusqu’à la ligne d’arrivée, où les hourras d’un public passionné attendent déjà le vainqueur. Encore faudra-t-il qu’aucun de ses outriders ne se laisse distancer. Sinon, même s’il franchit le premier la ligne d’arrivée, Orville sera impitoyablement disqualifié. Telle est la dure loi de l’Ouest, du sport et des courses de chuckwagons.

Naissance d’une course d’enfer

La popote de Charles Goodnight

La course de chuckwagon ne serait après tout qu’une banale course d’attelages sans la voiture-popote et le goût de la tradition. C’est la conception particulièrement robuste de la voiture-popote (chuckwagon) qui permet la rudesse de l’épreuve et c’est le goût de la tradition qui a déterminé le maintien de telles carrioles et la présence des « outriders » chargés de la bâche et du fourneau.

Les premiers émigrants qui traversèrent en convois les territoires déserts menant vers un hypothétique eldorado emportaient, certes, les réserves de nourriture nécessaires à une telle expédition mais la cuisine se faisait généralement en plein air, sur la braise d’un simple feu de camp. Rares étaient les convois comportant une voiture uniquement affectée à la préparation des mets. Cette fonction était plutôt réservée aux popotes des convois militaires, parce que les soldats n’avaient guère le temps de faire halte et que le nombre de convives nécessitait une meilleure organisation de la cuisine.

Ces mêmes nécessités furent ensuite, au temps des cowpuchers, celles des premières pistes à bétail. Il n’est donc pas étonnant que du matériel roulant, initialement conçu pour des opérations militaires, servît ensuite aux barons du bétail et à leurs employés itinérants, les cowboys.

C’est à Charles Goodnight, célèbre baron du bétail et initiateur de la piste portant son nom (Goodnignt et Loving) qu’on doit 1’invention du chuckwagon. A la fin de la Guerre de Sécession, il racheta à l’armée plusieurs chariots ayant servi de voitures de ravitaillement. Elles ne présentaient pas alors l’image aujourd’hui familière des chuckwagon de l’Ouest. Goodnight les avait surtout choisis pour la particulière robustesse du coffrage et, plus encore, pour 1’exceptionnel1e résistance des essieux l’acier.

Goodnight adapta le véhicule aux besoins des cowboys et de leurs longues équipées. Il ajouta, sur l’un des côtés, une barrique d’eau capable de désaltérer – et accessoirement de décrasser – une dizaine d’hommes pendant deux jours. De 1’autre, il installa une longue caisse pour le rangement des outils. Et il disposa des arceaux comme il y en avait déjà sur certains chariots, mais pas sur les roulantes militaires, pour soutenir une bâche destinée à protéger le contenu de la pluie et du soleil.

L’adjonction à laquelle songea Goodnight, et qui allait conférer au chuckwagon son irremplaçable rôle de rendez-vous des cowboys, lors des brèves haltes comme des veillées nocturnes, consista en une espèce de secrétaire de style victorien, dont la porte à charnière horizontale, soutenue par une simple béquille, constitua le plan de travail du cuisinier et le bar itinérant des cavaliers.

Cette porte s’ouvrait sur toute une série de tiroirs et de logements dans lesquels étaient rangés la farine, le sucre, le café en grains, les haricots secs, le sel, le vinaigre, le tabac à chiquer et les allumettes, ainsi que quelques objets et denrées destinés aux urgences: huile de castor, calomel (purgatif mercureux), aiguilles, bandes de pansement, fil, rasoir, auxquels il convenait d’ajouter en tous temps une bouteille – au moins – d’un médicament particulièrement prisé des cowboys, le whiskey.

Ce n’est que dans les ultimes années des pistes à bétail que le chuckwagon s’adjoignit un lourd ustensile culinaire dont la copie, stylisée et allégée, figure aujourd’hui encore parmi les accessoires des chariots de compétition, le fourneau de fonte.

La première course

La fin des pistes n’entraina pas celle du chuckwagon. De nouveaux empires s’étaient constitués dans les plaines du Nord et les cowboys chargés des tâches du ranch, s’ils partaient seuls pour réparer les clôtures ou rechercher les bêtes malades, aimaient en revanche se retrouver en groupe autour du chuckwagon lors de travaux saisonniers tels que la ferrade. De plus, la conception quasiment in­usable de ces carrioles fit qu’elles subsistèrent parmi les véhicules rangés à l’abri dans le ranch, servant à transporter les piquets de clôtures, les pioches, les haches et les fers à marquer.

Le chuckwagon artisanal fut bientôt copié et fabriqué par de véritables industriels, parmi lesquels la firme Studebaker, qui vendit pendant de nombreuses années des centaines de chuckwagons pour un prix allant de 60 à 120 dollars. La plupart des ranchers disposaient donc encore de leur chuckwagon lorsque Guy Weadick réussit enfin à mettre sur pied, à Calgary, ce qui est resté depuis lors comme le plus grand show à ciel ouvert du monde, le Stampede.

Le premier Stampede eut lieu en 1912 et la manifestation devint annuelle à partir de 1919. Pourtant, la première course de chuckwagon ne fut organisée qu’en 1923. C’est Guy Weadick qui fut à l’origine de cette première course, d’ailleurs bien différente des épreuves d’aujourd’hui. Mais quels personnages, quels événements, quelles situations lui en donnèrent-ils l’idée ? La question reste controversée et plusieurs explications ont été fournies par divers protagonistes.

Il faut savoir que Weadick avait précédemment mis sur pied des courses de diligences dont le succès avait été modeste. Il éprouvait d’ailleurs de grandes difficultés à remplacer celles que les participants endommageaient. Mais il voulait conserver une course attelée et les épreuves classiques telles que le trot, ne correspondaient guère au goût du lieu. On dit aussi qu’il avait assisté à Gleichen à un petit rodéo dont l’une des attractions consistait en une course de chariots particulièrement disputée.

Il se peut également que l’idée lui ait été donnée par 1’un des quatre « parrains » du Stampede, Albert Cross. Selon lui, les premières courses de chuckwagons avaient eu lieu à la fin du XIXè siècle déjà dans un lieu nommé Leavings, où les cowboys regroupaient les troupeaux destinés à la province de l’Alberta. Lorsque le roundup était terminé, les cowboys faisaient la course jusqu’à Fort MacLeod, à une trentaine de kilomètres de là. Les cuisiniers venus avec les différents troupeaux étaient de la partie, debout sur le siège de leur chuckwagon et, outre la fierté qu’il y avait à arriver le premier devant l’unique bar de Fort McLeod, le gagnant empochait une petite somme, constituée par la mise des autres participants. C’est à notre connaissance la première course de chuckwagon dont on trouve trace. Nul doute que Guy Weadick en ait, lui aussi, entendu parler.

Mais peut-être fallut-il un déclic pour qui lui vînt l’idée de créer une véritable compétition de chuckwagon faisant partie intégrante du programme du Stampede. A en croire Dick Cosgrave, qui fut un des premiers et un des plus valeureux, champions de cette discipline (dix victoires annuelles au Stampede), ce déclic se serait produit pendant le Stampede de 1919. « C’était l’anniversaire de Pat Burns (un autre des quatre barons du Stampede) et ils étaient en train de servir des steacks de bison devant le « Grandstand », comme on le faisait du temps des chuckwagon. Les chariots étaient groupés et les chevaux, dételés, attendaient à l’écart. A la fin du repas, les hommes attelèrent les chevaux, chargèrent leur matériel et lancèrent leur attelage au grand galop autour de la piste. Weadick était présent et décida que c’était là, très exactement, ce dont le Stampede avait besoin.

Chuckwagon racing

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Depuis les débuts du Stampede de Calgary, les rodeomen canadiens avaient été dominés par des concurrents venus des Etats-Unis, voire du Mexique. La fierté locale était malmenée. Il fallait réagir. Aussi, lorsque Weadick se mit en quête de chuckwagon et d’équipages capables de s’aligner devant le public du Stampede, de nombreux ranchers répondirent en mettant sur pied ou en subventionnant des équipes. C’est ainsi qu’un beau soir de juillet 1923 fut donné le départ de la première course de chuckwagon.

Les règles étaient simples. Les participants devaient s’aligner avec un chuckwagon complètement équipé, comprenant le fourneau, la bâche, la barrique d’eau et les fers à marquer. Le chariot devait être tiré par quatre chevaux et escorté par quatre cavaliers. Les tonneaux servant d’obstacle n’étaient pas disposés comme ils le sont aujourd’hui et, surtout, la course ne se terminait pas avec le passage de la ligne d’arrivée. Lorsque les chariots, après leur tour de piste, s’étaient enfin immobilisés, les outriders devaient en effet reconstruire la tente et, après avoir déposé le fourneau sur le sol, ils devaient encore allumer le feu. L’équipe gagnante était celle dont le fourneau produisait, le premier, de la fumée. Autant dire que les concurrents, même battus à la course proprement dite, avaient encore toutes leurs chances. Tous les coups étaient permis. On vit même un foureau bourré jusqu’à la gueule de paille imbibée de  kérosène. Il suffisai1t de craquer une unique allumette mais il fallait savoir la jeter avec précision, à bonne distance.

Initialement, la course aurait dû prendre place l’après-midi, à la fin du rodéo. Mais des difficultés de dernière minute firent reporter l’épreuve en début de soirée. Le public s’y pressa nombreux et c’est ainsi que se prit une habitude qui a perduré depuis lors. Une autre tradition, qui voulait que tous les participants soient présents à la parade d’ouverture à travers les rues de la ville, fut également appliquée aux chuckwagon. De plus, les drivers durent bientôt être présents chaque matin, avec leur chariot, afin de distribuer aux passants le petit déjeuner gratuit, fait de mauvais café et d’excellents « muffins », presque comme au temps des pistes.

Les règles, en revanche, n’ont pas cessé d’évoluer. La première année déjà, on en changea pratiquement chaque soir. L’année suivante, la distance fut augmentée, passant d’un quart, de mile (400 mètres) à un demi-mile (800 mètres). Les concurrents comprirent 1’intérët qu’il y avait à alléger leur véhicule. La règle leur imposa donc d’emporter un fourneau d’un poids minimum de 100 livres. En 1925, 1’obligation d’allumer un feu à la fin de la course fut supprimée, à la demande d’écologistes… déjà.

La course de tous les dangers

Au fil des années, les règles continuèrent à évoluer. Dans les années quarante, 1 ‘ancienne cantine disparut de l’arrière des chariots. La barrique d’eau fut à son tour supprimée. Le fourneau passa de 100 à 75, puis à 50 livres. De l’ancien stove, il n’eut bientôt plus que l’apparence : il aurait été bien impossible d’y allumer un feu. Quelques concurrents s’émurent de ces abandons successifs mais les champions comme Dick Cosgrave ou Ron Glass étaient plutôt favorables, eux, à l’apurement et à la simplification des épreuves, pour que la victoire dépende uniquement des véritables qualités des hommes et des chevaux et aussi parce que les règles des débuts faisaient courir trop de risques aux équipages.

Peu à peu se développa ainsi un authentique professionnalisme parmi les concurrents. C’est ainsi qu’en 1947, les chuckwagonmen décidèrent d’entrer dans la « Cowboy’s Protective Association », qui fut chargée de négocier en leur nom les contrats avec les organisateurs et les sponsors. Depuis plusieurs années, les bâches des chariots s’étaient ornées de larges publicités multicolores et on peut penser que, sans le soutien de firmes commerciales et l’augmentation des prix payés par les organisateurs, de telles courses n’auraient pu survivre à la croissance des coûts liés à l’entretien des chevaux et à l’achat des chariots.

Le professionnalisme n’élimina pas tous les risques. Il y eut des accidents dès la première année et il y en eut quasiment chaque année. L’un des premiers champions, Tom Lauder, totalisa trente-deux fractures, parmi lesquelles sept côtes, un bras, les deux jambes, une vertèbre cervicale et l’arrachement d’un doigt Les outriders n’étaient pas, eux non plus, à l’abri du danger. Il fallait en effet ‑ et il faut toujours – avoir un certain courage pour retenir à pied un attelage de quatre chevaux prêts à bondir, et beaucoup de vivacité pour s’écarter de leur passage lorsque résonne le signal du départ. Il faut aussi une rapidité rare pour sauter ensuite en selle et rattraper le chariot avant qu’il ne franchisse la ligne d’arrivée. Ne dit-on pas que, pour devenir outrider, il faut la force d’un dompteur de taureaux et la précision d’un jockey ?

Les incidents furent nombreux mais le premier accident mortel n’eut lieu qu’en 1948 lorsqu’Eddy, le fils du driver Slim Swain, s’avança sur la piste alors que son père venait de passer la ligne en vainqueur, et fut tué par le cheval d’un outrider. En 1960, c’est le driver Don Chaplin qui, après avoir été déséquilibré, tomba entre les roues et réussit à finir la course, sans une égratignure, accroché l’essieu du chariot. Une chance qui n’allait pas se renouveler dans la course suivante. Le chariot ayant glissé dans une zone boueuse, à la sortie du huit de départ, Don Chaplin passa sous les roues et fut écrasé. Il mourut dans la nuit, des suites de ses blessures. La même année, à Cheyenne, un driver de l’Alberta, Rod Bullock, fut jeté à terre à la suite d’une fausse manoeuvre et aussitôt piétiné à mort par les chevaux de Jack Lauder.

Dangereuses pour les hommes, les courses le sont aussi pour les chevaux. Il ne se passe pratiquement pas d’année sans qu’un ou plusieurs chevaux soient accidentés et doivent être abattus. Il n’y a rien à cela de vraiment surprenant. La vitesse atteinte par les équipages, le poids des animaux et du matériel, l’extrême proximité des chariots concurrents font que la moindre fausse manoeuvre, le moindre écart peuvent avoir des conséquences catastrophiques.

Nomades sans àge

Malgré les risques, malgré la modicité des gains, quelques poignées de drivers continuent de sillonner l’Ouest amé­ricain, de part et d’autre de la frontière, pour aller montrer à leur public, aux Etats-Unis comme au Canada, qu’ i1s n’ont pas perdu la main.

Nous avons eu le privilège d’escorter ainsi Orville Strandquist, un authentique vieux de la vieille. Titulaire du « Weadick Award ­ » en 1986,  distingué par le « Tribute toRodeo », Orville est actuellement un des derniers drivers avoir côtoyé et à s’être mesuré avec les champions, Dick Cosgrave et Ron Glass, dont il affronte aujourd’hui les enfants et petits-enfants devenus à leur tour champions, Richard Cosgrave et Tom Glass. C’est un peu comme si le temps n’avait pas eu prise sur Orville.

Né en 1920 dans la province d’Alberta, descendant d’une famille d’immigrants suédois, Orville a participé à ses premières courses de chuckwagon à l’âge de 20 ans, en 1940. Depuis lors, il n’a jamais dételé, jamais laissé passer une saison sans reprendre la route qui, passant par Cornation, Wayne, Ponoka et Calgary (Alberta), Cheyenne et Casper (Wyoming), Rapid City (South Dakota), le mène immuablement du printemps à 1 ‘automne, depuis bientôt un demi-siècle.

Pour Orville, le chuckwagon constitue à la fois le hobby, le métier, la fierté et la raison d’être. Certes, il a été longtemps fermier et son port d’attache reste, aujourd’hui encore, sa ferme de Stettler (Alberta), même s’il loue désormais ses terres à des voisins cultivateurs. Certes, il s’est aussi essayé au Bull Riding mais tout cela ne constitue pour lui qu’un décor vague, simplement destiné à mettre en valeur quelque chose à quoi il se donne tout entier, le chuckwagon.

Des chuckwagons, Orville en a eu quinze en tout, dont cinq ont été construits dans le Kentucky parce qu’on ne trouve plus guère, dans le nord, d’artisans capables de construire des « chucks » assez résistants. Il est rare que, même parfaitement construit, un chariot résiste plus de quatre ans aux épreuves démesurées que constituent, chaque soir ou presque pendant six mois de l’année, deux courses successives.

Orville possède aussi quinze chevaux de 4 à 15 ans. En effet, si on peut utiliser le même chariot pour les deux courses du soir, les chevaux attelés au chuck pour la première seraient trop épuisés pour participer à la seconde. Il faut aussi, généralement, mettre un cheval à la disposition des outriders, même si, comme c’est le cas pour la plupart des drivers, on fait pour cela appel à des cavaliers de la région, un peu comme une vedette de la chanson accepte d’être accompagné par un pianiste local.

Comme la plupart de ses concurrents et amis, Orville a eu son lot d’accidents et de malheurs. L’année 1966 a été particulièrement dramatique. Ses chevaux et son chariot ont été anéantis dans un incendie. Mais Orville a persévéré et il aime à rappeler l’aventure de Dick Cosgrave, dont un incendie avait, en 1942, tué trois des chevaux nécessaires à la course, quelques jours seulement avant le Stampede. Ses concurrents les plus acharnés, Slim Fenton, Sam Johnson, Gene Goettler, lui avaient alors aussitôt prêté trois de leurs propres chevaux, permettant ainsi à Dick Cosgrave de gagner une nouvelle fois.

La lourdeur de leur matériel, la nécessité de nourrir et d’entraîner une quinzaine de chevaux, condamnent les drivers de chuckwagon à une vie moins mobile que celle des rodeomen. Ils doivent donc installer leurs caravanes à proximité des écuries que la plupart des organisateurs de rodéos mettent à leur disposition. Ainsi se forme une espèce de village de mobile homes, qui se déplace de semaine en semaine au fil des épreuves et auquel ne se mêlent généralement pas les rodeomen, même si certains voyagent, eux aussi, avec voiture et maison roulante. Et, lorsque se termine un rodéo, il faut alors partir en hâte pour aller s’installer, à des centaines de kilomètres de là, à la lisière du rodéo suivant.

Je me souviens de ce matin de juillet où nous sommes allés rejoindre Orville et sa femme Doris dans leur caravane, installée à deux pas de la rivière, dans l’enceinte du Stampede de Calgary. La veille, Orville avait participé aux deux courses du soir et, à la nuit tombée, il avait encore dû soigner un de ses chevaux, légèrement blessé. Pourtant, alors que les premières lueurs du jour n’étaient pas encore apparues, il était là, à s’affairer, démontant partiellement le chariot, l’installant avec l’aide d’un voisin sur une remorque à pneus, puis y entassant l’invraisemblable bric-à-brac nécessaire aux courses et à l’autonomie quotidienne, selles, seaux, nourriture, outils, etc.

Le jour se levait. A la buvette sommaire installée près des écuries, les outriders venaient prendre leur premier café. Orville partit à pied. Je le rattrapai et lui proposai de l’emmener en voiture. Il ne refusa pas. Pensez ! Il allait tout simplement chercher son camion, trop grand pour avoir droit de cité dans le village des caravanes, et qu’il avait dû laisser près de la gare, à cinq kilomètres de là. Mais Orville est trop fier pour demander un service. Si je ne le lui avais pas proposé de l’emmener, il y serait allé à pied !

Nous avons ramené le camion, un semi-remorque vieux d’un bon quart de siècle, et Orville a commencé à y faire monter ses quinze chevaux. Il était pressé. Sa destination suivante était Cheyenne, à plus de 1500 kilomètres de là. Il importait d’arriver à la frontière avant les autres, pour ne pas devoir attendre trop longtemps les inévitables contrôles vétérinaires exigés par les Etats-Unis.

Il n’était pas sept heures lorsqu’Orville quitta les lieux. Tout petit dans l’immense cabine du camion, il semblait debout sur les pédales, accroché au volant. Au mobile home conduit par Doris et dans lequel avaient pris place deux jeunes rodeomen en quête d’un passage gratuit pour Cheyenne, avait été attelée la remorque portant le chariot. Orville n’accorda à personne le temps de prendre le petit déjeuner. La première halte à Vulcan, une bonne centaine de kilomètres plus au sud, y pourvoirait.

A ce rythme, Orville et les siens atteignirent la frontière de Coutts-Sweetgrass sur le coup de midi mais les contrôles vétérinaires les retinrent plus de deux heures. Derrière eux venaient prendre rang les concurrents partis plus tard de Calgary, et qui perdraient ainsi plus de temps encore. Mais la journée n’était pas terminée.

Orville connaissait la route et savait le risque qu’il peut y avoir à faire descendre une quinzaine de chevaux dans une plaine immense. Ou bien on les attache à l’extérieur du camion et ils ne se détendent pas vraiment, ou bien on les lâche et on peut passer une partie de la nuit à essayer de les récupérer. Aussi, au fil des années, Orville a-t-il organisé son itinéraire. Il connaît, au beau milieu du Montana, bien au-delà de Great Falls, un minuscule village dans les collines, Judith Gap. Là, il sait qu’existe un corral public, qui sert une fois par an à un rodéo d’amateurs et il sait que personne ne s’opposera à ce qu’il laisse ses chevaux s’y régaler de herbes folles. Mais Judith Gap est à plus de 250 miles au sud de la frontière. Pour une seule journée de voyage, il faudra alors parcourir plus de 700 kilomètres mais qu’importe ? Arrivé à la nuit à Judith Gap, Orville en repart systématiquement avant le jour car il met un point d’honneur à rallier Cheyenne le mardi soir déjà, couvrant ainsi plus de 1500 kilomètres en deux journées harassantes.

Un show plus qu’une épreuve.

Les coureurs de chuckwagon, considérés à Calgary comme de simples participants, sont reçus à Cheyenne comme des artistes. C’est que Cheyenne, le plus authentique des grands rodéos américains, n’a jamais réussi à faire éclore une véritable tradition locale des chuckwagon. Ceux des citoyens améri­cains qui s’y sont essayés ne sont généralement pas parve­nus à la cheville de leurs amis canadiens et du coup, pour le public de Cheyenne, les courses de chuckwagon s’appa­rentent plus à un spectacle exotique qu’à une discipline réellement liée au rodéo.

Les organisateurs savent réserver aux drivers et à leur famille un accueil particulièrement chaleureux. Le jeudi soir, à la veille de 1 ‘ouverture des Frontier Days, les drivers et leurs amis sont invités à un dîner en musique, sous l’un de chapiteaux qui serviront ensuite de restaurant pour le public. Y viennent aussi les premiers rodeomen arrivés sur place. C’est, avec un autre rendez-vous quelque part dans la province du Saskatchewan, l’occasion rare d’une fête quasiment familiale, où on fait d’une année sur 1’autre le point sur les joies des uns, les difficultés des autres. Le Chugwater Philarmonic, désopilant groupe de musique country, vient donner à la réunion son cachet d’autrefois. Demain soir, ils se produiront en lever de rideau, avant des vedettes du show business comme Randy Travis ou Willie Nelson.

Petit monde itinérant, l’étonnante famille du chuckwagon, avec ses vieux sages comme Orville Strandquist ou Ray Croteau, ses jeunes loups comme Tom Glass ou les frères Sutherland, fait penser aux Gitans d’Europe, qui ne se retrouvent que deux ou trois fois l’an, à l’occasion des pèlerinages, mais se connaissent et se respectent mieux à distance que les locataires à l’année d’un immeuble citadin sans âme.

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