Etrange impression, celle d’arrêter le temps, de le faire remonter. Ce matin, on apprenait la mort de Denis de Rougemont. Je me rappelle lui avoir remis mon premier bouquin, Gauchos, voila presque dix ans. Pour moi, ces dix années auront été celles de l’épanouissement, de la création, de la procréation. Pour lui, elles auront été celles du déclin. Ici s’arrête, bien sûr, la comparaison. Mais je ne peux m’empêcher de penser à lui maintenant. A lui qui nous fit l’amitié de se joindre au comité de rédaction de Ferney-Candide, à l’époque où je rêvais de refaire mon village et lui le monde. Qui peut il prétendre changer le monde? Hormis les dictateurs et le illuminés, hélas.
J’ai tout à coup une fringale d’écriture. Ce matin encore, je mettais sur papier, en catastrophe, quelque chose comme le deux-centième récit d’Effets Divers. A l’exception de quelques jours en juillet, lorsque je suis allé dans l’Ouest canadien, c’est quasiment la première fois depuis un an que je ne suis pas obligé de me mettre à ma machine. Et pourtant je m’y mets, mordieu. Je m’y mets. Comme un drogué. Ou comme un plongeur qui ne pourrait remonter à l’air libre que par paliers.
Tout-à-l’heure déjà, entre Genève et Madrid, j’ai tiré mon petit ordinateur de la mallette. C’était pour écrire à R. Il m’arrive de ne plus bien savoir si je lui écris parce que je l’aime ou si je l’aime parce que je peux lui écrire, parce qu’elle me lit, parce que je reçois d’elle des lettres, comme si la seule réalité était dans le verbe, comme s’il était capable de transmutation des sentiments, des passions, des quotidiennetés.
Nous allons décoller dans quelques instants. Et dans douze heures nous serons a Buenos Aires, J’ai voulu écrire sur l’Argentine avant d’y revenir. Parce qu’ensuite la mémoire et la réalité risquent bien de s’enchevêtrer. Parce que j’ai envie, à froid, de réfléchir sur les raisons qui m’ont fait aimer ce pays, cette civilisation. Certes, il faut faire la part du hasard, des corrélats, pour essayer de dénicher ce qui subsiste au fond.
Le hasard, c’est que Maximilien, lui aussi rencontré par hasard parce que j’habitais à Lausanne dans la même maison, que Maximilien m’ait proposé ce livre, qui allait être, pour moi, le premier. Je n’avais jusque là passé que deux fois deux jours à Buenos Aires, à l’aller et au retour de Santiago. Maximilien lui-même n’avait pas d’atomes particulièrement crochus avec l’Argentine. Simplement, après une première partie de carrière exclusivement consacrée au Sahara, il lui fallait un peu changer son fusil d’épaule. Ce fut l’Argentine avec un bouquin chez Silva.
Ainsi était née l’idée du livre et, quelques mois plus tard, je m’envolais pour Buenos Aires, avant de m’enfoncer dans le campo. Je ne parlais pratiquement pas un mot d’espagnol et je n’avais quasiment jamais posé mes fesses sur une selle. En sortit pourtant « Gauchos » et ce succès, même relatif, eut le don de me rassurer sur moi-même. En cela, l’Argentine représente aussi, pour moi, ce que représenterait un premier amour réussi.
Reste le fond. C’est vrai que j’aime l’Argentine, vrai que j’ai hâte de m’y replonger. Pourtant, j’ai à son endroit quelques griefs non négligeables. D’abord, ayant assez bien connu auparavant un pays comme le Chili, intellectuellement exigeant, j’ai été attristé par une certaine veulerie, une certaine propension a la facilité, particulièrement chez le porteno argentin. Je n’ai guère aimé non plus le racisme latent, celui qu’exprimait sous forme d’antisémitisme le comodoro Juan-Jose Guiraldes a propos de Jacobo Timerman, qui avait pourtant été son complice lors de la création de La Opinion. Racisme plus général, résumé par ce slogan repris par nombre d’Argentins: « Argentina, el unico pais blanco al sur de Canada » (l’Argentine, unique pays blanc au sud du Canada).
M’avait étonné aussi, lors de mon premier passage (ce devait être en 1971), ce goût latin pour les chefs mussoliniens. Peron avait précédemment mis le pays à mal en le berçant de mensonges populistes et le bon peuple attendait pourtant son retour comme on attendrait celui du messie.
M’avait choqué, enfin, un certain comportement, celui d’immigrants qui continuaient, à Buenos Aires, à se considérer comme des colons auxquels tout était permis, et qui n’hésitaient pas à donner en français des ordres au chauffeur de taxi, s’étonnant de plus que le pauvre ne comprenne pas l’adresse dès la première injonction. Ce cas est peut-être isolé (je l’ai vécu en compagnie d’un vieil homme dont j’ai oublié le nom et qui, finalement devenu correspondant de la radio suisse, avait choisi l’Argentine pour fuir la France et les désagréments qui, à la fin de la guerre. menaçaient les collaborateurs. Voilà, son nom me revient, il s’appelait Henri Janières.
Et puis il y eut le livre. Le livre qui, par son titre, devait m’emmener à la recherche du gaucho. Or, à peine arrivé à Buenos Aires, je m’entendis répondre que le gaucho existait plus, que je courais après une chimère. Mon projet ne suscita que mépris condescendant. Heureusement, j’avais entendu les mêmes sornettes à Alger lorsque j’y avais parlé du Sahara et des Touereg. Je savais donc que des citadins ne peuvent qu’ignorer ce qui se passe hors les murs de leur ville, hors les clôtures de leur tête.
Le gaucho existait. Et, une fois de plus grâce à Maximilien, je me suis retrouvé en des lieux (Salta, Palitue), où je n’eus pas à faire la preuve de mes bonnes intentions. Les portes s’ouvrirent vite et grand. Mais, outre l’aventure, la découverte et la démesure, ce qui m’avait fasciné, au point que je m’étais pris au jeu, c’est que cette Argentine blanche aurait pu être mon pays. Il aurait suffi qu’un mien arrière-grand-père eût été malheureux en affaires ou en amour pour qu’une branche entière de la famille se développât ici. C’est le cas de milliers de Basques, Ecossais, Scandinaves, Suisses, Auvergnats. Et le flot n’est pas tari, même si, pendant tout le temps des troubles para-peronistes et de la dictature qui a pris le relais, l’Argentine a provisoirement cessé de représenter un pôle d’attraction pour les Européens.
Oui, le gaucho que je m’efforçais d’être sur ce cheval rétif du Tropezon, cet homme qui, comme certains militaires, refusait d’assister en armes au festin des corrompus, cet homme qui éprouvait le goût de l’asado et du vin de Mendoza, cet homme qui avançait seul dans la plaine infinie, cet homme qui découvrait l’extraordinaire foisonnement de la littérature locale, cet homme – moi – aurait pu être argentin depuis trois ou quatre générations. Dès que j’eus pris un peu l’accent « bien criollo » du campo, personne ou presque n’imagina plus que je puisse ne pas être d’ici.
Et puis l’amitié. Amitié avec les Hiriart, même si j’avais peine à accepter les énormes différences sociales que coiffait leur situation de riches estancieros. Amitié avec tant d’autres, au devant desquels je repars.
Voila ce qui arrive quand on se laisse prendre par le temps. Je voulais absolument mettre au clair mes mythes argentins avant de toucher la terre ferme. Mais un avion bondé est ainsi fait qu’on n’y travaille pas toujours avec l’entrain nécessaire. Nous sommes samedi il va être l’heure du repas de la mi-journée. J’ai touché la terre argentine et je suis même, déjà installé dans la petite chambre accueillante que me réservent les Mackinlay au 1358 de la rue Libertad. Il est inutile que je fasse désormais semblant. Je suis au coeur de Buenos-Aires et ne puis que ranger mes souvenirs. Place au présent.
Madrid, Buenos-Aires, 6 et 7 décembre 1985,