Tsigane. Le mot qui fâche. Je ne connais pas un seul « gadjo[1] » roumain dont le visage ne se crispe à la seule évocation de « ces gens qui ne sont pas de vrais Roumains et qui, lorsqu’ils ne nous gâchent pas la vie ici, salissent l’image de notre pays à l’étranger ».
De fait, depuis la fin du communisme, des milliers de Tsiganes roumains ont plus ou moins légalement gagné l’Europe occidentale, avec une préférence pour l’Allemagne et la France. « Ce sont des Tsiganes, pas des Roumains, qui agglutinent leurs caravanes piteuses à l’abri de vos carrefours autoroutiers, des Tsiganes qui envoient leurs femmes, leurs enfants et leurs vieillards faire la manche à la sortie de vos supermarchés, des Tsiganes qui pillent vos villas, vos appartements et vos entrepôts, des Tsiganes encore qui envoient leurs gamins fracturer les parcmètres de vos grandes villes, des Tsiganes enfin que la police française doit réexpédier sans ménagement dans les charters de la honte, destination Bucarest. Vos médias, par méconnaissance des réalités ou par crainte de vos lois anti-racistes, rapportent leurs méfaits ou leur renvoi en les présentant comme roumains mais en omettant presque toujours de préciser leur origine tsigane. »
Cette opinion, expurgée de quelques épithètes heureusement intraduisibles, est très largement partagée par les « vrais » Roumains, si fiers de leur culture et de leurs bonnes manières…
L’histoire n’est hélas – ou heureusement – pas si simple et ce n’est pas vraiment un hasard si, de tous les pays d’Europe centrale, la Roumanie est celui qui compte le plus de Tsiganes, de 500.000 à 2 millions selon les estimations. Partis d’Inde au neuvième siècle, les Tsiganes sont arrivés sur les bords du Danube un peu avant l’an 1300. Les seigneurs moldaves et valaques les ont alors presque aussitôt réduits en esclavage, afin de retenir chez eux ces groupes nomades qui ne faisaient qu’y transiter mais constituaient une main d’œuvre pratique et souvent spécialisée (forgerons, briquetiers, maçons).
En 1385 déjà, un document fait état, pour la première fois, d’une donation successorale englobant, outre les maisons, les moulins et les vergers, « quarante familles de Tsiganes ». 250 ans plus tard, leur statut sera même officiellement codifié par une loi en quarante points voulue par Basile le Loup, seigneur de Moldavie. Puis, en 1818, le code pénal valaque précisera que « les Tsiganes naissent esclaves ; tout enfant né d’une mère esclave demeure esclave ; tout propriétaire d’un esclave peut le vendre ou le donner ; tout tsigane sans propriétaire appartient au seigneur ». Les mariages ne sont pas autorisés entre personnes libres et esclaves tsiganes ; les mariages entre esclaves sont soumis au consentement de leur propriétaire ; le prix d’un esclave est fixé par le tribunal. Un tsigane qui viole une blanche doit être brûlé vif. Les maîtres roumains ne se privent pas, eux, de violer impunément des femmes et des fillettes tsiganes, indifférents à l’importance sacrée que leur peuple confère à la virginité et au mariage.
Au milieu du XIXème siècle, le premier « tsiganologue roumain », Mihail Kogalniceanu, rapporte avoir vu dans les rues de Iasi des êtres humains aux pieds et aux mains enchaînée, certains portant des anneaux de fer autour du cou et de la tête. A la moindre faute, ils étaient soumis au fouet ou à l’enfumage, les femmes étaient arrachées à leurs maris, les enfants enlevés à leurs parents.
Les Tsiganes roumains sont alors répartis en deux grandes catégories, esclaves agricoles et esclaves domestiques, généralement attribués aux nobles et aux monastères. Les voilà cuisiniers, forgerons, blanchisseurs, ébénistes ou montreurs d’ours. Au contact direct des familles roumaines, la caste particulière des musiciens « lautari » bénéficie de quelques privilèges, à commencer par la possession d’instruments de musique, strictement interdite aux autres professions.
En Moldavie, l’esclavage des Tsiganes ne sera finalement aboli qu’en 1855 et, l’année suivante, en Valachie. Les détestables relations instaurées durant cette très longue période laisseront des traces indélébiles. Comment s’étonner dès lors qu’en Roumanie plus encore que dans le reste de l’Europe, les Tsiganes restent aujourd’hui si rétifs à tout contact avec la société des « gadjé » ?
Lorsqu’elle était enseignante à Bucarest, Rodica se rendait fréquemment dans la famille d’un ou d’une élève tsigane qui, après avoir assisté à quelques cours, ne s’y présentait plus que par intermittence. Elle y était toujours bien accueillie et obtenait généralement la promesse que, dès le lendemain, tout rentrerait dans l’ordre. Mais tout continuait comme avant.
Pour certains parents tsiganes, l’école présente, au mieux, de maigres avantages et, au pire, le risque de voir leurs enfants s’éloigner de la vie et des coutumes de leur peuple. Rodica avait fini par en prendre son parti…Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle découvrit – après 1989 et l’ouverture des frontières – que des familles tsiganes motivaient leur demande d’asile politique en France par l’impossibilité faite à leurs enfants de fréquenter l’école roumaine !
Aujourd’hui, avec quelques amis, Rodica a créé une association destinée à soutenir les études d’enfants roumains brillants mais trop pauvres pour réussir seuls. Parmi les élèves retenus, les filles sont plus nombreuses que les garçons et l’on compte autant de Tsiganes que de Gadjé. Tout espoir n’est donc pas perdu.
Il en faudra pourtant davantage pour combler l’insurmontable fossé. L’étincelante arrogance des palais tape-à-l’œil qu’à deux pas des maisons de paysans roumains pauvres se font construire les Tsiganes enrichis à l’Ouest par la mendicité et les trafics en tous genres ne fait que renforcer leur exaspération. Ces nouveaux riches n’indisposent pas que les Gadjé. Ceux des Tsiganes qui continuent à survivre de leurs métiers traditionnels de chaudronnerie, de vannerie ou de musique souffrent autant, sinon plus, des ces excentricités.
L’autre sujet d’irritation des « vrais » Roumains est le nom sous lequel se présentent les Tsiganes : « Roms ». Un nom qui, en langage romani, signifie simplement « hommes ». Mais surtout, hasard ou révélateur de l’Histoire, un mot qui commence exactement comme celui du pays dans lequel ils vivent, « Romania », la Roumanie. C’est peut-être pourquoi les Roms préfèrent désormais s’intituler « Rroms ».
Si des affrontements surviennent parfois ici et là, il faut pourtant convenir que dans la vie quotidienne les rapports entre Rroms et Roumains ne se passent pas si mal que ça. Certes, un Roumain reconnaît un Rrom au premier coup d’oeil (ce dont je reste bien incapable après trente ans de visites régulières en Roumanie), mais cette identification n’entraîne pas forcément animosité ou mépris. Depuis plus d’un demi millénaire, Roumains et Rroms ont eu le temps de s’observer, de se côtoyer, de s’affronter et parfois même de s’estimer. Dans le vieux Bucarest, celui que la construction du palais de Ceausescu a quasiment fait disparaître, Rroms et Roumains occupaient des rues, parfois même des maisons voisines. Dans les périodes de disette communiste, les files d’attente étaient la spécialité des familles. Parents, enfants faisaient la queue pour acheter dans les magasins d’Etat du beurre, des allumettes, de papier toilette ou du salami qu’ils revendaient ensuite. Lorsque la rumeur annonçait une livraison nocturne, l’un d’entre eux s’installait sur le trottoir, face au magasin qui n’ouvrirait que le lendemain matin et où les premiers arrivés pourraient acquérir ces denrées rares que le communisme produisait avec tant de parcimonie. Dans la nuit, le premier « client » était relayé par un de ses frères ou de ses cousins et, au petit jour, c’est toute la famille, parents, sœurs, vieillards, qui le rejoignait. Dix, douze, quinze acheteurs dont la seule présence anéantissait tout espoir d’achat pour les Roumains présents, moins patients et moins organisés.
C’est aussi aux femmes rroms que revenait – et que revient toujours – la vente des fleurs. En tout temps et par tous les temps, elles sont là sur les marchés : en été, aspergeant sans cesse de chatoyants bouquets pour qu’ils ne fanent pas trop vite, et en hiver les protégeant du gel tant bien que mal. Aux beaux jours, elles arborent de longues jupes bariolées et multicolores ; dans les frimas, tenant en mains une tasse de thé chaud, elles s’emmitouflent en couches superposées de pull-overs, châles, lainages, capuches et autres doudounes. Taches de couleurs vives, sourires éclatants, les fleuristes rroms émaillent depuis toujours la grisaille du quotidien bucarestois.
Et que dire du sens de la fête chez les Rroms ? Les Roumains, qui ne dédaignent pourtant ni la musique, ni le vin, ni les effusions, ne peuvent que se déclarer battus. Dans les quartiers rroms qui bordent et parfois encerclent les bourgades roumaines, les cris sont permanents. Et s’ils débutent parfois par des injures ou des imprécations, ils se terminent presque toujours par des rires, des embrassades ou des danses. Quant aux chansons entonnées en langage romani, elles passent de manière imprévisible du romantisme le plus sirupeux au réalisme le plus passionné et le plus cru.
La musique des Rroms vient du fond des âges. Elle a traversé au creux d’un violon des distances infinies, de l’Inde originelle à la Perse en passant par l’Egypte et la Bulgarie. Partout, elle a glané quelque chose. En Roumanie, elle diffère de la musique traditionnelle paysanne mais néanmoins s’en inspire, lui ajoutant une bonne dose d’exubérance. Avant l’apparition des radiocassettes et de la disco, un mariage roumain se devait de faire appel à des musiciens « tsiganes » chargés d’ensorceler les mariés à l’orée de leur nuit de noces. La coutume se maintient, mais par le conformisme que l’Europe impose déjà inévitablement, les musiciens rroms auront bientôt du souci à se faire.
Qu’ils soient encore nomades – le nombre des charrettes bâchées tirées par un unique cheval diminue chaque année – ou qu’ils se soient sédentarisés, les Rroms ont conservé au fond de leur âme le goût et la nécessité du voyage. Jusqu’à ces dernières années, avant que les plus riches d’entre eux ne se fassent construire de véritables palais, toute leur richesse devait pouvoir être immédiatement rassemblée et mise en mouvement : animaux de trait, caravanes brinquebalantes ou limousines de luxe. Hormis tapis, couvertures et colifichets, l’ameublement n’a pas d’importance. L’or constitue toujours la principale richesse, même si la plus grande partie a été confisquée par le pouvoir communiste. L’or qu’on achète et qu’on revend, mais aussi l’or que les parents de la mariée apportent en dot sous forme d’étincelants napoléons que, devenues épouses et mères, les femmes arboreront au cou lors des fêtes traditionnelles.
Les Rroms sont très modestement représentés au Parlement roumain, mais à la différence des autres minorités ethniques roumaines, ils peuvent se prévaloir d’un roi et d’un empereur qui sont à la fois cousins et ennemis.
Le premier roi se nommait Ion Cioaba. Il est mort en 1997 à l’âge de 62 ans. Il s’était autoproclamé « roi international des Rroms » le 1er septembre 1992. Une pantalonnade qui, soit dit en passant, ne dut pas déplaire à Ion Iliescu, désireux alors d’empêcher le retour au pays d’un autre monarque, le roi Michel de Roumanie, chassé par les communistes en 1947. L’avènement de Cioaba 1er était une façon détournée de démontrer la dimension grotesque de toute forme de monarchie. Dans ce rôle, Cioaba était parfait : pour trafic d’or, il avait été condamné en 1986 à quinze ans de prison mais avait été libéré un an et demi plus tard, soit bien avant la « Révolution », indice pour certains qu’il avait peut-être donné quelques gages au pouvoir…
Peu après l’avènement de Cioaba 1er, l’un de ses cousins, Iulian Radulescu, se mit en tête de devenir empereur. Aussitôt dit aussitôt fait ! Le voici « empereur des Rroms en tous lieux » ! A l’époque, Iulian est déjà un rien enveloppé. Aujourd’hui, il est carrément difforme. Même parmi les Rroms, il ne jouit pas d’une grande considération. On prétend volontiers qu’au temps du communisme, c’ était un indicateur actif de la Securitate. C’est même lui qui aurait dénoncé les trafics d’or de son cousin Ion Cioaba ainsi que de plusieurs de ses congénères. Racontars ? L’homme est pour le moins fantasque, voire incohérent. Au fond d’une ruelle défoncée, il règne sur un gouvernement fantôme qu’il réunit dans une maison encombrée de souvenirs impériaux en tout genre, de la photo de l’Empire State Building jusqu’au papier à lettre d’un «Impérial Palace» aussi mité que sa propre demeure. Parmi les thèses qu’il développe en historien qu’il prétend être ? L’antériorité des Rroms sur les Roumains entre Danube et Carpates !… Bien avant notre ère, les Rroms auraient été ici de calmes sédentaires que des Daces seraient venus déranger !
Traditionnellement, dans le petit village de Costesti situé près du monastère de Bistrita, l’empereur et le roi se rencontrent au moins une fois l’an à l’occasion du pèlerinage à la Vierge Marie. La religion tient aujourd’hui peu de place dans ces retrouvailles gigantesques auxquelles participent des milliers de Rroms venus exhiber leurs Mercedes, leurs BMW et autres 4×4…Ils viennent aussi régler entre eux les petits et grands différends accumulés au fil des saisons.
Autrefois, Cioaba 1er se faisait volontiers photographier devant une immense Cadillac crème, mais son fils Florin, alias Cioaba II, affiche plus de discrétion et se contente d’une banale Mercedes noire dont la seule particularité réside dans la plaque d’immatriculation, SB 17 RGE. Les deux premières lettres indiquent le lieu de résidence, Sibiu ; le nombre 17 est sans importance ; quant aux trois lettres RGE, semblables à celles que quiconque peut obtenir de l’administration roumaine en échange de quelques euros ou d’un inavouable service, elles ne sont pas choisies par hasard. RGE évoque en effet « Regele », qui signifie « roi » en roumain !
Quant à l’empereur Iulian, il serait bien incapable de conduire lui-même une voiture et c’est plutôt à bord d’une camionnette que ses gardes du corps doivent le hisser péniblement. En 2006 à Cotesti, leurs deux altesses se sont battu encore « plus froid » qu’à l’habitude. Depuis plusieurs semaines, les deux cousins ne se saluaient plus ; des menaces de mort avaient même été proférées. L’empereur, qui n’est pas à une conférence de presse ou une provocation près, a déclaré que Cioaba 1er, père de l’actuel roi, était un usurpateur, qu’il avait été un informateur de la Securitate et avait fait partie de la garde rapprochée de Ceausescu qu’il aurait d’ailleurs accompagné en 1981 lors de son voyage en Autriche. A quoi le bon roi Cioaba s’est contenté de répondre : « Pour moi, Iulian n’existe pas, qu’il soit empereur ou même pharaon ».
Charmante ambiance qui n’a pourtant pas perturbé la fête. Comme chaque année, une nouvelle « Miss Costesti » a été élue parmi des gamines âgées de 11 à 15 ans, donc à marier. C’est d’ailleurs souvent à l’occasion du pèlerinage à la Vierge Marie que « s’arrangent » les mariages de l’année. La famille ne prend l’avis ni du promis, généralement âgé d’à peine quinze ans, ni surtout de la promise, qui ne compte parfois que dix ou onze printemps. Le roi Cioaba ne fait pas exception : il a été marié à quatorze ans avec une gamine d’un an sa cadette. Quarante ans plus tard, le couple se porte bien, merci.
Pourtant, en 2003, une fillette tsigane s’est opposée au mariage que ses parents voulaient lui imposer. Et pas n’importe quelle enfant, puisqu’il s’agissait justement de la propre fille du roi Cioaba, la « princesse » Ana Maria Cioaba, âgée de 12 ans. Mihai Birita, son « fiancé », avait tout juste 15 ans. Le mariage avait été prévu de longue date et la fête devait durer trois jours. Un diadème de diamants devait être déposé sur la tête de la mariée et 400 personnes avaient été invitées pour la circonstance. Au beau milieu du service religieux pentecôtiste assuré par le roi lui-même, la « princesse » aux longues tresses noires a soudain quitté l’église, soutenue par ses douze demoiselles d’honneur. Un quart d’heure plus tard, toujours souriante, elle est revenue prendre place devant l’autel et la cérémonie a pu se poursuivre. Finalement, elle est repartie sans jeter un seul regard à son « époux », déclarant aux journalistes présents qu’elle ne se considérait pas comme mariée.
L’affaire n’en est pas restée là. Connue pour son incessant combat en faveur des « orphelins » roumains, la baronne anglaise Emma Nicholson de Winterbourne, rapporteur du dossier roumain au Parlement européen, est intervenue auprès du gouvernement de Bucarest désireux de ne pas compromettre l’entrée de la Roumanie en Europe avec cette affaire. C’est ainsi que peu après, les services officiels de protection de l’enfance ont décidé que les « mariés » devraient résider jusqu’à leur majorité dans des lieux différents…Et ne pas être contraints à des relations maritales. Mais sans doute était-il trop tard…
Les Rroms sacrifieront-il une partie de leurs habitudes ancestrales sur l’autel de l’Europe ? Dans le cas de sa fille Ana Maria, le roi Cioaba s’est déclaré prêt à respecter la législation roumaine tout en demandant que les traditions de son peuple soient prises en considération. Quadrature du cercle puisque le roi n’a finalement qu’un pouvoir limité sur les Rroms.
En mars 2006 encore, dans le petit village de Ramnicelu, la fête du printemps a été le prétexte à neuf mariages traditionnels. Les « mariées » avaient toutes entre huit et onze ans ! Les services officiels sont intervenus. Découvrant quatre d’entre elles au domicile de leurs nouveaux époux, ils se sont entendu répondre qu’elles passaient la journée chez eux mais la nuit chez leurs propres parents. Allez donc vérifier !
Mais le mot de la fin revient à Alexandru Ibris, le grand-père d’une des très jeunes mariées : « Personne ne fait de mal à ces enfants. Les Roumains ne peuvent pas comprendre ».
[1] C’est ainsi que les Tsiganes nomment ceux qui n’appartiennent pas à leur peuple