Jouez un air triste !

 

Rendez-vous avec Georges Reinecke devant le musée de la Nouvelle-Orléans, au coeur du City Park. L’homme a 67 ans, replet, petite moustache et toujours cette même voix de fausset affecté, dans un français parfait. Nous signale un tableau sur verre de Gauguin. N’irons finalement pas le voir. Promenade vers et dans le jardin botanique. Georges parle. Passionnant. Explique l’insécurité amplifiée par la drogue, surtout le crack, et la misère. Premiers touchés, les Nègres, comme il dit. La ville elle-même s’est dépeuplée de ses Blancs, qui sont partis dans les environs tandis que les Noirs convergeaient vers le centre.

Aujourd’hui, ils sont près de 60%. Le maire est noir. Pour Georges, est noir quiconque a ne serait-ce qu’un soixante-quatrième de sang noir. Il dit avoir eu des amis noirs, dans son enfance, et être fier d’avoir été l’un des premiers professeurs d’une des premières universités dans laquelle étaient accueillis Blancs et Noirs, en nombre égal. C’était voilà près de quarante ans.

Quelques histoires égrenées par Georges:

Un Cajun dans le bois et ne fait que rarement son apparition au village. Il débarque un jour de 1940 et demande:

– Quoi de neuf depuis mon dernier passage ?

– En Europe, les Allemands ont attaqué les Français et les ont battus.

– C’est bien fait, ils n’avaient qu’à rester chez eux, ici.

***

Une femme cajun  s’en va enterrer son mari à Nouvelle-Orléans. Au retour, le soir même, elle doit s’abriter à Bayou Tèche, près de Pont Breaux, dans un café où se donne un bal. Elle est vêtue de noir mais un homme vient l’inviter à danser. Elle refuse et dit qu’elle vient d’enterrer son mari. L’homme insiste et, pour la persuader, lui explique qu’une danse est sans doute ce qui pourra le mieux chasser son chagrin.

– Je veux bien danser, mais alors demandez à l’orchestre de jouer un air triste.

***

La conversation se poursuit avec Georges, à bâtons rompus. Réflexions sur la situation de l’Amérique, qui s’est sentie obligée, après 1945, d’être le gendarme du monde. Ce qu’elle a investi dans l’armement, elle ne l’a pas investi dans l’industrie civile et, aujourd’hui, les deux géants économiques mondiaux sont les deux battus de la dernière guerre, l’Allemagne et le Japon.

A propos de l’invasion des voitures japonaises, Georges se souvient d’avoir acheté une Toyota en 1964, pour 1450 dollars alors que la plus petite américaine en aurait coûté 2400. A ce moment-là, il avait eu le sentiment de faire la charité à ces pauvres japonais.

Noirs insatisfaits de leur statut. Libres et égaux, certes, mais ils ont l’impression d’être encore l’objet de ségrégation raciale et professionnelle. C’est rarement vrai, dit Georges, et c’est même souvent le contraire puisque, à qualités égales, l’administration aurait plutôt tendance, selon lui, à engager un Noir. Mais les jeunes noirs ont plus rarement la chance de bénéficier d’un environnement familial dans lequel ils puissent s’épanouir. De plus, la fin de l’esclavage, autrefois, et surtout l’égalité des droits, voilà une quarantaine d’années, ont donné à de nombreux Noirs l’impression que, dès lors qu’ils étaient libres et égaux des Blancs, travailler ressemblerait à de l’esclavage.

De fait, selon mon observation personnelle, tous les emplois de petite condition sont tenus par des Noirs, qui sont par exemple les plongeurs des restaurants chinois…

Dans ce vieux Sud, le racisme a peut-être disparu mais les séparations sont restées. Georges me dit avoir eu, à l’université, une secrétaire métisse (et donc pour lui négresse) dont il savait qu’elle était la fille d’un homme dont un des ancêtres blancs, un arrière-arrière-cousin de Georges, avait eu des enfants avec une femme noire non mariée. Georges a fait comme s’il ne connaissait pas cette femme, pour ne pas la gêner. Et elle semblait ne pas le connaître. Un jour, pourtant, elle est venue lui annoncer la mort d’un cousin et lui a dit que la famille serait très heureuse s’il venait à l’enterrement. Elle l’avait donc reconnu dès le début mais, sans ce décès, elle ne se serait pas permis de s’adresser à ce cousin blanc alors qu’elle même avait du sang noir.

Georges pense qu’ils ne sont plus qu’une vingtaine comme lui, dans toute la Nouvelle-Orléans, à maîtriser ainsi l langue de Molière. Sauf à être professeur de français, ce qu’il n’est pas, on ne peut espérer trouver un travail si on ne parle que le français. Par facilité, les générations successives se sont contentées d’apprendre ce qui leur était directement utile, la langue anglaise. L’avènement de la télévision a fait le reste.

 

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