Pendant plus de quinze ans, de 1969 à 1985, les familles ne purent se parler (par gestes) que de part et d’autre d’une double clôture de treillis et de barbelés. Tout passage était interdit, dans un sens comme dans l’autre. Et pourtant, nous n’étions ni à Berlin, ni à la frontière des deux Corée, ni même entre Mexique et Etats-Unis. Non, cela se passait à l’extrême sud de l’Europe occidentale, entre l’Espagne de Franco et le territoire britannique de Gibraltar.
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Neptune sorti des eaux
L’oeil est gris porcelaine, indistinctement. La pupille comme le reste. Un gris soutenu, parcouru de moirures vertes ou brunes suivant que le regard se dirige vers l’eau ou vers la falaise. Les paupières, elles aussi, sont grises. Mais mates. Pas de cils. Du moins pas apparents. Ou peut-être sont-ils gris, eux aussi ? Du même gris que les yeux ?
Alcools
Les frères Masson se sont levés avant le jour. Un grand bol de café noir dans la cuisine aux murs sans âge, où s’entassent, sculptures modernes, les casseroles et reliefs de repas hâtivement pris. Puis l’aîné des deux vieux garçons s’est dirigé vers l’étable – la traite, ça n’attend pas – tandis que le puîné, tout de bleu grisaille, s’engouffrait dans la voiture qui, lui permettrait après un chemin de quelques lieues de rejoindre la « machine ».
iPhone Vs Blackberry
Bucarest, place Amzei. Restaurant Harbour. Ils sont là, côte-à-côte. Beaux. Presque appétissants. Je les observe de trois quarts arrière, dans ce café dont les baies sont largement ouvertes pour laisser passer un peu d’air et apaiser, timidement, la touffeur du dehors. Le tenancier a fait installer une batterie de brumisateurs qui envoient à intervalles réguliers des nuages perlés et rafraîchissants. On pourrait se croire en Bretagne.
Lopettes et Antilopes
Les élections sont chose trop sérieuses pour qu’on n’en rie pas. Tel était en substance le message de Ferdinand Lop, éternel candidat à tous les postes de la République. Contre le boire, le manger et les honneurs, il se déplaçait volontiers dans les coins les plus reculés de l’Hexagone. La preuve : il vint jusque chez nous.
Des sorciers au CICR
La gamine a seize ans et elle veut vivre. Deux infirmiers de la Croix-Rouge l’ont amenée, tout à l’heure, jusqu’à l’hôpital du camp. Appendicite classique, banale. Toutes les chances de s’en sortir, pour autant que l’opération ait lieu au plus vite. Mais la fille aperçoit l’attirail d’intervention, le lit, les tubes, les bouteilles. Elle s’enfuit entre les maisonnettes de tôle ondulée en criant qu’elle ne veut pas.
Guam, un jour définitivement perdu
Guam. Un nom qui évoque les combats aériens de la deuxième guerre mondiale, entre Américains et Japonais. On sait vaguement que ça existe, mais qui pourrait, sans hésitation, désigner d’une pointe de crayon l’endroit du globe où ça se situe ?
Soyons franc, moi, j’en aurai été bien incapable jusqu’au jour récent où, furetant du bout du doigt sur une mappemonde pour choisir mon itinéraire, je suis tombé, presque par hasard, sur Guam.
3000 km à l’est des Philippines, 5000 km au sud du Japon, une crotte de mouche sur la planisphère. J’avais prévu d’y passer un jour et demi, je n’y suis resté qu’une dizaine d’heures. Car j’avais compté sans le changement de jour.
Je pars donc d’Honolulu vers une heure du matin, lundi, et j’arrive à Guam six heures plus tard. Avec le décalage horaire et malgré un vol de sept heures, il n’est que cinq heures, le jour se lève. Petit détail qui a toute son importance, à Guam, il est cinq heures, certes, mais cinq heures mardi matin. J’ai perdu un jour, comme ça, sans m’en apercevoir, en franchissant le 180è degré de longitude, aux antipodes absolues de Londres par, rapport à l’axe de la terre. A l’inverse, si j’avais fait le tour du monde dans l’autre sens, j’aurais gagné un jour. Une histoire à perdre la breloque.
Ce petit coin du monde est vraiment le lieu rêvé pour les assassins de tout poil. Vous imaginez l’aubaine. Un crime est commis le dimanche à Guam. L’assassin a un alibi. Dimanche, monsieur le commissaire, j’étais à des milliers de kilomètres de là, chez ma vieille tante, à Honolulu.
J’imagine aussi la tête du comptable chargé de dépouiller mes notes de frais à la radio.
– Pouvez-vous m’expliquer pourquoi vous avez mangé quatre fois le le samedi et pourquoi vous rapportez deux factures d’hôtel pour la nuit du samedi au dimanche ?
Bref, en franchissant le 180è degré de longitude est, qui est aussi le 180è de longitude ouest, j’ai perdu une journée de ma vie. Et si je meurs à cinquante ans, je n’aurai jamais vécu que quarante-neuf ans et trois cents soixante-quatre jours, à moins que je me décide, d’ici là, à refaire le tour du monde dans l’autre sens.
Tout ça pour vous dire que je comptais bien découvrir Guam en un jour et demi et que, finalement, je n’y suis resté qu’un petit bout de matinée, juste le temps de louer une voiture branlante, de pousser jusqu’à une presqu’île où je me suis fait arrêter par la police militaire américaine car j’étais sur la chasse gardée de ces messieurs ; que je suis reparti une heure plus tard ; que l’île est si petite que j’ai pu en faire le tour dans le peu de temps qu’il me restait, qu’il fait à Guam une touffeur humide comme j’en ai rarement connues, au point que, quand bien même il n’avait pas plu, j’ai fait en tête à queue sur la route poisseuse et glissante ; que j’ai tout de même attrapé l’avion du mardi et que, quelques heures plus tard, j’atterrissais à Tokyo, où il neigeait.
Ce qui prouve qu’on peut faire mille choses en un jour, d’Honolulu à Tokyo en passant par Guam, lorsqu’on oublie l’étrange caractéristique de ce foutu 180è degré de longitude.
Cécilien Laperruque
Cécilien Laperruque. Un nom comme ça, c’est déjà tout un programme. Cécilien ? Rien de tel pour aspirer à la quiétude du temps. Laperruque ? Parmi les ancêtres de Cécilien, quel chauve honteux a-t-il, par le port d’un postiche, suscité ce surnom devenu patronyme ?
Cécilien Laperruque s’apprête à fleurir de quatre-vingts printemps, dont bon nombre partagés avec Rose, sa femme presque aveugle. Lui, Cécilien, voit bien, merci. C’est tant mieux pour lui et ses amis, car il passe le plus clair de son temps à traquer la truffe. Les chênaies de la région d’Albi en recèlent juste assez pour donner goût aux choses de la vie.
La truffe, perle noire des terrains pauvres, se cache sous une bonne épaisseur de terre et de caillasse, au milieu de grands ronds lunaires où rien d’autre ne pousse. Mais pas question de retourner le sol pour la dénicher. Ce chamboulement compromettrait les truffes en gestation. Pour cette année. Et pour les prochaines.
Il a donc fallu ruser. Quelques petits malins ont remarqué que d’étranges mouches tournaient au-dessus de la truffe mûre. Il suffit donc d’observer leur vol en spirale, et de creuser à l’aplomb. Mais il est souvent trop tard, la mouche étant attirée par la décomposition de la truffe plus que par les effluves gastronomiques.
Restent le cochon et le chien. Le cochon aime naturellement la truffe. Il a bon odorat mais n’apprécie pas les voyages et tire à hue et à dia quand on le traîne en laisse. Pis, il a tôt fait d’avaler sa précieuse trouvaille si on ne veille pas au grain.
Le chien, lui, n’aime pas la truffe. Mais il aime le sucre et les biscuits. Encore faut-il l’éduquer. C’est l’affaire de dresseurs spécialisés. Leur travail est long et coûteux. Pour un chercheur qui en fait profession, l’investissement est vite amorti mais, pour Cécilien l’amateur, ce fut un épuise-gousset. Tout ça pour pouvoir recevoir ses amis à table, autour d’une omelette pas tout à fait comme les autres. Car c’est ainsi – je voudrais dire ainsi seulement, n’en déplaise aux adeptes du foie gras) – que la truffe est bonne, coupée fraîche en fines lamelles jetées dans des oeufs battus auxquels la perle noire confère une saveur sans égal, à condition d’avoir laissé reposer le tout pendant quelques heures avant cuisson.
J’écris ces lignes sur la table maussade d’un «Coffee Shop» de Houston, Texas. Et j’en salive à distance. Ce qui va m’aider à faire passer l’inévitable et insupportable hamburger-café-au-lait.
Quelle heure est-il en ce moment en Suisse? A Houston, la nuit tombe avec la pluie sur un amas de gratte-ciel tout neufs et déjà lugubres. Ici, on vit pour gagner de l’argent puisque le seul moyen de subsister est d’en avoir. Et le seul moyen d’exister, d’en dépenser ostensiblement au regard des autres.
Qu’en penserait Cécilien Laperruque, lui qui n’a jamais un sou en poche et qui, pour conserver au temps sa valeur ancestrale, a mis une fois pour toutes sa pendule à l’heure solaire. Il a une heure de retard (deux en été) sur les gens de la ville, mais son cheval se lève avec les étoiles et lui, Cécilien, vit en harmonie avec le ciel.
Le Mexique, c’est le Pérou
La Marquesa, Mexique, dimanche matin. Quelques galops en lisière de forêt, les habitants du village amènent par groupes de cinq ou six les chevaux calmes qui, dans une heure, feront la joie des citadins en quête de nature. Silence et paix. La nuit a été froide, le givre s’accroche à l’herbe rase que le soleil ne parvient pas encore à lécher. La vieille Indienne dispose quelques branches entre les pierres noircies du foyer, gratte une allumette, recouvre la flamme d’une plaque de métal qui servira à confectionner les «tacos», ces petites galettes de maïs auxquelles les clients, selon leurs goûts, ajouteront de la saucisse, des champignons, du boudin ou des fleurs de courgettes. Sérénité de bon augure.
Près des chevaux, une grande voiture rouge, immatriculée dans la capitale, irrite l’œil. Qu’y a-t-il donc sous la bâche recouvrant la remorque? Réponse pétaradante: une moto trial, made in Mexico, hoquette de rage. Son cavalier s’enharnache savamment, protège-ceci, protège-cela, jambières, genouillères, bottes, casque. Le voici sur sa monture, les chevaux lui lancent en coin un regard craintif. Coups de gaz, meurtrissures de la boîte à vitesses, stridences suraiguës d’un moteur au régime dément dans sa cage d’aluminium. Le monstre bondit, cambré sur la roue arrière, et disparaît en un instant entre poussière et sapins. Superman et son engin vont dompter la montagne.
Superman est suisse et coiffeur de son métier. Au Mexique, il est le roi. A Vevey, sa maman distribue le café dans les bureaux de Nestlé et ses habitués la surnomment affectueusement Tante Marthe. Voilà un tiers de siècle qu’elle a enfanté Superman-Jean-Paul.
Long et inattendu, le chemin de Jean-Paul D. Enfance banale, apprentissage de peintre en lettres, un ou deux de ces «coups» qui vous mettent l’adolescence au ban de la société puis, tout naturellement, la révolte. Et le hasard qui fait de lui, très jeune, un conseiller communal veveysan… et communiste. Mais on ne refait pas le monde autour d’une table de mairie ou de bistrot, Jean-Paul a besoin de vivre et il a aux pieds plus de fourmis que de racines.
Bourlingue. Puerto Rico, Curaçao, Saint-Domingue, juste au moment où éclate la guerre civile. Les G.I.s américains débarquent pour soutenir Balaguer, Jean-Paul s’enfuit sur le dernier bateau, cap sur le Mexique, trois sous en poche. A Vevey, Tante Marthe continue de servir le café à ces messieurs.
Aujourd’hui, Jean-Paul est associé à un autre exilé volontaire, Marc, un Français. Ni l’un ni l’autre n’avaient jamais touché un peigne et, pourtant, ils possèdent et dirigent un salon de coiffure, 45 employés, au centre de Mexico. Ils comptent quelques clients et clientes de la jet set. Bref, ils sont riches et comblés.
Le conseiller communal communiste a fait peau neuve. Il rayonne. Il est le roi. Les femmes du monde se bousculent dans son salon ultramoderne. Jean-Paul leur donne du «chère amie» et, entre deux rouleaux et trois vagues, plante ses banderilles. Le roi s’amuse dans la semaine, comme il s’amuse le dimanche à La Marquesa.
Reviendra-t-il en Suisse? Redeviendra-t-il conseiller communal à Vevey?
– Conseiller communal, non. Mais président de la Confédération pourquoi pas ?
Le voyage des contemporains
Aéroport de Bangkok, 10 heures du soir.
Dans un peu plus d’une demi-heure, le charter hebdomadaire pour la Suisse décollera. Chaque semaine, il amène ici une fournée de touristes venus de Zurich, de l’Oberland bernois, des rives du lac Léman.
Le hasard a voulu que je me trouve dans l’avion qui, voilà sept jours, amenait en Thaïlande le groupe qui repart ce soir. Tous des Vaudois, la cinquantaine bien sonnée. Des contemporains, comme on dit. Hommes, uniquement. Dans l’avion, ça sentait le cigare refroidi, la naphtaline des costumes ressortis du fond de l’armoire pour l’occasion, et aussi la terre et l’écurie.
Trois heures après l’envol de Genève, ils s’étaient tous, ou presque, endormis, assommés par une journée de préparatifs, l’émotion du décollage et les rasades de vin qu’offre la compagnie à ses passagers. Les trognes étaient rouges, le souffle un peu rauque, mais la cravate tenait encore ferme à l’échancrure d’un col impeccable.
Ils furent réveillés par l’hôtesse apportant les petits déjeuners, on devait survoler l’Inde ou le Pakistan, leur sommeil avait donné le tour, ils ne pensaient plus au Gros de Vaud, ils vivaient dans l’attente des merveilles de la Thaïlande. J’ai discuté avec certains d’entre eux. Ils me racontaient déjà les temples bouddhistes, multicolores, gracieux, gais, comme s’ils y avaient passé une bonne partie de leur vie. D’autres fourbissaient leur petit instamatic, nettoyaient l’objectif d’un revers de cravate a presque affectueux. Bref, ils étaient prêts pour la découverte de l’ex-royaume du Siam. Leurs femmes, restées à la maison, pouvaient être tranquilles, ils partaient du bon pied, leurs intentions étaient pures, pas un musée, pas un monument ne leur échapperait. Une semaine, c’est peu, mais ils en tireraient le maximum.
Et les revoilà ce soir à l’aéroport, sept jours après leur arrivée en terre thaïlandaise. Sept jours ou plutôt sept nuits car ils n’ont pas du beaucoup voir le jour. Ils sont pâles, défaits. Il y a longtemps que leurs cravates ont rejoint un fond de poche de leur costume défraîchi, à moins qu’elles soient restées sur le dossier de chaise ou la tablette d’un lavabo, dans une alcôve inavouable. Ils ont tous, ou presque, d’énormes cernes sous les yeux, certains errent dans les échoppes du secteur hors taxe en attendant le départ, d’autres sont affalés de tout leur long sur les banquettes de moleskine. Le souffle est moins rauque qu’à l’aller, mais plus court. Pas d’alcool, mais une fatigue incommensurable.
Tout à l’heure, juste avant le contrôle des passeports, j’avais entrevu l’un d’entre eux recevoir les derniers baisers, les dernières caresses lascives, d’une gamine à longs cheveux noirs, à peine vêtue d’une sorte de pagne, et qui se hissait sur la pointe des pieds pour que sa bouche arrive à la hauteur du visage de notre bon gros Vaudois tout fripé, tandis que ses mains , elles, s’insinuaient entre la veste et la chemise moite, pour une dernière flatterie ou à la recherche d’un dernier billet.
Et je les imagine, ces fiers contemporains, le premier soir, après la visite du marché flottant, se disant les uns aux autres: – Allez, bonsoir, je vais me coucher, je sois crevé, à demain matin, on ira visiter les temples, et se retrouvant une heure plus tard, par le plus grand des hasards, à contempler les filles exposées, presque nues, derrière la vitre panoramique d’un immense salon de massage. Je les imagine, tentant de dire, en anglais, le numéro de celle sur qui ils ont jeté leur dévolu. Je les imagine entrant dans la petite cellule tout juste équipée d’un lit étroit et d’une large baignoire, se répétant encore, une dernière fois qu’ils ne sont venus là que pour se décontracter les muscles du dos, crispés par un si long voyage, puis succombant peu à peu aux caresses de la fille, se laissant savonner, frotter, par elles, les laissant lover leurs petits corps centre leur bedaine, se prenant à esquisser, eux aussi, un geste timide, n’en pouvant plus d’attendre que la main experte se rapproche de ce point si sensible que des lustres de morale, d’alcool, de conformisme, de mariage, leur avaient presque appris à oublier.
Je les imagine découvrant en un éclair ce plaisir qu’ils n’avaient jamais vraiment connu auparavant, je les imagine se rhabillant, et sortant de là en se jurant que ce n’était qu’une fois, pour connaître car on ne peut tout de même pas venir à Bangkok sans faire un saut dans un salon de massage. Je les imagine vaseux, le lendemain matin, visitant les temples mais, dès la nuit tombée, à nouveau tout guillerets à l’idée de retourner dans le salon de la veille, pour retrouver la même gamine, on est fidèle ou on ne l’est pas.
Et je les vois là, à l’aéroport, achetant en catastrophe quelques souvenirs de pacotille pour montrer, à leur retour chez eux, qu’ils ne sont pas passés, mais alors pas du tout, à côté des mille et une merveilles de Thaïlande.