04. Jamais elle n’avait autant fait la révolution

 

– Je ne vivrai pas ici. Trop de souvenirs, trop de femmes. Ulla, Karina. Et surtout Valérie. C’est chez elle ici, même si elle n’y vit plus. Je n’ai pas envie de dormir dans le même lit, de manger dans les mêmes assiettes, de rencontrer les mêmes gens. Tu dois comprendre…

– Bien sûr, je comprends. Mais nous n’avons pas les moyens de, changer. Enfin pas tout de suite. Et, si nous allons à la rue de la Fabrique, je pourrais te tenir le même raisonnement.

– Mais non ! La rue de la Fabrique, c’est autre chose. C’est un logement d’étudiantes, pas un appartement familial. Je n’y ai jamais vécu avec personne, Sandra te le dira. S’il y a des souvenirs, ce sont des souvenirs amicaux, des souvenirs d’hos­pitalité aussi. Pas des souvenirs sentimentaux.

Jean-Christophe se laisse convaincre. Il n’a pas envie de se battre car il ne tient pas à son trois pièces de la rue Rousseau. Et il est amoureux. Plus, il aime. Du fond de lui-même. Alors, il ne va pas chercher querelle pour soixante mètres carrés de linoléum. Va pour la rue de la Fabrique

– Mais Sandra ?

– Je lui expliquerai.

Bad Ragaz est déjà loin. Mais pas dans leurs sens. Ce fut l’explosion. La nuit de Noël, ils n’ont pas fermé l’œil de la nuit et, lorsqu’au matin Maria-Luisa a proposé de descendre prendre le petit-déjeuner, elle a essuyé un refus las.

– Plus tard. Mais va, toi !

Pauvre Maria-Luisa. Une chance encore qu’elle ait emporté ses cachets. Elle a bien dormi et n’a eu des doutes qu’au lever du jour. A peine avait-elle quitté la chambre que Jean-Christophe et Martina se sont remis à faire l’amour. Comme des possédés. Pas question de finesse alors. Bouillonner, s’épuiser, s’éteindre, revivre, bouillonner encore, tels ces sources d’eau noire qui crachent leur vapeur au plein coeur de l’hiver. Ils se découvrent. Martina se demandait, avec un rien de condes­cendance, ce qui avait bien pu amener toutes ces filles, Andrula, Karina et les autres, dans le lit de ce grand bonhomme frêle et doux. Elle l’apprenait et en redemandait. Mais lui se donnait autrement. Presque avec retenue. Il voulait que ce soit différent. Lorsque le sang retombait dans leurs veines, lorsque leurs corps s’éloignaient, provisoirement repus, il parlait. Ses mots étaient tendres. Profonds surtout. La vie. La mort. L’harmonie. Le combat. La dignité. La passion. Les enfants aussi.

Martina avait trente-trois ans. Il n’était que temps, pour elle qui s’était promise à son travail et à la cause, d’avouer – et de s’avouer – qu’elle y pensait aussi. Longtemps, elle avait chassé cette idée d’elle-même. Son psychanalyste l’avait confortée dans cette idée.

– Vous ne supporterez pas la cage qu’ils représenteront. Vous ne supporterez pas ces tubes digestifs pendus à vos seins. Vous ne supporterez pas l’homme qui vous les aura faits. Vous avez mieux à faire. Laissez cela à d’autres.

Ce que le docteur Fernandez lui disait là, ce n’était pas sa conviction de praticien. C’était le reflet, l’écho, de ce que Martina lui avait confié au fil des mois d’entretien. Et voilà que Martina, le souffle court à côté de cet homme différent, se prenait à rêver. Des enfants, pourquoi pas ?

La neige s’était enfin mise à tomber. Monsieur Zwingmann avait téléphoné à l’auberge. L’appartement se libérait. Le trio était le bienvenu à la Sonnengasse. Maria-Luisa, indifférente et glaciale, rendait enfin à Martina le mépris dont elle avait elle-même souffert depuis le début de leur rencontre. Elle prenait Martina en flagrant délit de trahison. Trahison des convictions, des idées, de la tribu, de l’amitié. Elle bougonnait malignement, lançait des regards écœurés vers le lit défait, les vêtements jetés à même le sol. Enfin, à la maison Zwingmann, elle aurait sa chambre à elle toute seule. Tant mieux. Ainsi, elle ne serait pas obligée à une complicité qu’elle réprouvait.

Martina ne se souciait pas de cette scène de jalousie insen­sée. Si Maria-Luisa voulait être seule, grand bien lui fasse ! Et si elle voulait rentrer à Genève, la gare était à deux pas ! Martina aimait. Jamais, dans sa tête, elle n’avait autant fait la révolution.

L’heure du retour approchait. L’année nouvelle aussi. C’est l’occasion, à en croire la tradition, de faire le point sur les mois écoulés. Les amants regardaient plutôt vers le lendemain. Il y avait tant d’incertitudes. Martina se glaçait à l’idée de retour­ner en prison, même si les conditions d’incarcération promet­taient d’être moins dures que celles des trois semaines de secret. Mais elle ne fuirait pas. D’abord à cause de sa psycha­nalyse. Ensuite parce qu’il y avait désormais dans sa vie d’étudiante sage et de militante déterminée, Jean-Christophe. Elle ne savait pas vraiment si cette rencontre pourrait suffire à la transformer. Mais elle acceptait de tenter l’aventure. Si tout allait bien, ils auraient des enfants. Plus tard.

Jean-Christophe se revoyait dans des lits de hasard, à la sauvette, en catimini ou en maître des lieux. Entre deux voyages, deux retours, deux combats, il cherchait la femme et, souvent, la trouvait. Pour l’amour ? Certainement pas. Pour le plaisir? Pas même. Contre la solitude ? Allez savoir. Il s’apercevait, maintenant seulement, en allumant d’une seule flamme la cigarette de Martina et la sienne, qu’il n’avait pas partagé la jouissance de femmes mais de mères. Toutes avaient un enfant, dont elles s’occupaient généralement seules, le père étant en cavale, en prison ou en disgrâce. Et Jean-Christophe n’approchait les mères que pour pouvoir parta­ger les rires, les cris, les connivences et les désespoirs de leurs enfants. Pour lui aussi, il était temps.

Maria-Luisa n’avait pas pris le train. Elle avait attendu patiemment que l’idylle se termine. Elle était bien persuadée qu’il n’y en avait plus pour longtemps. Lorsqu’à table ils s’étaient copieusement affrontés sur une vague conception de la politique et de la liberté dans les syndicats, elle s’était dit : « Ça y est ». Mais ils s’étaient réconciliés dans un fou-rire à n’en plus finir puis avait froidement déclaré

– Excuse-nous un moment. On revient.

Et ils étaient remontés dans la chambre où la propriétaire n’osait même plus faire le ménage. Ils n’étaient reparus que deux bonnes heures plus tard, épuisés, blêmes, heureux. Maria-Luisa avait perdu son pari.

– Sois gentil, attends-moi dans la cuisine. Je vais lui parler.

Martina est entrée dans la chambre de Sandra, rue de la Fabrique. Elle y est restée une petite dizaine de minutes, aucun bruit ne filtrait. Jean-Christophe avait posé les coudes sur la table de bois et fumait, le regard ailleurs.

– Sois le bienvenu !

Sandra, grande fille saine et robuste, est venue à la table, Jean-Christophe s’est levé. Martina les rejoignait. Ils ont ri, d’un bon gros rire tendre et encourageant. Jean-Christophe était accepté dans la tribu de la rue de la Fabrique. Corollaire évident, bien que pas évoqué : Maria-Luisa, absente à cet instant, était priée de n’apparaître que parcimonieusement. Le couple Martina – Jean-Christophe avait désormais droit de cité dans le village de la rue de la Fabrique.

Tous deux pénétrèrent dans la chambre. Exception faite de quelques heures, juste après sa libération, Martina n’y était pas revenue depuis le début de décembre. Jean-Christophe, lui, y avait jeté un regard rapide, par l’entrebaîllement de la porte, lorsqu’il avait rejoint le «comité de crise», au lendemain de l’arrestation. Il avait imaginé les policiers, le désarroi de Martina, les papiers consciencieusement fouillés après son départ. Mais il n’avait prêté qu’une modeste attention au lit. Maintenant, il s’y attardait. Un lit d’étudiante, pas un lit d’amants. Ils ne tiendraient jamais à deux là-dedans. En tout cas pas longtemps.

– On en achètera un grand. En attendant, aide-moi à porter celui qui est dans l’entrée.

Couche de fortune, aussitôt essayée. Rue de la Fabrique, dans ce nid d’aigle desservi par ce labyrinthe qu’est la chambre, ils feront l’amour à toute heure, quittant leurs amis à l’impro­viste, les laissant un rien désemparés dans la cuisine le temps d’une étreinte d’où ils reviennent toujours épanouis, comme drogués. Ils se rencontreront en catastrophe, entre deux cours, deux rendez-vous, deux coups de téléphone. Puis ils redescendront, ensemble, les cinq étages d’escalier de bois, se séparant ensuite sur le trottoir.

– A tout de suite. Je t’aime.

– Et moi donc !

Lorsque Jean-Christophe se retrouve dans la rue, l’inquiétude le reprend. Et si les flics débarquaient, un matin, avec un ordre d’expulsion. La décision dépend de l’administration, qui n’au­rait pas même à la communiquer avant exécution. Jean-Christophe le sait bien, lui qui s’est occupé de familles entières, chiliennes, yougoslaves, turques, tirées de leur lit au petit jour et poussées sans ménagement dans le premier train. Ça pour­rait arriver à Martina demain. Ils en ont parlé, ils ont même envisagé de partir se cacher chez des amis. Mais à quoi bon ? La police suisse sait tout, toujours. Il ne faudrait pas une semaine pour que leur présence soit signalée par un de ces nombreux citoyens pour lesquels la délation est l’instrument indispensable de l’ordre et de la démocratie. Ils y ont donc renoncé. Ainsi, Martina peut poursuivre sa psychanalyse, reprendre ses cours à la faculté. Jean-Christophe a idée q’« on » hésitera à deux fois avant de venir prendre Martina au nid, maintenant qu’« on » le sait avec elle. Il se rappelle ce réfugié sud-américain, caché dans son appartement de la rue Rousseau et recherché par la police.

– Inspecteur X. Vous êtes bien Jean-Christophe Sümi.

– Oui.

– Y a-t-il chez vous le dénommé… ?

– Oui.

– Pouvez-vous lui dire de venir ?

– Non.

– Vous refusez ?

– Oui, je refuse. Il est chez moi sous ma protection. Il ne sortira pas.

L’inspecteur était reparti, piteux. Il n’avait pas de consignes précises en cas de refus. Et on lui avait dit que Sümi était capable d’ameuter toute la Suisse, d’organiser des manifesta­tions de rue, d’obtenir des papiers dans la presse. Le réfugié avait donc pu vivre chez Jean-Christophe, sans être inquiété, jusqu’à la régularisation de sa situation.

Non, la police ne viendra pas chercher Martina avant son procès. Car la police fédérale le veut, ce procès, pour faire un exemple et montrer que toutes les petites actions isolées, comme le passage des mines, font en réalité partie d’un complot aux ramifications internationales, mais basé en Suisse, et auquel les fédéraux ont donné un nom de code un rien grandiloquent : « Big Horn ».

Il faut donc, en priorité, préparer la défense. Et pas seule­ment celle de Martina. Celle de Maria-Luisa aussi. Car, si elle se décourage, se sent lâchée et qu’elle se fasse à l’idée de l’expulsion, elle entraînera Martina dans sa chute. Et ça, Jean-Christophe n’en veut à aucun prix.

D’abord, il faut trouver un avocat. Et même deux. Les choisira-t-on engagés à gauche ? Ou au contraire rassurants pour la justice ?

– Je peux demander à Payot, si tu veux.

Me Denis Payot est l’un des avocats les plus en vue de Genève. Président de la Ligue suisse des Droits de l’Homme, il est connu pour ses nombreuses interventions en faveur de militants et activistes. Quelques années plus tard, il servira d’intermédiaire avec la Bande à Baader dans l’affaire de l’enlèvement de Martin Schleyer, dont le corps sera retrouvé en Alsace. Jean-Christophe le connaît bien. A de nombreuses reprises, c’est lui qui a reçu les émissaires de mouvements de libération nationale (Arménie, Chili, Angola, Mozambique) afin de préparer, à l’intention de Me Payot, des résumés politiques concernant les différentes positions de ces représen­tants.

– Va pour Payot, s’il a le temps. Mais j’ai idée qu’il vaudrait mieux que Payot défende Maria-Luisa. Moi, je pour­rais tâcher d’avoir Adrien Schneider. Je connais certains de ses amis et ça devrait ne pas poser de problème.

Ils ont tout de suite été d’accord, l’un et l’autre. Et Me Payot, comme Jean-Christophe, a immédiatement insisté sur l’aspect politique. Il s’agit, a-t-il dit, de démontrer que l’action des filles n’était qu’une goutte d’eau dans le flot des armes qui, année après année, quittent la Suisse à destination de pays où l’armée fait régner une dictature sanglante, injuste et despoti­que. Des armes fabriquées en Suisse, vendues par des entre­prises suisses avec l’accord officiel du gouvernement suisse. Gouvernement qui prétend, parfait jésuitisme, n’autoriser ces exportations qu’à destination de pays où ne sévit pas la guerre. Comme si des mitraillettes, mitrailleuses, bombes et obus étaient des outils agricoles…

Il faudra démontrer ce double jeu de la Suisse. L’argument portera d’autant mieux que les fédéraux ont manifestement choisi le terrain politique, puisqu’ils tentent de grossir l’affaire Big Horn et de mettre à jour ses ramifications avec les mouvements terroristes italiens, allemands, français, espa­gnols et japonais. Pour ça, Jean-Christophe est entré en contact avec Arthur Villard, le député socialiste biennois. Un homme qui, jamais, ne s’en est laissé conter. La prison pour insoumis­sion, il connaît. Les quolibets et les enquêtes du pouvoir aussi. Mais il n’a jamais fléchi dans son combat et si, aujourd’hui, l’âge venant l’empêche de se battre en première ligne, du moins est-il toujours prêt à soutenir, conseiller, renseigner, ceux qui suivent le même chemin. Sa situation d’élu du peuple lui donne accès à un grand nombre de dossiers, ses contacts avec des militants du même bord, mais moins visiblement engagés, lui permettant de combler les lacunes laissées par l’information officielle. Autant dire qu’il est un homme précieux.

Jean-Christophe a été accueilli chaleureusement. Arthur Vil­lard connaît ses faits d’armes, ses combats contre les moulins. Ils se sont aussi côtoyés lors de manifestations, mais sans vraiment se rencontrer.

– Je t’aiderai dans toute la mesure de mes moyens. Moi aussi, je crois qu’il faut en faire le procès du pouvoir, contre-attaquer. J’ai ici les chiffres des exportations d’armes des grandes entreprises, Bührle entre autres. En voilà qui ont le nez particulièrement sale, comme tu sais. Et Berne les a couverts jusqu’au moment où c’est devenu absolument impos­sible, du fait de la presse en particulier. Il faut taper à nouveau sur ce clou. Il faut aussi parler d’Hispano-Suiza et des autres. Il faut demander haut et fort si on peut impunément armer les fascistes, officiels ou clandestins, et risquer sa liberté lorsqu’on passe, une seule fois, deux pauvres mines destinées à un mouvement de libération. Mes documents sont à ta disposi­tion. Demande-moi ce que tu veux.

A Genève, c’est le plein hiver. La neige, qui est tombée dru début février, a fondu sous l’effet d’un bref réchauffement, et disparu des artères principales. Mais, dans les cours ombra­gées et sur les trottoirs des ruelles, la glace a repris le dessus. Pour entrer rue de la Fabrique, il faut éviter un gros tas grisâtre, mélange de neige et de boue gelées, et monter quatre à quatre les escaliers tortueux pour échapper aux courants d’air qui s’insinuent par la charpente à l’abandon. Mais, au cinquième étage, c’est l’Afrique.

A cause de Ronny d’abord. Il est haïtien et a gardé du continent perdu par ses ancêtres les grands éclats de rire, le respect maniéré, la timidité charmante et le culte de la femme blanche, en l’occurrence Martina. Il l’avait rencontrée par l’intermédiaire d’amis embrigadés dans un mouvement d’exilés anti-duvaliéristes et, très vite, il avait oublié de mani­fester en public pour venir soupirer en privé. Martina, qui le trouvait plus amusant que passionnant, avait joué le jeu, s’était laissé inviter au concert, prendre la main sur le chemin du retour. Et Ronny, qui attribuait à sa culture hispanique et catholique le refus constant opposé à ses avances plus insis­tantes, s’était contenté de ces liens d’adolescents. Il avait fait la connaissance de quelques-uns parmi les visiteurs les plus assidus et, entre cuisine et hall d’entrée, il était comme chez lui. Il avait appris l’arrestation de Martina. Puis sa libération. Il était venu aux nouvelles et n’avait, pour toute réponse, obtenu qu’un vague renseignement de Sandra : Martina se reposait à la montagne et reviendrait bientôt. Quand ? Sandra ne savait pas.

Il était revenu une, deux fois puis, à la troisième, il avait trouvé Martina préparant le repas du soir. Il s’était invité, avait plaisanté avec Martina puis s’était mis à table en face d’un grand bonhomme qu’il n’avait jamais vu et que les filles prénommaient Jean-Christophe. On avait ri, on avait bu. On avait même chanté. Puis les filles lui avaient dit

– Bonsoir Ronny !

Et il était parti, se demandant tout de même pourquoi l’autre, le géant mousquetaire, restait plus longtemps que lui. Ce n’est qu’à la visite suivante qu’il avait vu sortir de la chambre de Martina, outre sa bien-aimée, le même person­nage dégingandé. Il avait ri à gorge déployée, en se forçant un peu et, pour le remercier de si bonnes dispositions et d’une telle largeur de vues, on avait insisté pour que rien ne fût changé dans le rythme de ses visites. Et c’est ainsi que Jean-Christophe, qui s’était occupé à distance de violations des libertés individuelles au pays de Bébé Doc, complétait ses connais­sances au contact de Ronny.

L’autre Afrique faisait la joie de Jean-Christophe. Elle se prénommait Madanes, prononcez Madanée. Elle gigotait dans son berceau, se trémoussait lorsqu’il s’approchait d’elle. Sandra avait accepté que Jean-Christophe la langeât, s’en occu­pât. Et Jean-Christophe passait des heures à jouer avec elle en attendant le retour de Martina. Il s’émerveillait de la voir virer au café au lait, puis au noir, jour après jour. Pour lui, Madanes était bien plus qu’un bébé métis, elle était comme le symbole de l’amour entre les peuples. Le jour où nous serons tous sang-mêlé, la paix sera plus facile, se disait-il souvent. Il oubliait un peu la place quasi-inexistante du père dans la procréation de Madanes. Sandra n’en parle pas, du moins avec des hommes. Mais son histoire est extraordinaire..

Martina avait expliqué à Jean-Christophe le chemin de Sandra et la naissance de Madanes. Avec une certaine distance. Une certaine fierté aussi.

Sandra est une fille étonnante. Incapable de se mentir ou de mentir à autrui. Elle dit que, comme dans la nature, le petit est d’abord et uniquement celui de la mère. Elle aime les hommes mais refuse d’établir un rapport entre plaisir et procréation. Si tu veux, elle est très proche de cette tendance du MLF qui milite pour des enfants sans père, des enfants qui n’appartiennent qu’à leur mère. Elle n’acceptera jamais que l’homme qu’elle aime (encore que ça ne lui soit jamais arrivé) lui fasse un enfant. Mais, en même temps, elle considère qu’une femme qui n’enfante pas n’est pas tout à fait une femme. Alors, voilà deux ans, elle nous a dit : « Je pars pour l’Afrique ».

– Comme ça, sans but ?

Officiellement, elle partait pour une étude de sociolo­gie. Elle a la bougeotte. Chaque fois que se présente l’occasion d’un voyage, elle revit. Bref, elle est allée en Afrique. Et là, froidement, elle a décidé de se faire faire un gosse. Par le premier venu. Ou presque.

– Madanes, c’est comme ça que…

– Oui, comme ça ! Sandra dit qu’elle ne connaît même pas le nom du père. Ça m’étonnerait. Mais ce qui est sûr, c’est qu’elle a rayé ce nom de sa mémoire à l’instant-même où elle a su qu’elle était enceinte. Elle n’a jamais écrit, ni repris contact et l’homme ne sait certainement pas qu’il est père. Dans son village, là-bas, il doit avoir le souvenir d’une femme blanche un peu bizarre et très facile…

– Et toi, qu’en penses-tu ?

– Oh moi…

On n’a pas reparlé de ça, rue de la Fabrique. Sandra savait que Jean-Christophe savait. Ça lui suffisait. Et puis, elle n’avait pas trop envie d’asséner ses propres convictions à cet homme finalement si différent, qui se comportait de manière si belle, si claire, avec Madanes.

– Ce qui m’ennuie, c’est qu’il est en train de s’y attacher, avait-elle confié à Martina. Je n’ai pas voulu que Madanes ait un père, ce n’est pas pour le remplacer par Jean-Christophe.

Martina observait le manège. Elle n’avait que peu de curiosité pour cette chose qui se débattait dans son berceau et jamais, sauf à la demande expresse de Sandra, elle n’avait prêté la main à l’heure des langes ou du biberon. Dans sa tête, il y avait comme un blocage qui condamnait toute forme de tendresse et de sensualité entre parents et enfants. Tout en déplorant les rapports que son père avait eus avec ses frères et sœurs, elle était en train de répéter l’histoire.

Sur ces entrefaites étaient arrivés d’Espagne Candy et Jesus. Candy est la jeune sœur de Martina, aussi blonde que Martina est brune. Jesus est son ami, fils paumé d’un banquier de Barcelone. Ils venaient à la rue de la Fabrique bien avant que Jean-Christophe n’y ait pris racine. Ils étaient là aussi lors de l’emprisonnement de Martina. Jean-Christophe ne leur vouait pas de sympathie particulière mais trouvait naturel qu’ils passent quelques jours ici. Simplement, les jours succédaient aux jours, Jesus et Candy étaient toujours là.

– Ce n’est pas un monde pour les enfants ! disait Jesus. Il n’est raisonnable, pas responsable de mettre au monde, aujourd’hui, des enfants qui seront malheureux demain.

Martina souriait avec un brin de condescendance amusée mais Jean-Christophe n’aimait pas que le doute s’insinuât ainsi dans l’esprit de sa femme, de la mère de leurs enfants. Car, pour lui, Martina était déjà l’une et l’autre. Ce n’est plus qu’une question de temps. En attendant, il allait dans une pharmacie amie, sans ordonnance, acheter ses pilules.

Deux autres choses irritaient et inquiétaient Jean-Christophe. D’abord l’usage du catalan. Candy parlait bien le français et il eût suffi à Jesus d’un petit effort pour entrer dans la conversa­tion. Pourtant, Martina, Candy et Jesus parlaient toujours catalan entre eux. Jean-Christophe, par analogie avec l’espagnol, percevait des bribes de phrases et pouvait ainsi se rassurer : ce n’était pas pour lui cacher quoi que ce soit que le trio s’expri­mait en catalan. Tout de même, il se sentait exclu. Et ne comprenait pas que les autres n’aient pas l’élémentaire correc­tion de partager avec lui, en français ou en espagnol. De Jesus, voire de Candy, ça le laissait indifférent. De Martina, ça le peinait. Et toutes les remarques qu’il avait esquissées restaient sans effet.

Ce qui l’inquiétait plus encore, c’était la fauche. Sandra dans une faible mesure, Candy, Jesus et Martina de manière régulière, piquaient dans les grands magasins. Avec une prédi­lection évidente pour les succursales de la Migros. Or, Sandra et Martina disposaient de confortables salaires (à l’Univer­sité, une assistante est largement payées, malgré un horaire plutôt léger). Lui-même gagnait des sommes non négligeables grâce à des remplacements dans différents collèges et à des cours particuliers de mathématiques. Quant à Jesus et Candy, ils avaient bien sûr table ouverte à la rue de la Fabrique. D’ailleurs, le produit des vols n’était quasiment jamais de la nourriture. Plutôt des vêtements, des disques, des fanfre­luches. Bref, du superflu.

Jean-Christophe n’avait rien contre le vol. En théorie du moins. Le grand capital exploitait sans vergogne les besoins artificiel­lement créés par la publicité, il était normal que les victimes consentantes se révoltent parfois. Ces rayons de libre-service étaient de la pure provocation. Il était donc légitime à ses yeux de répondre à la provocation par la provocation. Mais Jean-Christophe se disait aussi qu’il y avait sans doute mieux à faire et qu’il était inutile de prendre le risque de se faire repérer, arrêter, ficher par la police alors que l’anonymat permettait des actions d’une autre envergure. Les gens de Zürich auraient-ils confié une mission à Martina si elle avait été sur la liste des gens douteux ? Et maintenant, n’était-il pas particu­lièrement imprudent, alors que Martina s’apprêtait à affron­ter un procès difficile, de faire joujou ainsi ? Comment pour­rait-elle soutenir que ses motivations étaient politiques, passionnelles, éthiques, si on apprenait qu’elle fauchait en même temps dans les grands magasins ? En Suisse, les piqueurs n’ont pas la cote.

Tout cela, Jean-Christophe l’avait dit, un soir à table. Sandra l’avait soutenu et il avait l’impression que le rythme des vols avait baissé. Martina n’avait plus exhibé de trophée mais peut-être participait-elle toujours aux expéditions, en laissant à Jesus et Candy la responsabilité apparente.

La convocation du tribunal était arrivée début mars. Pour le 7 avril. Un formulaire sec, presque anonyme. Tout était prêt, les plaidoiries, les documents, les points à monter en épingle. Jean-Christophe avait bien travaillé. C’est lui qui, sur les indica­tions des avocats, et surtout de Payot, avait accumulé les informations, rencontré les opposants, mis à jour les incohé­rences. Pourtant, on ne pouvait pas exclure une lourde peine ferme. Maria-Luisa imaginait même de ne pas attendre le procès et de retourner au Mexique. Martina ne voulait pas retourner en prison, persuadée que ce serait de toute manière une épreuve inutile: si le tribunal la condamnait à une peine ferme, il l’assortirait certainement de l’expulsion. Alors, tant qu’à se retrouver chassée de Suisse, elle préférait partir sans subir la peine.

Mais comment savoir ce que feraient les juges, quelle serait l’attitude des jurés ? Pour avoir une chance de gagner le procès, il fallait, bien sûr, s’y présenter. Du coup, la priorité consistait à convaincre Maria-Luisa de ne pas partir avant. Son absence produirait un effet négatif dont souffrirait Martina. Il fallait aussi réfléchir : comment se présenter à l’audience (pour augmenter les chances d’une peine légère avec sursis) tout en évitant l’emprisonnement (dans le cas où le procureur, malgré tout, obtiendrait une peine ferme) ?

Là encore, ce fut Jean-Christophe qui fut chargé d’organiser la chose. La vérité exige de dire qu’il ne se fit pas prier. Il connaissait bien les bâtiments du tribunal, la disposition des locaux, la pratique des jugements. Il savait qu’en cas de condamnation ferme, les condamnées disposeraient de quel­ques minutes de relative solitude, après le prononcé du verdict, pour parler avec leurs avocats et leurs proches. Le lieu de cette brève réunion, à peine surveillée par un homme en civil, non armé, restant sur le pas de la porte, se situait à deux pas de la salle d’audience, dans une sorte de verrière rapportée construite au premier étage et dominant une cour à l’accès libre.

Jean-Christophe avait pris toutes les dispositions nécessaires. En cas de condamnation ferme, les filles n’auraient qu’à sauter par la fenêtre. Elles ne risquaient rien. Quelques minutes plus tard, elles seraient en sécurité.

Laissez un commentaire. Merci.