Premier homme blanc, premier cheval sauvage

 

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Sans doute, l’Amérique du Sud connut-elle en des temps très éloignés des parents lointains du cheval. Pliohippus et Hippidion étaient leurs noms, et ces animaux étaient plus beaux, plus élaborés que leur cousin européen, le Hippa­rion. Des ossements sont d’ailleurs conservés au Musée de La Plata (Argen­tine), mais ce serait aller vite en besogne que d’affirmer à la lumière de ces restes: «Les Indiens possédaient des chevaux en Amérique avant l’arrivée de l’homme blanc.» Les grands carnivores du pliocène leur firent en effet un sort voilà près de douze millions d’années. Il est donc peu vraisemblable que les Indiens d’avant la conquête aient appris à chevaucher ces ancêtres équidés…

Etaient-ils 72 ou 76, les chevaux et juments qui se trouvaient à bord de la flotte de Don Pedro de Mendoza lorsque celui-ci, en 1535, entra dans l’em­bouchure du Rio de la Plata? Le marin Ulderico Schmidel a laissé des écrits où il parle de 76, mais Eduardo Olivera, lui aussi contemporain de la première conquête, en note 72. Nous en déduirons seulement que les mathématiques n’étaient pas leur fort, et nous nous occuperons plutôt du destin de ces quel­ques douzaines d’animaux qui descendent à terre avec leurs maîtres euro­péens et contribuent ainsi à fonder — une première fois — Buenos Aires. D’où venaient-ils. ces aimables «canassons»? De la péninsule Ibérique, certes, mais avant? Avant, leurs ancêtres avaient sans doute participé aux invasions maures en Espagne. Bref, ils devaient avoir du sang africain., sans doute même ‘berbère plutôt qu’arabe. Selon le professeur Eduardo Losson, en effet, les che­vaux perses, tartares ou arabes ont six vertèbres lombaires-, le berbère et le criollo sud-américain en ont cinq seulement. Pour un os, le criollo a donc de bonnes chances d’avoir vécu — ou du moins ses aïeux — dans les montagnes d’Afrique du Nord. Il est de ce fait habitué à la sécheresse, aux écarts de tem­pérature et aux reliefs escarpés. Voilà qui ne sera pas inutile.

Pour l’heure, nos six douzaines de chevaux ont commencé à se multiplier dans les murs de Santa Maria del Buen Ayre. Mais les Indiens font le siège de la cité et les assiégés, privés de nourriture, ne songent guère à apprendre l’équitation. Ils ont faim et mangent une grande partie de leurs chevaux, à qui l’épithète de «meilleur ami de l’homme» fait du coup une belle jambe.

Le 10 août 1541, Pedro de Mendoza décide d’abandonner ces lieux peu accueillants. Les hommes survivants fuient par le fleuve, en abandonnant ce qu’il reste de leurs animaux. Après six ans de vie à l’étroit, ces quelques che­vaux s’échappent à l’entrée des Indiens et découvrent la pampa. De l’herbe haute, la plaine à perte de vue, peu de bêtes sauvages; c’est le lieu idéal pour une lune de miel. Les fuyards n’y manqueront pas, puisque, en 1580. douze mille de leurs descendants hanteront les terres proches du Rio de la Plata.

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Gaucho chassant le nandou à l’aide des «bo­leadoras».

La vérité exige cependant de préciser qu’il y eut entre-temps quelques aides extérieures. L’an de grâce 1542 vit en effet le débarquement des expéditions de Diego de Rojas et de Alvar Nunez Cabeza de Vaca et, huit ans plus tard, Nunez del Prado les rejoignait. Il est certain que, s’ils ne venaient pas tous avec de louables intentions, ces découvreurs étaient eux aussi accompagnés de che­vaux. Pampa, herbes hautes, lune de miel, vous savez le reste. Rentrant en Espagne en 1600 pour rendre compte de la colonisation, le gouverneur Valdes déclare, sans doute un brin lyrique: ((Il y a tant de chevaux que cela ressemble à une forêt.» Pas de doute: les chevaux ont conquis la pampa bien avant leurs futurs maîtres. Ils vont y découvrir, comme plus tard le gaucho, l’immensité et l’Indien, avant d’y être rejoints par taureaux et vaches en 1553, après une étape au Brésil voisin.

Nul doute, en ce qui concerne les Indiens, qu’ils ignoraient totalement l’existence du cheval. C’est là une évidence de linguistique. Le castillan est très éloigné des langages araucan, ranquele ou pampa. Pourtant, ces tribus nom­ment le cheval kawellu ou kawall, la vache uaca ou waca. La coïncidence serait trop surprenante. Il faut en déduire qu’ils ont appris, au contact des conquérants, à nommer des animaux nouveaux pour eux, et auxquels leurs ancêtres n’avaient pu, de ce fait, donner un nom: le cheval et la vache.

A quoi ressemblaient les premiers chevaux? Petits, moins élégants que leurs ancêtres andalous, moins agiles aussi, de couleur bai, brun ou alezan brûlé, note l’historien Felix de Azara. Sans doute s’agit-il alors du cheval domesti­qué, écrasé de charges, usé de travail, affadi par des cousinages. Car il semble bien que les chevaux sauvages, les baguales ou cimarrones, étaient déjà dans leurs premières années sud-américaines ce qu’ils sont aujourd’hui: de beaux animaux racés, fougueux et harmonieux. Ce sont ceux-là aux sources desquels partira, en 1911, Emilio Solanet, «créateur» de la race criolla.

Le cheval est présent lors de l’avance des colons à l’intérieur des terres et particulièrement à Cordoba et Santa Fé, villes fondées en 1573. L’année sui­vante, en mai, Juan de Garay remonte le Rio Parana à la tête de sept radeaux portant trente colons justement venus de Santa Fé. A bord, on note aussi vingt ou vingt et un chevaux destinés à appuyer à terre les actions guerrières contre les Indiens Charruas. C’est un naufrage qui libérera ces animaux de leurs maîtres et leur permettra d’entreprendre la colonisation chevaline de l’Uru­guay. D’autres viendront l’année suivante d’Asuncion (Paraguay). Le cheval est désormais partout et traverse d’autant plus facilement les grandes éten­dues mystérieuses et inquiétantes que les Indiens l’ont découvert, domestiqué, dompté, et le montent aussi bien que les cavaliers de la lointaine Espagne, éti­quette mise à part.

C’est que les colons ne parviennent guère à s’emparer des chevaux devenus sauvages. Il est vrai qu’ils ont d’autres chats à fouetter et que leurs propres montures sont en nombre suffisant. Il est vrai aussi que cette pampa sans li­mites visibles, sans obstacles, sans relief ne facilite guère la capture. Juan de Garay, qui a fondé une seconde fois Buenos Aires deux ans plus tôt, écrit au roi d’Espagne, le 20 avril 1582:

«Par la caravelle, j’ai fait savoir à Votre Altesse comment nous avions su qu’il y avait une certaine quantité de chevaux autour de Buenos Aires, issus de quelques juments restées là au temps de Don Pedro. Quand je vous écrivais cela, nous ne les avions pas encore vus et, en effet, il y en a beaucoup. Aussi al -le supplié Votre Altesse de faire grâce à la ville de Trinidad et à celle de Santa Fé de ces animaux, pour que ces deux cités puissent les inclure dans leurs pâturages de bétail commun et que les habitants puissent s’en servir pour leurs travaux. Mais, pour l’heure, nous n’avons réussi à en attraper aucun, la terre étant si rase et plate, et nous n’avons eu non plus la possibilité de cons­truire des corrals.»

En 1591,  un dominicain du nom de Reginaldo de Lizarraga – il s’appelle en réalité Baltasar de Obando – écrit: «Dans de telles plaines, le bétail s’est tant multiplié que les nouveaux venus croient voir des montagnes d’arbres; et ainsi, lorsqu’ils cheminent et qu’il n’y a pas un arbuste plus grand qu’un doigt alentour, en voyant ces montagnes ils disent: «Nous allons pour y cou­per du bois, et ce sont des troupeaux d’étalons et de juments.»

Pendant que le cheval prenait ses aises sur le Nouveau-Continent, l’homme blanc – et singulièrement le soldat – se croyait autorisé à agir de même. Les navires espagnols avaient amené plus d’espoirs que de femmes, et les jeunes Indiennes constituaient un menu de choix pour des hommes à qui l’on avait promis, sur le Vieux-Continent, les richesses de l’Eldorado et les plaisirs du vainqueur. Cela ne fut d’ailleurs pas toujours du goût des caciques indiens et provoqua parfois rancunes, disputes et même sanglantes attaques de la part de ces indigènes pourtant si bien disposés, au début, à l’endroit des nouveaux arrivants. Il n’empêche que les lois de la pampa, déjà éprouvées par la gent chevaline, furent vite celles des hommes blancs et des femmes indiennes, et que naquirent bientôt quelques gosses au teint bistré, à la paupière gonflée, aux yeux noirs et aux pommettes haut placées. N’en déplaise à quelques tenants de la tradition gaucha, fort portés aujourd’hui sur la théorie des races pures, c’est peut-être là. entre les villages fortifiés des colons et les huttes pré­caires des Indiens Pampas, Ranqueles, Charruas ou Araucans que le premier gaucho vit le jour. Les journalistes n’étaient pas là pour l’accueillir, les «gens bien» non plus. Il lui faudra près de trois siècles pour sortir d’un anonymat méprisant… et pour entrer dans la légende. Entre-temps, il aura eu tout loisir de faire plus ample connaissance avec une autre visiteuse du Nouveau-Monde, la vache, et avec quelques animaux venus aussi avec les conquérants: porcs, chèvres, moutons, sans compter la faune locale dans laquelle il choisira une victime privilégiée, l’autruche ou le nandou.

La vache. Pour certains, elle arrive du Brésil, où d’autres conquistadores l’ont amenée auparavant, en l’an 1583. En fait, il semble plutôt qu’un certain nombre de ces meuglantes compagnes – et de leurs compagnons – se trou­vaient sur les bateaux de Garay lorsque celui-ci, quittant Asuncion. entreprit de fonder Santa Fé et Buenos Aires. Comment étaient-elles venues à Asun­cion? Avec Garay, ou avec d’autres colons qui avaient franchi quelques années plus tôt le détroit de Magellan, s’étaient établis au Chili ou au Pérou, puis avaient entrepris, en traversant les Andes, une marche vers l’est, couron­née par la jonction des conquérants du Rio de la Plata ? De toute manière, Bue­nos Aires regorge si vite de bétail bovin qu’un décret du gouvernement local, le cabildo, interdit bientôt la présence de vaches à l’intérieur de la ville ou à moins d’une lieue de l’enceinte. Là aussi, les bêtes s’égarent, se perdent dans la pampa, croissent et se multiplient.

La pampa devient un désert à cornes, mais la vache est plus prisée que le cheval, puisque sa peau, sinon sa chair, représente déjà une valeur certaine. Les colons organisent alors de grandes vaquerias, des chasses au bétail, aidés de leurs chiens, qui ont sur ceux que possédaient les Indiens la particularité d’aboyer. Le lasso fait aussi son apparition et les bêtes ainsi capturées tombent à terre dès que les gauchos – qui ne se nomment pas encore ainsi – leur ont coupé les tendons des jarrets. Tout se passe alors très vite; l’animal est achevé, sa peau, sa langue et sa graisse se retrouvent sur la selle des cavaliers, et le reste de la dépouille pourrit au soleil ou fait la joie de quelques rapaces qui suivent chaque vaqueria avec la certitude d’un festin démesuré. Il faudra attendre les années 1800 pour que s’ébauche une précaire industrie de salaison des viandes.

Cette opulente nonchalance se poursuivra donc pratiquement jusqu’au début du XIXe siècle, marqué par les guerres gauchas, les luttes pour l’indé­pendance, les expéditions sans pitié contre les Indiens, la naissance du fil de fer.

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 Dessin d’Alberto Güiraldes.

En 1713 pourtant, un événement au premier abord secondaire, l’octroi aux Anglais du monopole des esclaves noirs, confère au cuir et donc à la vache valeur de monnaie d’échange. Buenos Aires transgresse en effet les interdits du vice-royaume du Pérou dont elle dépend et devient le centre d’un fruc­tueux trafic, esclaves contre peaux, si fructueux que, la richesse naissante aidant, Madrid confère en 1776 le titre de «vice-royauté du Rio de la Plata» à la future capitale de l’Argentine. Bizarrement d’ailleurs, à l’exception de quelques Noirs disséminés dans les pampas et de rares centres noirs – comme à Chascomus – les esclaves africains ne restent pas sur les bords du Rio de la Plata. Le gaucho, s’il est parfois métissé d’Indien, l’est donc très peu de Noir, en Argentine du moins. Au sud du Brésil, dans le Rio Grande do Sul, il en va différemment…

Chapitre suivant: Güemes et la guerre gaucha

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