Nuoc mam

 

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Je ne sais pas si vous avez jamais assaisonné un riz ou un plat asiatique avec du nuoc mam, cet extrait de poisson dont quelques gouttes suffisent pour empoissonner – sans empoisonner – toute une marmite.

Moi, le nuoc mam, j’adorais ça mais, depuis que j’ai passé dix minutes dans le petit port de Laem Singh, quelques maisons de pêcheurs et quelques barques au bord du golfe du Siam, je sais que je n’en utiliserai plus jamais.

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Rendez-nous le Creux-de-Genthod

Sur la rive nord du Petit Lac, entre Genève et Versoix, le Creux-de-Genthod est (était?) sans doute un des plus beaux lieux du rivage lémanique. Loin de la circulation, enchâssé dans une minuscule anse, piétons à l’abri du cagnard et navigateurs à celui de la bise. Avec la chaleur humaine en cadeau.
Enfant, j’y venais avec mon père. Après une émoustillante partie de pêche, nous y dégustions parfois d’excellents filets de perches, spécialité alors populaire et bon marché : n’avons-nous pas failli boycotter l’établissement lorsque leur prix est soudain passé de 4,50 à 5,50 francs ?

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Tu veux la paix, t’auras la guerre

 

Et voilà. La boucle est bouclée. J’ai mis la planète dans ma poche et mon mouchoir par-dessus. Il va fal­loir penser à autre chose. La récréation est terminée.

Pendant six mois, Gérard Crittin sau­tait dans un jet à l’heure où je tendais le pouce sur une route d’Irlande, il piaffait d’impa­tience face à des douaniers récalcitrants tandis que je me dorais au soleil d’Amérique centrale, il dansait jusqu’au matin dans une case africaine alors que je suivais un enterre­ment japonais, il vibrait de con­nivence avec des parias sovié­tiques à l’instant même où je crevais de peur dans un tra­quenard guatémaltèque. Et maintenant, nous voilà revenus au bercail, après six mois de bourlingue sur les terres du Docteur Folamour. Gérard lisse à nouveau sa moustache dans les estaminets de Sion et j’ai à nouveau, devant ma fenê­tre, les oiseaux de mon enfance. Comme si de rien n’avait été.

Et pourtant, elle tourne mal… Près de deux cent mille kilo­mètres, une bonne cinquan­taine de pays, des fuseaux horaires comme s’il en pleuvait n’ont pas réussi à me rassurer. Elle tourne, certes. Mais elle tourne mal, la terre. Partout, on emprisonne, on questionne, on expulse, on exile. Partout, le regard des gosses est d’abord une immense supplique, celui des adultes une profonde indif­férence, celui des vieux un cin­glant désaveu. La guerre est à la porte des familles, des usi­nes, des cultures, des pays des puits de pétrole. Elle est patiente, elle saura attendre. Car elle ne doute pas que son tour viendra.

Dans le port de San Fran­cisco, le dernier cap-hornier est à l’ancre. Rutilant, mais inutile. Il ne repartira pas. On n’a plus besoin de lui, n’était pour lui rendre une visite de courtoisie. Voilà moins d’un siècle, ce trois-mâts représen­tait l’un des espoirs de l’homme. Voyage, aventure, conquête de terres inconnues. Les candidats-émigrants, les fuyards, les forbans et les poè­tes prenaient place à bord, entre pont et cale (c’était affaire de bourse) pour un voyage qui allait durer des mois. Le passage de la ligne serait prétexte à des festivités presque rituelles, on ferait escale à Rio, à Montevideo, puis on plongerait dans les tempêtes australes en invoquant Neptune pour que le voyage ne se termine pas, coque démantelée, sur les récifs d’une des innombrables îles barrant la Terre de Feu, Et, si Neptune se montrait com­plaisant, il y aurait un jour, aubout du voyage, une nouvelle terre pour une nouvelle vie.

Aujourd’hui, la terre est une peau de chagrin. Il n’a pas fallu un siècle, pour que l’auto­mobile se rende indispensa­ble, pour que les auberges deviennent des motels, pour que les frontières délimitent le territoire des rues, que les jets crachent leurs hordes de touristes sans curiosité dans des villes désormais sans âme, pour que l’espoir fasse place au désir.

Chaque matin, le soleil essaie bien de recharger nos batteries. Il nous envoie, comme ça, sans rechigner, entre deux nuages, des milliers de kilowatts-heure très écolos, pour faire pousser les tomates, réchauffer les pauvres des bidonvilles et faire piailler les moineaux des platanes.

Mais qu’importent les petits oiseaux, le jardin d’autrefois et les frissons des pauvres. Pour macadamiser la planète, pour mettre en carte sa population, pour lui vendre ce dont elle n’a pas besoin, il fallait beaucoup plus d’énergie que n’en donne, chaque jour, le soleil. Alors, on a commencé à puiser dans les réserves, on roule sur la batte­rie, aucune chance qu’elle se recharge. Tant pis, marmon­nent les fabricants de gadgets, pourvu que je vende mon stock.

«Ils prennent leurs désirs pour nos fatalités», me disait l’autre jour Denis de Rouge­mont. Bien sûr. Mais reconnais­sons que nous ne nous faisons pas trop prier. Nous ne voulons plus renoncer au confort et nous ne saurions plus que faire de nos âmes, le samedi, si les supermarchés étaient rendus à la nature.

Nous allons crever. Que nous fassions la guerre ou pas, nous allons crever. La guerre pour mettre la main sur les puits de pétrole, c’est le sui­cide. Et pas de pétrole, c’est la mort lente d’un monde qui n’a su proposer à l’homme que des objets, et pas d’idées ni d’espérances.

Partout, on se prépare à la guerre. Sans illusion. Certains achètent quelques arpents dans les montagnes, avec l’es­poir de quitter les villes avant la grande déflagration, quitte à survivre comme des sauvages au bord d’un torrent d’altitude. D’autres abandonnent en famille les démocraties (et les facilités) de l’Europe et vont s’installer en Amérique du Sud ou dans des îlots du Pacifique. En cas de guerre atomique, ils espèrent n’être pas sur la tra­jectoire. D’autres encore se remettent à bichonner leur petit abri individuel, en retirent les vélos et les pots de confitu­res, qui en auraient rendu diffi­cile une utilisation immédiate.

Sur le petit écran, on conti­nue de relater les pantalonna­des des princes quinous gou­vernent. Les plages de l’été s’apprêtent à recevoir quel­ques millions de fesses. On est en été 39. Ou à l’aube de 1984. Mais qu’importe, puisque c’est l’été.

27 juin 1980

 

Le voyage des contemporains

 

Aéroport de Bangkok, 10 heures du soir.

Dans un peu plus d’une demi-heure, le charter hebdomadaire pour la Suisse décollera. Chaque semaine, il amène ici une fournée de touristes venus de Zurich, de l’Oberland bernois, des rives du lac Léman.

Le hasard a voulu que je me trouve dans l’avion qui, voilà sept jours, amenait en Thaïlande le groupe qui repart ce soir. Tous des Vaudois, la cinquantaine bien sonnée. Des contemporains, comme on dit. Hommes, uniquement. Dans l’avion, ça sentait le cigare refroidi, la naphtaline des costumes ressortis du fond de l’armoire pour l’occasion, et aussi la terre et l’écurie.

Trois heures après l’envol de Genève, ils s’étaient tous, ou presque, endormis, assommés par une journée de préparatifs, l’émotion du décollage et les rasades de vin qu’offre la compagnie à ses passagers. Les trognes étaient rouges, le souffle un peu rauque, mais la cravate tenait encore ferme à l’échancrure d’un col impeccable.

Ils furent réveillés par l’hôtesse apportant les petits déjeuners, on devait survoler l’Inde ou le Pakistan, leur sommeil avait donné le tour, ils ne pensaient plus au Gros de Vaud, ils vivaient dans l’attente des merveilles de la Thaïlande. J’ai discuté avec certains d’entre eux. Ils me racontaient déjà les temples bouddhistes, multicolores, gracieux, gais, comme s’ils y avaient passé une bonne partie de leur vie. D’autres fourbissaient leur petit instamatic, nettoyaient l’objectif d’un revers de cravate a presque affectueux. Bref, ils étaient prêts pour la découverte de l’ex-royaume du Siam. Leurs femmes, restées à la maison, pouvaient être tranquilles, ils partaient du bon pied, leurs intentions étaient pures, pas un musée, pas un monument ne leur échapperait. Une semaine, c’est peu, mais ils en tireraient le maximum.

Et les revoilà ce soir à l’aéroport, sept jours après leur arrivée en terre thaïlandaise. Sept jours ou plutôt sept nuits car ils n’ont pas du beaucoup voir le jour. Ils sont pâles, défaits. Il y a longtemps que leurs cravates ont rejoint un fond de poche de leur costume défraîchi, à moins qu’elles soient restées sur le dossier de chaise ou la tablette d’un lavabo, dans une alcôve inavouable. Ils ont tous, ou presque, d’énormes cernes sous les yeux, certains errent dans les échoppes du secteur hors taxe en attendant le départ, d’autres sont affalés de tout leur long sur les banquettes de moleskine. Le souffle est moins rauque qu’à l’aller, mais plus court. Pas d’alcool, mais une fatigue incommensurable.

Tout à l’heure, juste avant le contrôle des passeports, j’avais entrevu l’un d’entre eux recevoir les derniers baisers, les dernières caresses lascives, d’une gamine à longs cheveux noirs, à peine vêtue d’une sorte de pagne, et qui se hissait sur la pointe des pieds pour que sa bouche arrive à la hauteur du visage de notre bon gros Vaudois tout fripé, tandis que ses mains , elles, s’insinuaient entre la veste et la chemise moite, pour une dernière flatterie ou à la recherche d’un dernier billet.

Et je les imagine, ces fiers contemporains, le premier soir, après la visite du marché flottant, se disant les uns aux autres: – Allez, bonsoir, je vais me coucher, je sois crevé, à demain matin, on ira visiter les temples, et se retrouvant une heure plus tard, par le plus grand des hasards, à contempler les filles exposées, presque nues, derrière la vitre panoramique d’un immense salon de massage. Je les imagine, tentant de dire, en anglais, le numéro de celle sur qui ils ont jeté leur dévolu. Je les imagine entrant dans la petite cellule tout juste équipée d’un lit étroit et d’une large baignoire, se répétant encore, une dernière fois qu’ils ne sont venus là que pour se décontracter les muscles du dos, crispés par un si long voyage, puis succombant peu à peu aux caresses de la fille, se laissant savonner, frotter, par elles, les laissant lover leurs petits corps centre leur bedaine, se prenant à esquisser, eux aussi, un geste timide, n’en pouvant plus d’attendre que la main experte se rapproche de ce point si sensible que des lustres de morale, d’alcool, de conformisme, de mariage, leur avaient presque appris à oublier.

Je les imagine découvrant en un éclair ce plaisir qu’ils n’avaient jamais vraiment connu auparavant, je les imagine se rhabillant, et sortant de là en se jurant que ce n’était qu’une fois, pour connaître car on ne peut tout de même pas venir à Bangkok sans faire un saut dans un salon de massage. Je les imagine vaseux, le lendemain matin, visitant les temples mais, dès la nuit tombée, à nouveau tout guillerets à l’idée de retourner dans le salon de la veille, pour retrouver la même gamine, on est fidèle ou on ne l’est pas.

Et je les vois là, à l’aéroport, achetant en catastrophe quelques souvenirs de pacotille pour montrer, à leur retour chez eux, qu’ils ne sont pas passés, mais alors pas du tout, à côté des mille et une merveilles de Thaïlande.