Je me demande parfois si le gros de la clientèle des voyages organisés n’est pas fait de gens qui veulent, avant tout, bénéficier du voyage sans éprouver son inévitable corollaire, la peur.
Vous me direz, ce n’est pas parce qu’on se déplace à quarante dans un autobus plutôt que tout seul dans une charrette d’occasion, que le danger est forcément absent. Le danger d’accord. Mais la peur ? Lorsqu’on voyage en groupe, on est rassuré par la présence des autres. L’attention est retenue, accaparée, par des faits secondaires, artificiels. Les pitreries du guide, le jeu de jass, en pleine jungle amazonienne, avec le contemporain d’Eclépens. Ou simplement le déhanchement allusif d’un paréo plus folklorique que nature. Bref, le voyageur groupie n’a pas le temps d’observer, au-delà de son itinéraire tout tracé, les innombrables événements qui, s’il pouvait les capter et s’il était seul pour les évaluer, les soupeser, les ressentir et les remâcher, finiraient par distiller en lui, à tort ou à raison, ce fiel insidieux qui, peu à peu, ankylose les muscles, glace la nuque et désarticule la pensée, la peur.
Pour moi, qui ai toujours préféré voyager seul, la peur fait partie du décor. Non que je la recherche, je ne suis pas masochiste. Ni que je m’expose insolemment au danger, je ne suis pas suicidaire. Mais, avec le recul, il me semble que les instants de peur, peut-être parce qu’ils obligent à déployer, à décupler la perception. Simplement parce qu’ils restent mieux gravés dans la mémoire, même s’ils sont limités dans le temps et l’espace. Qu’ils sont comme les radiographies instinctives d’un pays.
Bizarrement, j’aurais davantage envie de retourner dans un pays où j’ai éprouvé la peur que dans un autre où, à aucun moment, ce piment essentiel de la perception ne s’est ajouté au plat fade du tourisme. Bref, de même qu’un pays peut se résumer à un visage, à une odeur, à un bruissement, il me semble qu’il peut être tout entier circonscrit par une peur.