Josef Heeb à Carouge

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A l’époque, Carouge était encore un village sarde. C’est dire. Les antiquaires ne s’étaient pas encore mis en tête de bousculer les artisans et la bonne société genevoise ne passait toujours le pont que pour s’encanailler. Rue Saint-Joseph, on jouait à la boule-en-bois et à la carte-à-fleurs. Le soir, les tavernes s’apprêtaient à accueillir Mandrin et il n’était nul besoin de vingt ronds dans la fente pour que jaillisse la musique.

Un visage, déjà, régnait dans le triangle formé par le Café des Négociants, celui du Poids-Public et celui des Sports. Une gueule plutôt. Mélange de Vulcain et de Dieu le Père, avec dans le regard une étrange volonté, une incommensurable lassitude et l’étincelle des jours heureux. Le front dégarni, luisant, ambré, était nimbé de deux mouchets gris à faire hurler de jalousie un quelconque professeur Tournesol et la longue barbe, plus sel déjà que poivre, vous sautait aux yeux comme une image d’Épinal pour catéchisme édifiant. Josef Heeb !

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Neptune sorti des eaux

 

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L’oeil est gris porcelaine, indistinctement.   La pupille comme le reste. Un gris soutenu, parcouru de moirures vertes ou brunes suivant que le regard se dirige vers l’eau ou vers la falaise. Les paupières, elles aussi, sont grises. Mais mates. Pas de cils. Du moins pas apparents. Ou peut-être sont-ils gris, eux aussi ? Du même gris que les yeux ?

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Alcools

 

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Les frères Masson se sont levés avant le jour. Un grand bol de café noir dans la cuisine aux murs sans âge, où s’entassent, sculptures modernes, les casseroles et reliefs de repas hâtivement pris. Puis l’aîné des deux vieux garçons s’est dirigé vers l’étable –  la traite, ça n’attend pas – tandis que le puîné, tout de bleu grisaille, s’engouffrait dans la voiture qui, lui permettrait après un chemin de quelques lieues de rejoindre la « machine ».

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Zorba et Alexandre

Il a la gueule de Zorba le Grec. Le cheveu ébène mâtiné de quelques reflets de sel, les boucles en bataille. Une barbe d’une bonne semaine envahit le creux arrogant de ses joues. L’oeil est fin, en amande, à  peine ouvert mais la pupille est brillante, lumineuse même, et ressort d’autant plus que les cernes d’une nuit mal révolue mettent mieux en valeur le blanc provoquant qui les entoure. Le nez est droit, dur à  l’échancrure des paupières, plus souple au-dessus des narines ovales où guettent  quelques  poils incongrus.

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Cécilien Laperruque

 

Cécilien Laperruque. Un nom comme ça, c’est déjà tout un programme. Cécilien ? Rien de tel pour as­pirer à la quiétude du temps. Laperruque ? Parmi les an­cêtres de Cécilien, quel chauve honteux a-t-il, par le port d’un postiche, suscité ce surnom devenu patro­nyme ?

Cécilien Laperruque s’ap­prête à fleurir de quatre-vingts printemps, dont bon nombre partagés avec Rose, sa femme presque aveugle. Lui, Cécilien, voit bien, merci. C’est tant mieux pour lui et ses amis, car il passe le plus clair de son temps à traquer la truffe. Les chê­naies de la région d’Albi en recèlent juste assez pour donner goût aux choses de la vie.

La truffe, perle noire des terrains pauvres, se cache sous une bonne épaisseur de terre et de caillasse, au milieu de grands ronds lu­naires où rien d’autre ne pousse. Mais pas question de retourner le sol pour la dénicher. Ce chamboulement compromettrait les truffes en gestation. Pour cette année. Et pour les pro­chaines.

Il a donc fallu ruser. Quelques petits malins ont remarqué que d’étran­ges mouches tournaient au-dessus de la truffe mûre. Il suffit donc d’observer leur vol en spirale, et de creuser à l’aplomb. Mais il est sou­vent trop tard, la mouche étant attirée par la décom­position de la truffe plus que par les effluves gastro­nomiques.

Restent le cochon et le chien. Le cochon aime naturelle­ment la truffe. Il a bon odo­rat mais n’apprécie pas les voyages et tire à hue et à dia quand on le traîne en laisse. Pis, il a tôt fait d’avaler sa précieuse trouvaille si on ne veille pas au grain.

Le chien, lui, n’aime pas la truffe. Mais il aime le sucre et les biscuits. Encore faut-il l’éduquer. C’est l’affaire de dresseurs spé­cialisés. Leur travail est long et coûteux. Pour un chercheur qui en fait profession, l’investissement est vite amorti mais, pour Cécilien l’amateur, ce fut un épuise-gousset. Tout ça pour pouvoir recevoir ses amis à table, autour d’une omelette pas tout à fait comme les au­tres. Car c’est ainsi – je vou­drais dire ainsi seulement, n’en déplaise aux adeptes du foie gras) – que la truffe est bonne, coupée fraîche en fines lamelles jetées dans des oeufs battus auxquels la perle noire confère une saveur sans égal, à condition d’avoir laissé reposer le tout pendant quelques heures avant cuisson.

J’écris ces lignes sur la table maussade d’un «Coffee Shop» de Houston, Texas. Et j’en salive à distance. Ce qui va m’aider à faire passer l’inévitable et insupportable hamburger-café-au-lait.

Quelle heure est-il en ce moment en Suisse? A Houston, la nuit tombe avec la pluie sur un amas de gratte-ciel tout neufs et déjà lugubres. Ici, on vit pour gagner de l’argent puisque le seul moyen de subsister est d’en avoir. Et le seul moyen d’exister, d’en dépenser os­tensiblement au regard des autres.

Qu’en penserait Cécilien Laperruque, lui qui n’a ja­mais un sou en poche et qui, pour conserver au temps sa valeur ancestrale, a mis une fois pour toutes sa pendule à l’heure solaire. Il a une heure de retard (deux en été) sur les gens de la ville, mais son cheval se lève avec les étoiles et lui, Céci­lien, vit en harmonie avec le ciel.

 

Le Mexique, c’est le Pérou

 

La Marquesa, Mexi­que, dimanche matin. Quelques galops en li­sière de forêt, les habitants du village amènent par groupes de cinq ou six les chevaux calmes qui, dans une heure, feront la joie des citadins en quête de na­ture. Silence et paix. La nuit a été froide, le givre s’ac­croche à l’herbe rase que le soleil ne parvient pas en­core à lécher. La vieille Indienne dispose quelques branches entre les pierres noircies du foyer, gratte une allumette, recouvre la flamme d’une plaque de métal qui servira à confec­tionner les «tacos», ces pe­tites galettes de maïs auxquelles les clients, selon leurs goûts, ajouteront de la saucisse, des champignons, du boudin ou des fleurs de courgettes. Sérénité de bon augure.

Près des chevaux, une grande voiture rouge, immatriculée dans la capitale, irrite l’œil. Qu’y a-t-il donc sous la bâche recouvrant la re­morque? Réponse pétara­dante: une moto trial, made in Mexico, hoquette de rage. Son cavalier s’enhar­nache savamment, protè­ge-ceci, protège-cela, jam­bières, genouillères, bottes, casque. Le voici sur sa mon­ture, les chevaux lui lancent en coin un regard craintif. Coups de gaz, meurtrissures de la boîte à vitesses, stri­dences suraiguës d’un moteur au régime dément dans sa cage d’aluminium. Le monstre bondit, cambré sur la roue arrière, et disparaît en un instant entre poussière et sapins. Superman et son engin vont dompter la montagne.

Superman est suisse et coiffeur de son métier. Au Mexique, il est le roi. A Vevey, sa maman distribue le café dans les bureaux de Nestlé et ses habitués la surnom­ment affectueusement Tan­te Marthe. Voilà un tiers de siècle qu’elle a enfanté Su­perman-Jean-Paul.

Long et inattendu, le che­min de Jean-Paul D. Enfance banale, apprentis­sage de peintre en lettres, un ou deux de ces «coups» qui vous mettent l’adoles­cence au ban de la société puis, tout naturellement, la révolte. Et le hasard qui fait de lui, très jeune, un conseiller communal vevey­san… et communiste. Mais on ne refait pas le monde au­tour d’une table de mairie ou de bistrot, Jean-Paul a besoin de vivre et il a aux pieds plus de four­mis que de racines.

Bourlingue. Puerto Rico, Curaçao, Saint-Domingue, juste au moment où éclate la guerre civile. Les G.I.s américains débarquent pour soutenir Balaguer, Jean-Paul s’enfuit sur le der­nier bateau, cap sur le Mexique, trois sous en po­che. A Vevey, Tante Marthe continue de servir le café à ces messieurs.

Aujourd’hui, Jean-Paul est associé à un autre exilé volontaire, Marc, un Fran­çais. Ni l’un ni l’autre n’avaient jamais touché un peigne et, pourtant, ils pos­sèdent et dirigent un salon de coiffure, 45 employés, au centre de Mexico. Ils comptent quelques clients et clientes de la jet set. Bref, ils sont riches et comblés.

Le conseiller communal communiste  a fait peau neuve. Il rayonne. Il est le roi. Les femmes du monde se bousculent dans son salon ultramoderne. Jean-Paul leur donne du «chère amie» et, entre deux rouleaux et trois vagues, plante ses banderilles. Le roi s’amuse dans la semaine, comme il s’amuse le dimanche à La Marquesa.

Reviendra-t-il en Suisse? Redeviendra-t-il conseiller communal à Vevey?

– Conseiller communal, non. Mais président de la Confédération pourquoi pas ?

 

Mariage à la mode khmer

 

Tang et Maï vont s’installer sur deux chaises bancales, au centre du cercle, la foule s’asseoit en tailleur, ou reste debout, et celui qui est un peu le chef du village, un instituteur sec et maigre, cinquante ans, cheveux en brosse, entame une longue et gracieuse danse, virevolte autour des mariés. On lui a passé une écuelle et des ciseaux, il coupe, en douceur une mèche de Maï, qui tombe dans l’écuelle.

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Néva

 

Mihail Mihailovich n’existe pas. Il a été rayé du registre des vivants mais Big Brother a dû oublier de le coucher dans celui des ombres. A moins que la machine ne parvienne pas à imprimer au rythme soutenu des allers simples pour la Sibérie. Bref, il est ici, et personne n’en sait rien. Même Mihail Mihailovich n’est pas certain que ce ne soit pas un rêve. Et Tatiana, sa compagne, ne croit pas que ce puisse être autre chose qu’un sursis.

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Jean Coquet

L’oeil est vert. Délavé. Le sourcil en broussaille guette au-dessus du regard comme le phare sur la falaise. Les joues, teintées de sombre par une barbe d’un ou deux jours, ont la consistance du cuir et du parchemin tout à la fois. Le vent doit pouvoir venir s’y écraser sans qu’aucun muscle ne cille. Le nez, légèrement busqué, affiche quelques rougeurs noirâtres, reliquats de mauvais coups de soleil, de méchantes tempêtes ou d ‘escales avinées dans quelque port de seconde zone.

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