La Marquesa, Mexique, dimanche matin. Quelques galops en lisière de forêt, les habitants du village amènent par groupes de cinq ou six les chevaux calmes qui, dans une heure, feront la joie des citadins en quête de nature. Silence et paix. La nuit a été froide, le givre s’accroche à l’herbe rase que le soleil ne parvient pas encore à lécher. La vieille Indienne dispose quelques branches entre les pierres noircies du foyer, gratte une allumette, recouvre la flamme d’une plaque de métal qui servira à confectionner les «tacos», ces petites galettes de maïs auxquelles les clients, selon leurs goûts, ajouteront de la saucisse, des champignons, du boudin ou des fleurs de courgettes. Sérénité de bon augure.
Près des chevaux, une grande voiture rouge, immatriculée dans la capitale, irrite l’œil. Qu’y a-t-il donc sous la bâche recouvrant la remorque? Réponse pétaradante: une moto trial, made in Mexico, hoquette de rage. Son cavalier s’enharnache savamment, protège-ceci, protège-cela, jambières, genouillères, bottes, casque. Le voici sur sa monture, les chevaux lui lancent en coin un regard craintif. Coups de gaz, meurtrissures de la boîte à vitesses, stridences suraiguës d’un moteur au régime dément dans sa cage d’aluminium. Le monstre bondit, cambré sur la roue arrière, et disparaît en un instant entre poussière et sapins. Superman et son engin vont dompter la montagne.
Superman est suisse et coiffeur de son métier. Au Mexique, il est le roi. A Vevey, sa maman distribue le café dans les bureaux de Nestlé et ses habitués la surnomment affectueusement Tante Marthe. Voilà un tiers de siècle qu’elle a enfanté Superman-Jean-Paul.
Long et inattendu, le chemin de Jean-Paul D. Enfance banale, apprentissage de peintre en lettres, un ou deux de ces «coups» qui vous mettent l’adolescence au ban de la société puis, tout naturellement, la révolte. Et le hasard qui fait de lui, très jeune, un conseiller communal veveysan… et communiste. Mais on ne refait pas le monde autour d’une table de mairie ou de bistrot, Jean-Paul a besoin de vivre et il a aux pieds plus de fourmis que de racines.
Bourlingue. Puerto Rico, Curaçao, Saint-Domingue, juste au moment où éclate la guerre civile. Les G.I.s américains débarquent pour soutenir Balaguer, Jean-Paul s’enfuit sur le dernier bateau, cap sur le Mexique, trois sous en poche. A Vevey, Tante Marthe continue de servir le café à ces messieurs.
Aujourd’hui, Jean-Paul est associé à un autre exilé volontaire, Marc, un Français. Ni l’un ni l’autre n’avaient jamais touché un peigne et, pourtant, ils possèdent et dirigent un salon de coiffure, 45 employés, au centre de Mexico. Ils comptent quelques clients et clientes de la jet set. Bref, ils sont riches et comblés.
Le conseiller communal communiste a fait peau neuve. Il rayonne. Il est le roi. Les femmes du monde se bousculent dans son salon ultramoderne. Jean-Paul leur donne du «chère amie» et, entre deux rouleaux et trois vagues, plante ses banderilles. Le roi s’amuse dans la semaine, comme il s’amuse le dimanche à La Marquesa.
Reviendra-t-il en Suisse? Redeviendra-t-il conseiller communal à Vevey?
– Conseiller communal, non. Mais président de la Confédération pourquoi pas ?