San Francisco. Traversé le Golden Gate Bridge pour apercevoir, depuis l’autre rive déserte, l’entassement de la ville, ses buildings, sa pyramide et, au premier plan, Alcatraz. Puis cap plein centre, là où les wattmen retournent à la main, sur un plateau mobile, la motrice du célèbre cable-car. Misère d’un grand magasin, soldes de rien pour clientèle de chômeurs patentés. Pauvreté poussiéreuse, presque agressive, des avenues en direction du Capitole. Clochards affalés sur une plaque de marbre ou le coin d’une fontaine. Stands en plein air pour la protection contre le Sida. Ne reste rien de l’arrogance et de la fierté des années passées. Les homosexuels rasent les murs. La maladie et la crise ont tout brisé.
Sans Francisco, c’est loin ? Tais-toi et nage … Tel était peut-être le dialogue des rares prisonniers à avoir réussi à s’échapper d’Alcatraz et nageant dans une des plus belles baies du monde, celle de San Francisco, en quête d’une liberté bien improbable.
Arrivée sans encombre sur Lombard, la rue des motels, pas loin du Fisherman’s Wharf. Pas envie ce soir d’y aller. Fatigue. Réveillé le proprio du Travel Lodge Bel Aire, je suis son dernier client. Puis ressorti dans les rues proches, le temps de manger une salade plus ou moins italienne avec un vrai demi-litre de vrai vin rouge (Burgundy) de Californie. Au retour dans la chambre, pas moyen d’appeler à l’extérieur, le téléphone n’a pas été branché. J’aurais eu tellement envie de parler à Rodica: je suis à deux pas du petit motel de planches vertes où nous étions descendus en mars. Nuit calme. Demain matin, il sera une heure de moins: c’est aujourd’hui que les Américains passent à l’heure d’automne. On ne parle pas d’hiver ici.
Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je trouve les parcs d’amusement, américains ou européens, lugubres. S’amuser à Disneyland ou à las Vegas, c’est à pleurer. Camps de concentration des loisirs, vacance de l’âme. C’est sans doute pour ça que j’aime revenir à San Francisco.
Quand je me trouve dans le cable-car, je me sens heureux comme un gosse à qui ses parents auraient offert un tour dans les chenillettes des montagnes russes. Bien sûr, le tramway nommé désir est un haut lieu du tourisme au même titre que la tour Eiffel mais les touristes y sont noyés, mangés par la vie. C’est que, lorsqu’on habite San Francisco, on ne peut pas s’en passer. Les collines de la ville sont trop raides, les parkings trop rares. Tout le monde prend le tramway à crémaillère et, dans ce pays où, généralement, chacun se réfugie dans le silence feutré de son automobile, on se côtoie, on se frotte, on se parle, et on vibre avec le wattmann noir qui se sert de la cloche du tram comme d’une batterie de jazz.
A Sans Francisco plus qu’ailleurs, la vie est d’autant plus drôle qu’elle est, à chaque instant, menacée de mort. Dernier avatar en date, le sida, qui a commencé par décimer la communauté gay, autrefois triomphante, avant de s’attaquer aux drogués, aux paumés et, finalement, à monsieur et madame tout le monde.
Des fatalités, San Francisco en a connu d’autres, à commencer par les tremblements de terre, cycliques, omniprésents, et dont la menace semble donner un peu plus de précarité, et donc de sel, à la vie. Le 18 avril 1906, à 5h13 du matin, ce fut la première secousse. Les corniches des immeubles se sont effondrées dans les rues, puis la terre s’est soulevée à plusieurs reprises, comme une vague immense un jour de tempête. Un millier de victimes et 250.000 sans-abri, réfugiés dans le parc du Golden Gate, celui-là même où allait naître, soixante ans plus tard, le mouvement hippie.
Dans le cable-car qui grimpe sans peine mais avec quel fracas jusqu’à surplomber le fort Mason, la baie et l’île d’Alcatraz, un homme s’est assis près de moi. Les trois quarts de siècle, sans doute, la tenue sobre d’un homme de dieu en civil. Malgré les bousculades, les arrêts brusques, les piétinements, il lit Le Monde, consciencieusement. Français, prêtre, il vit ici depuis des lustres. Lorsqu’il me quittera, deux stations avant le terminus, je ne connaitrai toujours pas son nom. Mais je n’ignorerai plus rien du tremblement de terre de 1906.
La mort, parlons-en. Elle était présente, lancinante, dans l’île d’Alcatraz, investie en 1969, la semaine du Thanksgiving Day, par une première manifestation indienne. De 1861 à 1963, Alcatraz avait surtout été, accrochée à son roc, la prison à vie des plus fameux criminels américains. Rares furent ceux qui tentèrent de s’échapper, et plus rares encore ceux qui y parvinrent.
Aujourd’hui, les condamnés à mort se trouvent au-delà du Golden Gate Bridge, dans un quartier spécial de la prison de St Quentin. Chacun se souvient des images télévisées, insoutenables, des exécutions matinales, des manifestants protestant en vain, dans la brume glaciale, contre la peine de mort, tandis qu’à l’intérieur, dans la blancheur irréelle d’une chambre comme déjà froide, un homme, un criminel certes, mais un homme, s’apprêtait à inhaler le gaz mortel.