Provence Camargue 11. En guise de conclusion

 

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Provence et Camargue sont aujourd’hui menacées pour s’être trop ouvertes. Leur passé, leur histoire, la beauté de leurs sites et de leurs traditions, la clémence de leur climat, l’hospitalité de leurs ha­bitants, tous ces atouts ont leurs revers. Plus de dix millions de touristes déferlent chaque année dans une région qui ne compte pas quatre millions d’habitants. Ce qui aurait dû devenir un échange risque de tourner au mépris, voire à l’affronte­ment. La compréhension, si elle peut survivre et renaître, passera par la connaissance et par le res­pect. Puisse ce livre, modestement, y contribuer.

Il ne faudrait pas en déduire que tous les Proven­çaux sont de fidèles défenseurs de leur terre, ni tous les voyageurs d’irrespectueux envahisseurs. Certains l’ont bien compris, qui mènent de front une double activité tendant à ouvrir le pays aux visiteurs curieux tout en organisant une solide défense des bastions et des traditions, menacés tant de l’intérieur que de l’extérieur.

Tels sont François et Claude Morenas, responsa­bles de l’Auberge de Jeunesse de Saignon, près d’Apt, et marcheurs infatigables qui ont inlassable­ment répertorié les sites, balisé les chemins pédestres des plus belles régions de Provence. Je voudrais que ce livre se termine avec l’un de leurs textes, consacré à la montagne du Luberon. Au fil de la lecture, chacun pourra, à se convenance, remplacer le mot de Luberon par celui de Pro­vence ou de Camargue…

Le Luberon est à l’ordre du jour. Tout le monde veut l’aimer, le chanter, le protéger, l’émanciper, l’animer, le promouvoir, l’éduquer, le populariser, l’ennoblir, l’enrichir, le décomplexer, le repenser en fonction des nouvelles coordonnées de l’envi­ronnement, le recycler, l’incorporer dans l’infrastructure culturelle des espaces verts, le propulser à l’avant-garde d’une moyenne Provence fonction­nelle et le hisser à la haute fonction banlieusarde fosso-berro-marseillaise.

Les uns veulent en faire un produit de consom­mation courante et le débiter en supermarchés du grand tourisme, les autres un produit de luxe, les autres un musée, les autres une vaste université, d’autres le mettre en conserve pour en manger une tranche chaque week-end, d’autres enfin le mettre sous globe comme une couronne de mariée.

…Le Luberon sera culturel ou ne le sera pas, disent les uns. Le Luberon sera ma propriété, disent les autres. Le Luberon sera donné à l’Etat, le Luberon sera donné à Trigano, le Luberon sera donné à l’Armée, le Luberon sera un Lunaparc (ou un lupanar ?), le Luberon sera un sanctuaire…

Pourquoi, grand Dieu, ce souci pressant de faire don du Luberon à quelqu’un?

Ils ont découvert le Luberon! Et j’t’en parle à la radio, et j’t’en parle à la télé, et j’t’y consacre des reportages, et jte fais parler le ferronnier du Lube­ron, le chasseur du Luberon, le peintre du Lube­ron, le bûcheron du Luberon, le peintre-bûcheron du Luberon, le poète du Luberon, l’écrivain du Luberon, le photographe du Luberon, l’architecte du Luberon.

Les organisateurs de rencontres, de stages, les adeptes de l’expression corporelle, de la vociféra­tion, de l’audio-visuel, du socio-éducatif, les mor­dus de l’éducation permanente, les occitanistes, les sociologues, les archéologues, les collection­neurs de papillons, de subventions, les aéro-modélistes, les urbanistes, les organisateurs de congrès, de nocturnes, de colloques, de séminaires, de dia­logues, de tables rondes, de face à face, d’ouver­ture, d’animation sauvage, les fondateurs de prix littéraires, les rédacteurs de tracts, les présidents d’amicales, les diffuseurs de messages, les créa­teurs de festivals, de dépliants, tous ceux qui sont pour le théâtre engagé, le cinéma engagé, le pop’art, Pop’art, les percussions, tous ceux qui veulent ouvrir des routes, construire des barrages, creuser des piscines, installer des accélérateurs de particules, des aérodromes, des buildings pour dingues, trouver du pétrole, qui sont pour la gastronomie, les hostelleries champêtres, les auberges fermières, les centres d’accueils pour débiles mentaux, les centres aérés pour délin­quants retardés, les colonies de vacances, les gîtes ruraux, les homes d’enfants, les cabanons marseil­lais, les courses de côtes, les motos vertes, le cam­ping concentrationnaire, l’équitation, les ranchs pour cow-boys du dimanche, les boîtes de nuit dans les carrières de pierres, les guinguettes dans les moulins à vent, les pizzerias, les galeries d’art, les cercles d’études, les laboratoires de photos, les brocantes, les marchands de fossiles, les agents immobiliers, les rabatteurs pour antiquaires, les artisans du fer mal battu, du verre cabossé, du bois contourné, de l’olivier dégrossi, du cuivre tarabiscoté, de la céramique qui imite la pierre, du berlingot en soupière, les fabricants de cadrans solaires, de luminaires à idées lumineuses, de bijoux en culs de bouteilles, de statues en cail­loux, de poupées en boutons, les peintres sur fou­lards, tous ceux qui exposent, surexposent, indis­posent, les fabricants de pâté truqué, de nougats aux amandes du Luberon, de fruits confits en navets du Luberon, de tarte aux genêts du Lube­ron, de tisane du Luberon, de gelée royale du Luberon, ceux qui font feu de tout bois et flèche de tout ce qui se vend, qui invitent à consommer du Luberon le matin sur la tartine avec le miel (du Luberon) et le soir à la broche sur le barbecue aux herbes (du Luberon), tous ceux-là plus ceux qui venaient pour le calme, la solitude, le camping sauvage et la nature, les amateurs d’auberges de jeunesse et de balisages, les mordus de la carte d’état-major, les randonneurs en rangs d’oignons, plus les vacanciers, les aoûtiens venus chercher une ruine pour une bouchée de pain, un terrain à bâtir (avec vue sur le Luberon), plus les barbus, chevelus, médaillés, breloqueux, effilochés, festi­valiers, les «in», les «yin» et les «yang», ceux qui s’assoient par terre, marchent pieds nus et écar­tent leurs cheveux pour vous dire bonjour, les pelés, les tondus, les clochards en rupture des ber­ges de la Seine, les rapiécés, déteints, recolorés, les «vachement», «chiés», «chiants», ceux qui veu­lent le feu de bois au mois d’août et le bain de soleil à Noël, tous ceux-là se sont abattus sur le Luberon comme une nuée de sauterelles!

Mais ce Luberon, il faut y venir, qu’est-ce? Une humble chaîne de montagnes qui s’étend de Manosque à Cavaillon et que d’aucuns prétendent être, avec les Alpilles, un prolongement pyrénéen. Lui qui fut jusqu’ici négligé, méconnu, dont on saigna à blanc les maigres pelages de chênes-yeu­ses pour alimenter les gazogènes de l’occupation, qui vit au cours des siècles disparaître ses hêtraies, dont, enfin, l’opulente forêt de cèdres fut livrée aux flammes, dont on coupe actuellement les grands bosquets de pins, ce Luberon, aux magnifi­ques jardins en terrasses surplombant les vallons, inexploitables à l’heure du tracteur – l’homme, sollicité par le progrès technique et la facilité, ayant démissionné – fut laissé à l’abandon depuis un demi-siècle et envahi par les ronces, les genêts cendrés, les noisetiers, les cades et les genévriers.

On laissa ses moulins à eau crever de soif, effon­drés, la gueule ouverte, le long des ruisseaux des­séchés. On laissa ses moulins à vent se décoiffer de leur toit pointu et leurs ailes s’éparpiller dans la nature, ses bories emportées par camions, ses richesses archéologiques pillées, haches en pierre polie, stalactites chapardées, ses habitats pré­historiques saccagés par les gosses qui jouaient à Tarzan, ses fermes aux arêtes rectilignes s’écrouler faute de soins, ses prieurés mis à sac, ses églises détruites par la foudre, le vent, la pluie, les ber­gers, les maraudeurs de tuiles et les Marseillais vandales, dont certains signèrent au couteau la profanation des fresques du XIllème de la Cha­pelle de Clermont.

On laissa à l’abandon les orgues des églises, les portes de bois sculptées. On laissa démanteler le Fort de Buoux par Richelieu et continuer son ceuvre dévastatrice par les chèvres, les scouts et les colonies de vacances. On laissa s’éteindre les fours à pain dans les campagnes, démolir les oratoires pour les emmener, pierre par pierre, détruire les croix plantées en bordure des champs, dépaver les beaux chemins muletiers, s’écrouler les ponts, vendre les chapelles et les temples pro­testants, profaner les cimetières, fermer les ateliers de céramique et les verreries et, plus tard, les écoles, les cafés et les épiceries, partir les derniers paysans qui s’accrochaient encore aux Charbon­nières, à Serre, à l’Ourillon ou au Para, vendre les derniers mulets, s’éteindre l’âtre des derniers relais de diligences, les derniers bals des dernières fêtes votives.

On laissa disparaître sa langue, ses dictons, ses coutumes, son esprit, ses conteurs, ses poètes, puis ses félibres, son théâtre, ses sociétés folklori­ques, ses danses. On perdit la recette de ses boissons, de sa cuisine, de ses friandises. On négligea jusqu’aux variétés de ses haricots, de ses melons, de ses pommes de terre. On ne sut plus tisser, filer la laine, rempailler les chaises, façonner une fourche, tresser le jonc ou les écorces (toutes tra­ditions qu’on essaie à grand-peine de reconstituer maintenant). On oublia ses légendes, ses contes, ses croyances, ses noëls, ses ancêtres célèbres. On laissa un maire de Buoux (en 1848) brûler toutes les archives concernant l’histoire du Fort. On oublia jusqu’au lieu où se trouvait le village de Saint-Germain au bord de lAiguebrun. On oublia les morts, on brisa les sarcophages à la barre-mine. On transforma l’Abbaye de Roquefure en fosse à purin.

On laissa les troupeaux de chèvres détruire les jeunes arbres, les fleurs rares des bois et des prés. On laissa tuer les petits oiseaux avec des appe­lants, des postes et de la glu. On laissa empoison­ner les écrevisses du Vallon de Mauragne, les trui­tes de l’Aiguebrun. On empoisonna les renards et les blaireaux. On tua les sangliers, dépistés au transistor. On laissa démolir les grands murs de pierres sèches, au besoin même on le fit sciem­ment pour récupérer un problématique lapin blessé. On tua l’aigle royal parce qu’il mangeait les poules de Mlle Peau, les castors du Cavalon parce qu’ils mangeaient les peupliers. On laissa empor­ter les bornes limites du Comtat Venaissin sur les­quelles se trouvent gravées, d’un côté une crosse d’évêque et, de l’autre, deux croix, disparaître la statue en marbre de Minerve découverte aux Tourrettes, emporter, par des promeneurs peu scrupuleux, les têtes primitives de Clermont, gros­sièrement taillées dans la pierre, abandonner les traditions, les veillées, les pèlerinages, ruiner les châteaux-forts, les tours de défense, les postes de vigie, crever les vignobles, les vergers d’amandiers et les mûriers, disparaître les magnaneries, les rouleaux à fouler, les charrues de bois et tous les ustensiles et outils de ferme, les soufflets de for­ges, berceaux, toupies, crémaillères, vieux bahuts, panetières et poulies de puits.

Le Luberon existe corporellement. Il est toujours allongé comme une chatte au dos caressant en tra­vers de la Provence, lien géographique entre le Pays de Giono et celui de Mistral, entre les Alpes de Provence et le Languedoc. Mais il a perdu son âme.

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