b. Cheyenne Frontier Days

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On le surnomme affectueusement « Daddy of’Em All », « leur papa à tous ». Pourtant, le rodéo de Cheyenne ne fut sans doute pas le premier à être organisé en Amérique du Nord. D’autres avaient certainement vu le jour auparavant et nul ne pourrait dire aujourd’hui où se tint le tout premier rodéo. Mais ces prédécesseurs-là furent éphémères. Certains naquirent en rase campagne, loin de tout, simplement parce que quelques cowboys avaient eu, soudain, envie de se mesurer entre eux. D’autres prirent naissance dans de petits bourgs à vaches, qu’on croyait alors promis à un grand avenir dans le commerce du bétail, mais qui sont aujourd’hui réduits à l’état de villes-fantômes ou simplement rayés de la carte. D’autres encore apparurent de manière éphémère. Il y manque alors une continuité, la permanence d’un état d’esprit, et ces rodéos-là ne peuvent prétendre à une véritable ancienneté.

Dès lors, il faut se rendre à l’évidence, les Frontier Days de Cheyenne ressemblent bien, aujourd’hui, à ces vieux sages que de plus jeunes voudraient bien évincer mais pour lesquels la ferveur et l’attachement populaires restent intacts. L’épithète de « Daddy of’Em All » n’est donc nullement surfaite.

Le 23 septembre 1897, à midi, le feu des canons du 76ème d’Artillerie de Campagne résonna dans la petite bourgade de Cheyenne qui était née ici, trente ans plus tôt, lorsque les rails du chemin de fer y étaient parvenus et que l’Union Pacifie Railroad décida d’en faire une gare pour le bétail et une bifurcation de la ligne. Presque aussitôt, le Gouvernement fédéral y avait établit un fort, le Fort Russell, ancêtre de ce qui est aujourd’hui l’une des plus importantes bases de lancement de missiles, la Base aérienne Francis E. Warren.

Ce 23 septembre 1897, les forces armées du Fort Russell étaient déjà associées aux premiers fastes des Frontier Days. Le canon fut tiré; les cloches de l’église, le sifflet des locomotives et la sirène des usines retentirent à leur tour. Puis, dans les rues, des centaines de citoyens brandirent vers le ciel le canon de leurs fusils, revolvers et autres armes à feu. Cette pétarade bon enfant fit écho aux soldats, aux conducteurs de train, aux prêtres et aux patrons. Le futur « Daddy of’Em All » venait de voir le jour.

Curieusement, il avait fallu à peine un mois pour qu’en germe l’idée et qu’en soient achevés les préparatifs. Bob Hanesworth, auteur d’un bon livre sur le sujet, apporte deux explications différentes à l’idée originelle. Selon la première, le colonel Slack, éditeur de la revue « Sun Leader » de Cheyenne, se serait rendu en août de la même année, en compagnie de son épouse et d’un autre éminent citoyen de la ville, à une fête organisée dans une petite cité du Colorado voisin, Greeley.

Cette fête, le « Potato Day », n’était certes dédiée ni aux chevaux ni aux cavaliers mais il y régnait une émulation certaine entre les bourgades des plaines. Le colonel Slack revint avec la conviction que Cheyenne devait, elle aussi, avoir sa fête annuelle, que cette fête devait être « infernale » et que, puisque la richesse de la cité était née du bétail, le spectacle devait faire place aux cowpulchers des premiers « Trails », aux chevaux sauvages, aux pionniers, aux voitures de poste et aux Indiens. Le colonel Slack fit part de ses réflexions dans l’édition suivante du « Sun Leader » et c’est la raison pour laquelle la paternité des Frontier Days lui fut attribuée.

En réalité, et c’est la seconde hypothèse émise par Bob Hanesworth, il semble bien que les choses ne se soient pas passées exactement ainsi et que le premier à avoir imaginé les festivités ait été un agent de l’Union Pacifie Railroad, F.W. Angier, en poste à Cheyenne. F.W. Angier se trouvait au bord de la voie ferrée pendant l’été 1897 et il observait le travail de cowboys tentant désespérément de faire monter un cheval rétif dans un wagon. Il appréciait le travail des hommes, certes, mais il admirait aussi le caractère de l’animal et il prenait conscience du privilège qui était le sien. Hormis les cowboys eux-mêmes, rares étaient en effet ceux qui avaient eu la chance, ne serait-ce qu’une fois dans leur vie, d’assister à pareil spectacle.

Pourquoi ne pas offrir aux commerçants, aux ouvriers, aux citoyens de Cheyenne et, accessoirement, aux voyageurs qui se déplaceraient des villes proches pour l’occasion, un spectacle qui montrerait le travail des cowboys rassemblant le bétail. On proposerait des concours de lancer du lasso, d’équitation et de monte de chevaux sauvages.  Angier en parla à quelques-uns parmi les citoyens influents de Cheyenne. Le colonel Slack était du nombre, qui revendiqua ensuite la paternité de l’idée dans le numéro du 16 août. La semaine suivante, le « Sun Leader » publiait la lettre d’un lecteur, M. Angier, affirmant que l’idée était venue de lui. Dans le même numéro, le colonel Slack reconnaissait l’erreur de la semaine précédente et remerciait M. Angier de sa contribution. A Cheyenne comme partout dans l’Ouest, on est parfois joueur, mais on est toujours beau joueur.

Une collecte fut organisée dans la cité. Elle permit de récolter une somme de 562 dollars. Même à l’époque, ce n’était pas le Pérou. La publicité atteignit pourtant les quatre coins des Etats-Unis. Des trains spéciaux, avec couchette, devaient permettre de rallier Cheyenne. L’Union Pacifie Railroad avait consenti de considérables rabais. Le trajet Denver-Cheyenne ne coûtait que deux dollars. Sur cette seule ligne, 1651 places furent vendues. A midi et demi, le 23 septembre 1897, une foule importante se pressait à l’entrée. Les places debout étaient gratuites; les places assises se vendaient de 15 à 35 cents.

Le spectacle était presque aussi fourni qu’aujourd’hui: courses de chevaux sur différentes distances, harnachement et attelage de chevaux sauvages, prise de veaux au lasso, monte de mustangs, scènes des pistes d’antan, attaques de diligences et règlements de comptes entres vigiles et hors-la-loi. Une reconstitution des exploits du Pony Express fut présentée au public. Les soldats du Fort Russell participèrent enfin à la reconstitution d’une mémorable bataille. Quant aux épreuves elles-mêmes, les meilleurs cowboys empochèrent des primes qui allaient de 3 à 50 dollars! Le 23 septembre au soir, chacun rentra chez soi. La fête était terminée.

L’année suivante, il fut décidé de porter la durée des manifestations à deux jours, ce qui permit de mettre sur pied une parade qui défila dans les rues de Cheyenne, alors habitée par 11.000 personnes, sans compter les milliers de visiteurs venus pour l’occasion. Le Wild West Show de Buffalo Bill fut aussi de la partie, ainsi que les Indiens Shoshones qui ne se firent pas trop prier pour simuler une attaque du train presque aussi vraie que nature. Les Frontier Days étaient sur la bonne voie.

Avec le tournant du siècle, de nouveaux membres prirent les rênes au Comité. Le nombre des spectateurs augmenta et dépassa même, certains jours, le chiffre de 20.000. En 1903, le président Théodore Roosevelt honora les Frontier Days de sa présence. La durée des festivités fut portée à trois jours. Chaque année, le programme changeait. Outre la monte des chevaux sauvages, on vit apparaître puis disparaître la ferrade des mavericks, la course au chapeau, l’attelage de mustangs, l’attaque de la diligence par les Indiens. Des courses de chuckwagon, tirés par quatre chevaux et escortés par quinze cavaliers chacun, eurent lieu dès 1905. En 1906, des cavalières s’affrontèrent lors d’une sensationnelle course de relais. En 1908, des voitures électriques amenèrent le public de la ville jusqu’aux arènes. Le fait est d’autant plus surprenant qu’aujourd’hui, Cheyenne ne dispose toujours pas de véritables transports en commun.

C’était – déjà – le triomphe de l’automobile. En 1909, les Frontier Days accueillirent une course de voitures et de motos. La même année, la société de protection des animaux fit interrompre l’épreuve de Steer Roping. Cette manière d’attraper au lasso veaux et génisses était pourtant le lot quotidien des cowboys travaillant dans les ranches. Ainsi, d’année en année, des impératifs tels que la protection des animaux ou la nécessité de disciplines plus spectaculaires firent diverger les épreuves du rodéo des tâches et des jeux habituels des cowboys. Ce fossé n’a cessé de se creuser depuis lors, au point que cowboys de ranches et cowboys de rodéos n’appartiennent plus que très rarement aux mêmes milieux sociaux.

La différence est sans doute encore plus nette entre cowboys (de ranches ou de rodéos) et organisateurs de rodéos. Dès les premiers temps en effet, seuls des hommes d’affaires capables de négocier des facilités avec les compagnies ferroviaires, d’engager des sommes importantes, de concevoir une publicité efficace et de se concilier les bons offices des autorités, de la presse et des sponsors, pouvaient espérer mettre sur pieds de telles manifestations.

Payés une misère, ne connaissant rien que les pistes et les travaux des champs, souvent illettrés, les simples cowboys ne se hissèrent jamais au rang d’organisateurs. Ils se contentèrent du rôle de figurants (souvent) ou d’éphémères vedettes (parfois). Aujourd’hui encore, même les plus glorieux cowboys ne sont généralement que de médiocres hommes d’affaires. Mais le rodéo leur a fait rencontrer un public de citadins et cela leur a permis de remarquer qu’après tout, ils avaient, autant qu’eux, des motifs de fierté. Si la seule vertu des organisateurs de rodéo n’avait été que de confirmer les cowboys dans cette dignité-là, leur travail n’aurait déjà pas été vain.

« Cowboys et cowgirls n’ont-il pas de membres ? Ne sont-ils que des sacs de sciure ficelés par le milieu ? Comment font-ils pour ne pas se casser le cou lorsque le cheval se met à ruer On a l’impression que leur tête va s’envoler. A chaque instant, je m’attendais à voir une tête de cowboy me tomber sur les genoux ». Ce commentaire d’un Américain de l’Est, venu assister au rodéo de Cheyenne dans les années vingt, n’est après tout guère différent de l’impression éprouvée, aujourd’hui encore, par les centaines de nouveaux spectateurs qui, chaque année, viennent des confins du pays pour découvrir à Cheyenne les cowboys et leurs jeux.

La qualité d’un rodéo tient certes aux primes distribuées par les organisateurs aux meilleurs cowboys. Elle tient aussi aux animaux retenus pour affronter les cowboys et, là encore, seul l’argent permet d’obtenir d’éleveurs spécialisés des animaux particulièrement agressifs. Mais cela ne suffirait pas encore à faire d’un rodéo richement doté un spectacle parfait. Encore faut-il que le public sache apprécier les subtilités des différentes épreuves, la maîtrise d’un geste apparemment anodin, le courage d’un homme face au danger.

Il est normal qu’une certaine partie du public consiste en visiteurs peu au fait des choses de l’Ouest mais il importe que la plus grande partie des spectateurs appartienne à la famille des cowboys afin que, dans les gradins, les souffles retenus, les cris d’admiration et les salves d’applaudissements ne tombent pas à contretemps, par méconnaissance des règles du jeu. En cela aussi, les Frontier Days méritent leur appellation de « Daddy of’Em All ». Pour n’importe quel cowboy, monter un cheval ou un taureau sauvage sur la piste de Cheyenne reste un privilège, une consécration, l’aboutissement d’un chemin fait de volonté, d’abnégation et de risque.

Certes, les Frontier Days n’attirent pas à Cheyenne un million de spectateurs par an, comme au Stampede de Calgary. Certes, les spectacles de variétés qui ponctuent la tombée du jour n’atteignent-elles pas toujours le même degré de professionnalisme. Certes, les baraques foraines installées derrière les gradins ressemblent-elles à une simple fête villageoise, comparées au grandiose parc d’attractions de Calgary. Certes, les courses de chuckwagon ne sont-elles que l’ombre de celles de leur concurrentes canadiennes mais pour ce qui est des épreuves proprement dites, Cheyenne n’a rien à craindre de personne. Du Calf Roping au Steer Wrestling, du Saddle Bronc au Bareback Riding en passant par l’exceptionnelle course de chevaux sauvages, Cheyenne reste aujourd’hui le berceau, le creuset et le garant du rodéo le plus pur et le plus exigeant.

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