Cécilien Laperruque

 

Cécilien Laperruque. Un nom comme ça, c’est déjà tout un programme. Cécilien ? Rien de tel pour as­pirer à la quiétude du temps. Laperruque ? Parmi les an­cêtres de Cécilien, quel chauve honteux a-t-il, par le port d’un postiche, suscité ce surnom devenu patro­nyme ?

Cécilien Laperruque s’ap­prête à fleurir de quatre-vingts printemps, dont bon nombre partagés avec Rose, sa femme presque aveugle. Lui, Cécilien, voit bien, merci. C’est tant mieux pour lui et ses amis, car il passe le plus clair de son temps à traquer la truffe. Les chê­naies de la région d’Albi en recèlent juste assez pour donner goût aux choses de la vie.

La truffe, perle noire des terrains pauvres, se cache sous une bonne épaisseur de terre et de caillasse, au milieu de grands ronds lu­naires où rien d’autre ne pousse. Mais pas question de retourner le sol pour la dénicher. Ce chamboulement compromettrait les truffes en gestation. Pour cette année. Et pour les pro­chaines.

Il a donc fallu ruser. Quelques petits malins ont remarqué que d’étran­ges mouches tournaient au-dessus de la truffe mûre. Il suffit donc d’observer leur vol en spirale, et de creuser à l’aplomb. Mais il est sou­vent trop tard, la mouche étant attirée par la décom­position de la truffe plus que par les effluves gastro­nomiques.

Restent le cochon et le chien. Le cochon aime naturelle­ment la truffe. Il a bon odo­rat mais n’apprécie pas les voyages et tire à hue et à dia quand on le traîne en laisse. Pis, il a tôt fait d’avaler sa précieuse trouvaille si on ne veille pas au grain.

Le chien, lui, n’aime pas la truffe. Mais il aime le sucre et les biscuits. Encore faut-il l’éduquer. C’est l’affaire de dresseurs spé­cialisés. Leur travail est long et coûteux. Pour un chercheur qui en fait profession, l’investissement est vite amorti mais, pour Cécilien l’amateur, ce fut un épuise-gousset. Tout ça pour pouvoir recevoir ses amis à table, autour d’une omelette pas tout à fait comme les au­tres. Car c’est ainsi – je vou­drais dire ainsi seulement, n’en déplaise aux adeptes du foie gras) – que la truffe est bonne, coupée fraîche en fines lamelles jetées dans des oeufs battus auxquels la perle noire confère une saveur sans égal, à condition d’avoir laissé reposer le tout pendant quelques heures avant cuisson.

J’écris ces lignes sur la table maussade d’un «Coffee Shop» de Houston, Texas. Et j’en salive à distance. Ce qui va m’aider à faire passer l’inévitable et insupportable hamburger-café-au-lait.

Quelle heure est-il en ce moment en Suisse? A Houston, la nuit tombe avec la pluie sur un amas de gratte-ciel tout neufs et déjà lugubres. Ici, on vit pour gagner de l’argent puisque le seul moyen de subsister est d’en avoir. Et le seul moyen d’exister, d’en dépenser os­tensiblement au regard des autres.

Qu’en penserait Cécilien Laperruque, lui qui n’a ja­mais un sou en poche et qui, pour conserver au temps sa valeur ancestrale, a mis une fois pour toutes sa pendule à l’heure solaire. Il a une heure de retard (deux en été) sur les gens de la ville, mais son cheval se lève avec les étoiles et lui, Céci­lien, vit en harmonie avec le ciel.

 

Le Mexique, c’est le Pérou

 

La Marquesa, Mexi­que, dimanche matin. Quelques galops en li­sière de forêt, les habitants du village amènent par groupes de cinq ou six les chevaux calmes qui, dans une heure, feront la joie des citadins en quête de na­ture. Silence et paix. La nuit a été froide, le givre s’ac­croche à l’herbe rase que le soleil ne parvient pas en­core à lécher. La vieille Indienne dispose quelques branches entre les pierres noircies du foyer, gratte une allumette, recouvre la flamme d’une plaque de métal qui servira à confec­tionner les «tacos», ces pe­tites galettes de maïs auxquelles les clients, selon leurs goûts, ajouteront de la saucisse, des champignons, du boudin ou des fleurs de courgettes. Sérénité de bon augure.

Près des chevaux, une grande voiture rouge, immatriculée dans la capitale, irrite l’œil. Qu’y a-t-il donc sous la bâche recouvrant la re­morque? Réponse pétara­dante: une moto trial, made in Mexico, hoquette de rage. Son cavalier s’enhar­nache savamment, protè­ge-ceci, protège-cela, jam­bières, genouillères, bottes, casque. Le voici sur sa mon­ture, les chevaux lui lancent en coin un regard craintif. Coups de gaz, meurtrissures de la boîte à vitesses, stri­dences suraiguës d’un moteur au régime dément dans sa cage d’aluminium. Le monstre bondit, cambré sur la roue arrière, et disparaît en un instant entre poussière et sapins. Superman et son engin vont dompter la montagne.

Superman est suisse et coiffeur de son métier. Au Mexique, il est le roi. A Vevey, sa maman distribue le café dans les bureaux de Nestlé et ses habitués la surnom­ment affectueusement Tan­te Marthe. Voilà un tiers de siècle qu’elle a enfanté Su­perman-Jean-Paul.

Long et inattendu, le che­min de Jean-Paul D. Enfance banale, apprentis­sage de peintre en lettres, un ou deux de ces «coups» qui vous mettent l’adoles­cence au ban de la société puis, tout naturellement, la révolte. Et le hasard qui fait de lui, très jeune, un conseiller communal vevey­san… et communiste. Mais on ne refait pas le monde au­tour d’une table de mairie ou de bistrot, Jean-Paul a besoin de vivre et il a aux pieds plus de four­mis que de racines.

Bourlingue. Puerto Rico, Curaçao, Saint-Domingue, juste au moment où éclate la guerre civile. Les G.I.s américains débarquent pour soutenir Balaguer, Jean-Paul s’enfuit sur le der­nier bateau, cap sur le Mexique, trois sous en po­che. A Vevey, Tante Marthe continue de servir le café à ces messieurs.

Aujourd’hui, Jean-Paul est associé à un autre exilé volontaire, Marc, un Fran­çais. Ni l’un ni l’autre n’avaient jamais touché un peigne et, pourtant, ils pos­sèdent et dirigent un salon de coiffure, 45 employés, au centre de Mexico. Ils comptent quelques clients et clientes de la jet set. Bref, ils sont riches et comblés.

Le conseiller communal communiste  a fait peau neuve. Il rayonne. Il est le roi. Les femmes du monde se bousculent dans son salon ultramoderne. Jean-Paul leur donne du «chère amie» et, entre deux rouleaux et trois vagues, plante ses banderilles. Le roi s’amuse dans la semaine, comme il s’amuse le dimanche à La Marquesa.

Reviendra-t-il en Suisse? Redeviendra-t-il conseiller communal à Vevey?

– Conseiller communal, non. Mais président de la Confédération pourquoi pas ?

 

Avez-vous pensé à ramoner la planète ?

 

Le premier à saluer mon retour fut le ramo­neur. Jean Petitjean pour les intimes. Non qu’il me voue un culte particulier, mais parce qu’à son avis il était grand temps de décrasser la che­minée. Ces retrouvailles étaient de bon augure. Un porte-bonheur à domicile. Je lui ai dit que je l’appellerais dès que j’aurais un moment. Un mois plus tard, je ne lui ai toujours pas fait signe. La che­minée s’engorge. Et je re­prends l’avion dans moins d’une heure.

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Vive la peur !

Je me demande parfois si le gros de la clien­tèle des voyages organisés n’est pas fait de gens qui veulent, avant tout, bénéficier du voyage sans éprouver son inévitable corol­laire, la peur.

Vous me direz, ce n’est pas parce qu’on se déplace à quarante dans un autobus plutôt que tout seul dans une charrette d’occasion, que le danger est forcément absent. Le danger d’accord. Mais la peur ? Lorsqu’on voyage en groupe, on est rassuré par la présence des autres. L’attention est retenue, accaparée, par des faits secondaires, artificiels. Les pitreries du guide, le jeu de jass, en pleine jungle amazonienne, avec le contempo­rain d’Eclépens. Ou simplement le déhanchement allusif d’un paréo plus folklorique que nature. Bref, le voyageur groupie n’a pas le temps d’observer, au-delà de son itinéraire tout tracé, les innombrables événements qui, s’il pouvait les capter et s’il était seul pour les évaluer, les soupeser, les ressentir et les remâcher, finiraient par distiller en lui, à tort ou à raison, ce fiel insidieux qui, peu à peu, ankylose les muscles, glace la nuque et désarticule la pensée, la peur.

Pour moi, qui ai toujours préféré voyager seul, la peur fait partie du décor. Non que je la recherche, je ne suis pas masochiste. Ni que je m’expose insolemment au danger, je ne suis pas suicidaire. Mais, avec le recul, il me semble que les instants de peur, peut-être parce qu’ils obligent à déployer, à décupler la perception. Simplement parce qu’ils restent mieux gravés dans la mémoire, même s’ils sont limités dans le temps et l’espace. Qu’ils sont comme les radiographies instinctives d’un pays.

Bizarrement, j’aurais davantage envie de retourner dans un pays où j’ai éprouvé la peur que dans un autre où, à aucun moment, ce piment essentiel de la perception ne s’est ajouté au plat fade du tourisme. Bref, de même qu’un pays peut se résumer à un visage, à une odeur, à un bruissement, il me semble qu’il peut être tout entier circonscrit par une peur.

Vaudou et franc-maçon

 

Il est des cérémonies grandioses, qui racolent le chaland des kilomètres à la ronde. Et il y a les autres, celles où le curieux n’est pas invité, d’où le touriste est banni. Souvenance fait partie de la deuxième catégorie.

Même le houngan qui m’avait initié au feu et aux trempés craignait de s’y rendre et plus encore de m’y amener. Il avait entendu parler de cette réunion secrète, tenue chaque année aux alentours de Pâques. Mais lui qui, pourtant, maniait l’occulte et l’interdit avec des doigts de sorcier, avait peur. C’est que les sans-poils de Souvenance constituaient en quelque sorte une société secrète à l’intérieur même de la société secrète qu’est le Vaudou.

Dans les dernières années du XVIIIè siècle et les deux premières du XIXè, alors que les soldats marrons de Toussaint Louverture me­naient contre le colons blanc la guérilla qui allait donner naissance en Haïti à la première république noire du monde, même entre frères d’ébène le lien de race ne constituait pas une garantie suffisante aux yeux des conspirateurs. Ayant tissé avec le maître blanc des liens de sujétion, de confiance et parfois même d’amitié, certains esclaves noirs risquaient de dévoiler les informations qui leur étaient transmises à l’occasion des cérémonies vaudou, interdites mais très fréquentes. Il fallait donc créer un cercle plus restreint, plus fermé, aux règles plus strictes, au cérémonial plus exigeant…

Dans les mornes, les collines de l’arrière-pays, là où s’étaient embus­qués les soldats marrons,  déserteurs noirs de la cause, de surpre­nants transfuges avaient fait leur apparition. Deux ou trois, pas plus, mais qui connaissaient toutes les ruses, toutes les stratégies des maîtres à la peau de nacre puisque eux aussi étaient blancs. Des acteurs de la Révolution française de 1789 venus apporter aux peuples opprimés du nouveau-monde leur savoir-faire d’agitateurs mondains et francs-maçons.

Pour l’occasion, le culte vaudou fut donc investi, phagocyté par le secret maçonnique, le temps d’une révolte à la vie à la mort. Il fallut des clés maçonniques pour ouvrir la caye-mystère, la maison magique du vaudou.  Le centre de la révolte et du secret se nommait Souvenance.

C’est là que Max Beauvoir, hou­ngan du vaudou mais étranger aux rites maçonniques, m’emmenait à contre coeur, regrettant de m’avoir mis au parfum de ces retrou­vailles annuelles et sulfureuses, craignant même pour nos vies. Il n’avait sans doute pas tout à fait tort.

Voiture laissée à la garde d’un vieux sage, au bord de la route jaunasse. Puis lente pénétration dans les taillis desséchés, entre les aiguilles du sisal et les frémissements de la canne à sucre. Un kilomètre. Deux peut-être. Puis, au détour du chemin, large échan­crure sur une vaste place de terre battue, ceinturée de quelques cases, d’une espèce d’abri de brique rouge et de trois groupes de grands arbres vert-de-gris, au tronc massif et aux branches noueuses.

C’est de l’ombre d’un de ces bosquets que parviennent des roulements de cataclysme et des voix d’outre-tombe. Nous ne saurons que plus tard à quelles dévotions sanglantes correspondent ces échos. Pour l’heure, averti on ne sait comment puisque nous ne nous sommes pas encore avancés à découvert, un homme s’est détaché du groupe et vient lentement vers nous en claudiquant. Il fait grand soleil et pourtant aucune ombre ne l’escorte. Pas de miracle à cela. On est sous les tropiques et c’est l’heure du zénith.

– Je vous attendais.

Son français est irréprochable. Mais comment est-il donc au courant de notre venue ? Nous ne nous en sommes ouverts à personne.

– Vous êtes houngan, dit-il à l’adresse de Max. Alors, installez-vous dans la caye-mystère, c’est exigu mais vous y serez tranquilles.

La caye-mystère, c’est le lieu où le houngan initie les fidèles, manipule les bouteilles sacrées, appelle les esprits, désenvoûte les zombies et dialogue avec les morts partis au-delà des eaux. C’est dans sa propre caye-mystère que Max Beauvoir a accompagné ma propre initiation. La caye-mystère, c’est le saint de saints. Notre demeure désormais.

– Et n’ayez aucune crainte pour vos effets personnels. Personne n’oserait entrer là sans mon autorisation. Mettez-vous à l’aise, je reviendrai vous chercher.

Le vieil homme semble n’avoir prêté aucune attention au fait que je sois blanc. Et pourtant, nous sommes ici dans les lieux mêmes de la première révolte des esclaves noirs. Le fait que je sois ac­compagné par un houngan haïtien semble effacer toutes les barrières. Max semble rassuré par l’accueil qui nous est réservé. La suite se chargera de le détromper.

Une dernière fois, il vérifie les rudiments de ma trop fraîche initiation puis nous franchissons le seuil de bambou et quittons l’ombre complice de la caye-mystères pour l’esplanade poussiéreuse, écrasée de soleil Le chef est là, appuyé sur une fascine. Pas un mot. Nous avançons vers le groupe. Des silhouettes se détachent, les sons se font plus précis. Notre cicérone fend la foule à la césure entre hommes hirsutes aux yeux effarés et femmes hounsis tout de blanc vêtues. De blanc et de sang.

Séché, le rouge du sang vire lentement au noir. Les sacrifices se succèdent, nuit et jour, depuis une centaine d’heures et seules quelques moirures plus claires rappellent que les plus récents sacrifices ont dû avoir lieu voilà peu. Depuis quatre jours, personne n’a dormi. Personne n’a même sommeil. Le rhum aigre où ont trempé les feuilles choisies par le sorcier fait tout son effet mais les regards sont fixes, les tempes gonflées, et seul le rythme des tambours sait relancer ces inquiétants automates humains.

Au tronc de l’arbre dans les branches duquel nichent les loas Agoué ou Damballah, esprits du vaudou, un boeuf noir est attaché par une corde sommaire. Un homme se détache du groupe et, un long coupe-coupe prolongeant son bras ensanglanté, se met à fouailler dans la gorge de l’animal. Le sang gicle au rythme des pulsions, l’homme a remis le couteau à son voisin et, les deux mains en conque, recueille les premiers jets dont il s’oint le visage.

C’est alors au tour des hounsis, venues en dansant piétiner le flot rouge qui, déjà, imbibe la terre. D’autres entrent en transes, crient vers le ciel puis courent se jeter dans une mare glauque réservée au bain de purification. Un grand escogriffe noir vient nous offrir à boire, nous ne saurions refuser. Le liquide visqueux, porteur de mauvaises visions et de grands voyages, coule dans nos gorges tendues. Encore quelques instants et nous serons aussi fous que les autres, aussi sanguinaires, secoués par les mêmes syncopes, respectueux des mêmes esprits.

Deux jours et deux nuits nous tutoierons les divinités. Quelle jubilation, quelle démesure, quel privilège que d’avoir pu ainsi, l’espace de si longues heures, jouer à cache-cache avec les esprits secrets d’une société invisible, enfouie sous les arbres et les siècles, au nez et à la barbe du vaudou lui-même. En compagnie des sans-poils hagards, jadis convoyés comme bois d’ébène du Dahomey en Haïti, et initiés aux rituels secrets de la maçonnerie par quelques illuminés blancs, prosélytes universels de la Révolution française.

 

Nil

Kheops, Kephren, Mykerinos. Le Nil n’en aperçoit que les sommets. Le reste lui est caché par la butte et c’est tant mieux. Lui sont ainsi épargnés les marchands du temple, les explorateurs patentés posant pour la photo sur la croupe d’un bourricot même pas payé à la passe, et les night-clubs où s’immergent à point d’heure les blousons dorés de la bonne société cairote.

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Belles peurs

 

La peur est une impression parfaitement subjective. Ce qui fait peur aux uns ne fait pas peur aux autres, et vice-versa. Il entre dans cette idée qu’on se fait de la peur des éléments qui proviennent de l’éducation qu’on a reçue, d’autres qu’on a forgés par sa propre expérience, d’autres encore qui tiennent à l’importance plus ou moins grande que chacun de nous accorde aux conséquences qu’entraîne le danger. Pour certains, ce qui fait le plus peur, c’est bien évidem­ment la mort, pour d’autres la douleur, pour d’autres la privation de liberté.

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Jean Coquet

L’oeil est vert. Délavé. Le sourcil en broussaille guette au-dessus du regard comme le phare sur la falaise. Les joues, teintées de sombre par une barbe d’un ou deux jours, ont la consistance du cuir et du parchemin tout à la fois. Le vent doit pouvoir venir s’y écraser sans qu’aucun muscle ne cille. Le nez, légèrement busqué, affiche quelques rougeurs noirâtres, reliquats de mauvais coups de soleil, de méchantes tempêtes ou d ‘escales avinées dans quelque port de seconde zone.

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