Salt Lake

 

Arrivé un peu avant huit heures à Salt Lake en provenance de San Francisco. Deux contacts possibles ici: Marco Schlenz, le fils du coiffeur suisse d’Atlanta, qui est cuisinier; et Rick N., un Américain qui a vécu en France et qui, après une douzaines d’années passées aux USA à courir les foires dans lesquelles il promenait un tire-pipes, s’est installé à Salt Lake parce que sa soeur, mormone, y était venue avant lui. Il est devenu pianiste et tient à la radio une émission de musique classique, y compris contemporaine, qui lui vaut quelques inimitiés.

Marco, solide gaillard de 36 ans, arrive vers 21 heures, avec sa copine Julie, et nous allons boire de la bière en grignotant une pizza, dans une brasserie aux murs de brique, le Squatters. Marco m’a réservé une chambre dans l’hôtel historique de Salt Lake, le Peery. Il me croit sans doute riche: 80 dollars. Après avoir été le chef de cuisine qui a ouvert ici les plus grands hôtels, servant jusqu’à 800 couverts par jour, il vient d’ouvrir un petit restaurant western, le Bubba’s BBQ. Américain ou suisse, Marco? Difficile de le dire. Son schwytzerdütsch est émouvant, mais il vit à l’américaine, tenant aussi de sa mère américaine. Le personnage est ouvert, athlétique, et n’aime que trois choses: son boulot, l’argent et le ski, plus sa copine Julie, avec laquelle il se propose d’aller à Lugano en juin.

Au matin, tour de la cité mormone. On y étouffe beaucoup moins que voilà 15 ou 20 ans, lors de mon dernier passage. On y fume, on y boit de l’alcool, et les femmes soutiennent le regard. C’est que les mormons n’ont plus la majorité, malgré leur florissante progéniture.

Salt Lake est attrayante : impôts faibles, climat agréable (300 jours d’ensoleillement) et la montagne à deux pas, avec, bien sûr, « la meilleure neige du monde ». Du coup, pour ne plus payer de taxes ou vivre dans une ville moins polluée et moins embouteillée, les Californiens viennent en masse s’établir ici, au point que les prix, plutôt bas, grimpent vite.

Grimpé sur la colline pour prendre quelques vues. Tout est clean, pas grand intérêt. Passé rapidement au temple mormon puis revenu à l’hôtel où Julie devait passer me prendre. Puis allé dans le restaurant western de Marco, très loin du centre, une espèce de cambuse où on vient manger de la poitrine de porc fumée à la sauce aigre-douce, du poulet itou, des sandwiches. Marco affirme gagner, net, 20.000$ par mois. Il est à son aise derrière le bar, à servir des mets dont nous ne voudrions pas en Europe, et projette d’agrandir à côté, avec une salle distincte pour salades, quiches et tartes, mais avec cuisine unique.

Reconnu au premier coup d’oeil Jean B., le basque à moustache dont Marco m’avait parlé la veille. Accent du sud-ouest à couper au couteau, il est de Pau et importe en provenance de France et d’Espagne des chaussures pour enfants. S’apprête à se rendre en Argentine et surtout en Uruguay, où il a de lointains cousins que la famille française s’est évertuée à arracher à la dictature – y compris un ecclésiastique – en les faisant venir au pays Basque. Jean est venu ici à la suite d’un divorce américain. Il y semble à l’aise, court le guilledou et adore le sport. Mais sa passion, c’est de collectionner des centaines de bouquins portant sur le pays basque et les Pyrénées.

Deux épouses pour un seul homme

 

A l’aéroport de Mexico, astucieux système installé depuis peu pour vérifier à l’aéroport les bagages des passagers annonçant qu’ils n’ont « rien à déclarer ». Chacun s’engage dans la file verte. Un douanier vérifie que la déclaration comporte bien un zéro dans la case réservée à la valeur des importations, puis chaque passager doit pousser sur un bouton qui indiquera de manière aléatoire, automatique, s’il doit ou non se soumettre à la fouille. Solution qui exclut le délit de sale gueule. Je ne l’ai jamais observé ailleurs, hélas.

Horacio M. m’attend à l’arrivée. Quinze ans, je crois, que je ne l’avais vu. Dans sa vieille Jetta rouge, appelée ici Atlantic, il commence par déverrouiller le cadenas qui retient, entre les branches du volant, une lourde chaîne fixée au plancher. On ne badine pas avec les voleurs.

En chemin, me parle de son métier, chercheur en sociologie, de sa vie à Mexico, divorcé. Bizarrement, il s’était marié avec une femme séparée de son mari mais pas divorcée. Il n’y eut néanmoins aucun problème pour ce second mariage, l’administration étant incapable de centraliser les informations de l’état civil. Au point que, de son côté, le mari de cette femme s’était lui aussi remarié depuis lors, toujours sans que le divorce soit prononcé entre lui et sa première femme. Une statistique officieuse dit qu’il y aurait deux fois plus de femmes que d’hommes mariés. Ce qui, si on excepte les différences de mortalité, indiquerait que chaque homme est marié à deux femmes !

Avec Horacio et son frère Carlos, départ vers 22 heures pour aller écouter un peu de musique. Tous deux déconseillent la plaza Garibaldi et lui préfèrent un bistrot à salsa près du monument à la Révolution, El Chato Taurino. Repas mexicain, chili con nogadas, viande hachée mélangée à des noix dans une enveloppe de grand piment, le tout nappé de crème adoucie par la présence de grains de grenades verts, blancs et rouges, les couleurs du drapeau. Avec aussi du fromage fondu qu’on roule dans des galettes de blé (ce pourrait être du maïs) et d’excellents champignons au goût de chanterelles aillées.

Ils sont sept autour du chanteur Moy Dominguez, vieux juif homosexuel qui gratte aussi de la calebasse rayée. Mention particulière pour El Danzon, danse plus lente, dont le sempiternel refrain affirme que même la reine Elisabeth danse le Danzon, tant son rythme est doux. Dans la salle, des couples dansent, très bal populaire malgré une ou deux très belles filles, puis viennent s’installer cinq vieux marrants, voix rauque, interpellant l’orchestre pour le féliciter et lui demander un air particulier. La soixantaine, un long bonhomme un peu bedonnant se contorsionne dans un rythme impeccable puis danse, seul, un grand verre de rhum coca posé sur le crâne. Une fois seulement, il en renversera quelques gouttes.

 

Un tramway nommé Désir

 

San Francisco. Traversé le Golden Gate Bridge pour apercevoir, depuis l’autre rive déserte, l’entassement de la ville, ses buildings, sa pyramide et, au premier plan, Alcatraz. Puis cap plein centre, là où les wattmen retournent à la main, sur un plateau mobile, la motrice du célèbre cable-car. Misère d’un grand magasin, soldes de rien pour clientèle de chômeurs patentés. Pauvreté poussiéreuse, presque agressive, des avenues en direction du Capitole. Clochards affalés sur une plaque de marbre ou le coin d’une fontaine. Stands en plein air pour la protection contre le Sida. Ne reste rien de l’arrogance et de la fierté des années passées. Les homosexuels rasent les murs. La maladie et la crise ont tout brisé.

Sans Francisco, c’est loin ? Tais-toi et nage … Tel était peut-être le dialogue des rares prisonniers à avoir réussi à s’échapper d’Alcatraz et nageant dans une des plus belles baies du monde, celle de San Francisco, en quête d’une liberté bien improbable.

Arrivée sans encombre sur Lombard,   la   rue   des motels,   pas   loin   du Fisherman’s  Wharf. Pas envie  ce  soir d’y aller. Fatigue. Réveillé  le proprio du Travel Lodge Bel Aire,  je  suis son dernier client. Puis ressorti dans les rues proches, le temps  de  manger   une salade  plus   ou   moins italienne  avec  un  vrai demi-litre de vrai vin rouge (Burgundy) de Californie. Au retour dans la chambre, pas moyen  d’appeler à l’extérieur, le téléphone n’a pas été branché. J’aurais eu tellement envie de parler à Rodica: je suis à deux pas  du  petit  motel  de planches vertes où nous étions descendus en mars. Nuit calme. Demain matin, il sera une heure de moins: c’est aujourd’hui que les Américains  passent   à l’heure d’automne. On ne parle pas d’hiver ici.

Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je trouve les parcs d’amusement, américains ou européens, lugubres. S’amuser à  Disneyland ou à las Vegas, c’est à pleurer. Camps de concentration des loisirs, vacance de l’âme. C’est sans doute pour ça que j’aime revenir à San Francisco.

Quand je me trouve dans le cable-car, je me sens heureux comme un gosse à qui ses parents auraient offert un tour dans les chenillettes des montagnes russes. Bien sûr, le tramway nommé désir est un haut lieu du tourisme au même titre que la tour Eiffel mais les touristes y sont noyés, mangés par la vie. C’est que, lorsqu’on habite San Francisco, on ne peut pas s’en passer. Les collines de la ville sont trop raides, les parkings trop rares. Tout le monde prend le tramway à  crémaillère et, dans ce pays où, généralement, chacun se réfugie dans le silence feutré de son automobile, on se côtoie, on se frotte, on se parle, et on vibre avec le wattmann noir qui se sert de la cloche du tram comme d’une batterie de jazz.

A Sans Francisco plus qu’ailleurs, la vie est d’autant plus drôle qu’elle est, à chaque instant, menacée de mort. Dernier avatar en date, le sida, qui a commencé par décimer la communauté gay, autrefois triomphante, avant de s’attaquer aux drogués, aux paumés et, finalement, à  monsieur et madame tout le monde.

Des fatalités, San Francisco en a connu d’autres, à  commencer par les tremblements de terre, cycliques, omniprésents, et dont la menace semble donner un peu plus de précarité, et donc de sel, à  la vie. Le 18 avril 1906, à  5h13 du matin, ce fut la première secousse. Les corniches des immeubles se sont effondrées dans les rues, puis la terre s’est soulevée à plusieurs reprises, comme une vague immense un jour de tempête. Un millier de victimes et 250.000 sans-abri, réfugiés dans le parc du Golden Gate, celui-là même où allait naître, soixante ans plus tard, le mouvement hippie.

Dans le cable-car qui grimpe sans peine mais avec quel fracas jusqu’à surplomber le fort Mason, la baie et l’île d’Alcatraz, un homme s’est assis près de moi. Les trois quarts de siècle, sans doute, la tenue sobre d’un homme de dieu en civil. Malgré les bousculades, les arrêts brusques, les piétinements, il lit Le Monde, consciencieusement. Français, prêtre, il vit ici depuis des lustres. Lorsqu’il me quittera, deux stations avant le terminus, je ne connaitrai toujours pas son nom. Mais je n’ignorerai plus rien du tremblement de terre de 1906.

La mort, parlons-en. Elle était présente, lancinante, dans l’île d’Alcatraz, investie en 1969, la semaine du Thanksgiving Day, par une première manifestation indienne. De 1861 à 1963, Alcatraz avait surtout été, accrochée à   son roc, la prison à vie des plus fameux criminels américains. Rares furent ceux qui tentèrent de s’échapper, et plus rares encore ceux qui y  parvinrent.

Aujourd’hui, les condamnés à  mort se trouvent au-delà du Golden Gate Bridge, dans un quartier spécial de la prison de St Quentin. Chacun se souvient des images télévisées, insoutenables, des exécutions matinales, des manifestants protestant en vain, dans la brume glaciale, contre la peine de mort, tandis qu’à l’intérieur, dans la blancheur irréelle d’une chambre comme déjà froide, un homme, un criminel certes, mais un homme, s’apprêtait à inhaler le gaz mortel.

 

Caramba !

 

Vers midi, départ en voiture vers Tepoztclan, cap plein sud,  avec Horacio. Dès la sortie de Mexico, l’avenue Insurgentes se transforme en autoroute payante. On monte encore. Mexico est à 2400 mètres, Cuernavaca doit être aux alentours de 2600 et Tepoztclan 2800. On quitte le smog qui recouvre, assombrit et rafraîchit Mexico au profit d’un climat plus tropical, végétation avec bananiers, fleurs en tous genres, pins aussi.

Tepoztclan est un gros bourg où ont convergé des artistes mexicains ainsi que quelques étrangers, tendance écolo mystique. Mais la grande majorité de la population est autochtone, indienne. La commune compte sept villages qui totalisent 15.000 habitants mais le bourg principal doit en compter 7 ou 8000.

Nous sommes ici dans les terres d’Emiliano Zapata, la région dite de Morelos. Dans les champs, quelques ares de maïs, des chevaux maigres, des mules. Au-dessus du village, montagne splendide faite de canons juxtaposés de terre rouge, surmontés d’un dôme de verdure. Hélas, le temps tourne à la grisaille. Sur l’église, il est écrit « ex-couvent ». Jusqu’à ces dernières années, les rapports étaient très tendus entre le Mexique et le Vatican. Aujourd’hui encore, un prêtre n’a pas le droit de se déplacer en soutane sur le domaine public, au point que le pape lui-même était en infraction lorsqu’il a visité le Mexique en tenue de travail. Des dizaines de gosses convergent vers l’ex-couvent, que nous ne visiterons pas et où a lieu répétition d’un concert philharmonique.

Le marché, 100 ou 200 étals, compte beaucoup l’artisanat: masques de poterie polychrome, parchemins peints par de vieilles indiennes, statues peut-être précolombiennes, bambous de pluie (bambous bouchés aux deux bouts et qui font un bruit de pluie quand on les renverse), bagues de bronze, vêtements tissés, sandales de cuir tressé avec semelles de pneus. On y vend aussi des fruits et légumes, petites bananes locales, tomates minuscules, citrons verts ainsi que de la viande (poulets, têtes de porc, peau de porc grillée, viande rouge coupée en fines tranches et que survolent des mouches noires, tripes et boyaux).

Certains font restaurant. Nous mangeons ainsi un taco de maïs bleu dans lequel une vieille femme glisse une ration de tuna (oreilles de cactus coupées en segments) mélangée à de la tomate, de l’oignon et du cilantro. Plus loin, nous dégustons du mole, repas traditionnel à base de cacao, mais salé et poivré

Ensuite, juste avant la nuit, escapade vers Santo Domingo et Amatlan. C’est là, au pied des splendides montagnes, que le gouvernement prévoit de construire une autoroute qui rejoindrait Mexico par l’est. Les habitants de Tepoztclan y sont opposés puisque l’autoroute directe leur a déjà apporté leur manne de leurs lots de touristes, qu’ils ne veulent pas partager avec d’autres. Du coup, on utilise l’argument de l’environnement, d’ailleurs pas dénué de fondement.

Pour aller à Santo Domingo, il faut d’enfoncer entre les collines pauvres, rarement cultivées et parsemées, à cette saison, d’arbustes en fleurs. Les paysans rentrent à pied, un outil sur l’épaule, parfois un bourricot bâté à leur côté. Pauvreté, misère même. Les collines ne doivent pas produire grand-chose et les rares terrains plats sont plutôt arides. Petite église coloniale et essais de haut-parleurs devant la mairie.

Redescente à Amatlan, situation plus confortable mais sans rapport avec la relative opulence du bourg principal. Toutes ces terres, qui appartenaient jusqu’à présent collectivement aux paysans, via l’ejidio issu de la révolution, sont désormais à vendre ou du moins peuvent l’être. A moyen terme, un risque pour les paysans pauvres mais peut-être un dynamisme nouveau pour une agriculture plus libérale et plus entreprenante. Le vrai problème de la nouvelle loi porte sur les zones de littoral, où les paysans seront tentés de vendre à des entités touristiques qui pourraient bien les chasser ensuite, ainsi que sur les forêts, qui risquent d’être outrageusement exploités par des entrepreneurs sans scrupules.

Soirée à Mexico avec Horacio, Carlos et sa voisine, jolie jeune femme avec qui il semble entretenir des rapports d’amour amitié. Sur Reforma, de nombreux immeubles effondrés lors du tremblement de terre n’ont pas été reconstruits. La ville semble riche mais les différences sociales sont énormes. Aux carrefours, des clowns jonglent devant les voitures. Une façon plutôt drôle de mendier. Mais comment vivent ceux qui ne sont pas assez lestes ou plus assez jeunes? Jusqu’à ces dernières années, les mendiants s’étaient faits cracheurs de feu mais, après quelques accidents, la police le leur a interdit.

Les policiers en uniforme n’ont que de petits moyens, parmi lesquels quelques moyens d’extorsion. Ils observent les automobilistes et guettent une ampoule défectueuse, un comportement plus ou moins prohibé, et arrêtent le conducteur. Le choix est alors simple: accepter de se rendre avec eux au commissariat, ce qui peut durer une journée entière et n’est pas exempt de risques, ou accepter de leur payer sur le champ une amende qu’ils conserveront bien sûr pour eux.

Les policiers en civil sont plus dangereux. Dans des voitures banalisées (mais aujourd’hui le pouvoir a obligé les voitures de police, même banalisées, à porter un signe distinctif), ils arrêtent le piéton sur les trottoirs, exhibent une carte de police et un revolver et le font monter avant de partir vers la périphérie. En chemin, ils cuisinent leur passager, d’abord pour lui faire remettre tout ce qu’il possède, ensuite pour obtenir des renseignements sur le lieu où il aurait caché de l’argent, dans sa voiture ou à son domicile. Cette pratique fleurit en particulier en fin d’année, lorsque les Mexicains reçoivent leur treizième mois et que les policiers ont envie de faire des cadeaux à leurs propres enfants.

Sur la place Garibaldi, il pleuvine et les groupes de mariachis sont à l’affût des rares visiteurs. Vêtus de blanc, des bottes au chapeau en passant par le pantalon décoré de métal et le gilet serré à la torero, ils viennent du sud et du centre du Mexique et jouent de la guitare, du gros guitarron, de la trompette et du violon en chantant des airs plutôt romantiques. Les mariachis vêtus de noir viennent du nord. Ils jouent de l’accordéon et chantent des histoires sordides de drogue, de crimes, d’enlèvements et de passages clandestins de la frontière avec les Etats-Unis.

Contre quelques pièces, des amuseurs vous proposeront de prendre à pleines mains deux cylindres de laiton dans lequel un homme à mine patibulaire fera passer des décharges électriques de plus en plus intenses, histoire de montrer votre courage à la belle qui vous accompagne. Cette pratique remonte aux débuts de l’électricité, lorsque les paysans et même les citadins refusaient de croire à son existence et à ses effets. Caramba!

 

Jouez un air triste !

 

Rendez-vous avec Georges Reinecke devant le musée de la Nouvelle-Orléans, au coeur du City Park. L’homme a 67 ans, replet, petite moustache et toujours cette même voix de fausset affecté, dans un français parfait. Nous signale un tableau sur verre de Gauguin. N’irons finalement pas le voir. Promenade vers et dans le jardin botanique. Georges parle. Passionnant. Explique l’insécurité amplifiée par la drogue, surtout le crack, et la misère. Premiers touchés, les Nègres, comme il dit. La ville elle-même s’est dépeuplée de ses Blancs, qui sont partis dans les environs tandis que les Noirs convergeaient vers le centre.

Aujourd’hui, ils sont près de 60%. Le maire est noir. Pour Georges, est noir quiconque a ne serait-ce qu’un soixante-quatrième de sang noir. Il dit avoir eu des amis noirs, dans son enfance, et être fier d’avoir été l’un des premiers professeurs d’une des premières universités dans laquelle étaient accueillis Blancs et Noirs, en nombre égal. C’était voilà près de quarante ans.

Quelques histoires égrenées par Georges:

Un Cajun dans le bois et ne fait que rarement son apparition au village. Il débarque un jour de 1940 et demande:

– Quoi de neuf depuis mon dernier passage ?

– En Europe, les Allemands ont attaqué les Français et les ont battus.

– C’est bien fait, ils n’avaient qu’à rester chez eux, ici.

***

Une femme cajun  s’en va enterrer son mari à Nouvelle-Orléans. Au retour, le soir même, elle doit s’abriter à Bayou Tèche, près de Pont Breaux, dans un café où se donne un bal. Elle est vêtue de noir mais un homme vient l’inviter à danser. Elle refuse et dit qu’elle vient d’enterrer son mari. L’homme insiste et, pour la persuader, lui explique qu’une danse est sans doute ce qui pourra le mieux chasser son chagrin.

– Je veux bien danser, mais alors demandez à l’orchestre de jouer un air triste.

***

La conversation se poursuit avec Georges, à bâtons rompus. Réflexions sur la situation de l’Amérique, qui s’est sentie obligée, après 1945, d’être le gendarme du monde. Ce qu’elle a investi dans l’armement, elle ne l’a pas investi dans l’industrie civile et, aujourd’hui, les deux géants économiques mondiaux sont les deux battus de la dernière guerre, l’Allemagne et le Japon.

A propos de l’invasion des voitures japonaises, Georges se souvient d’avoir acheté une Toyota en 1964, pour 1450 dollars alors que la plus petite américaine en aurait coûté 2400. A ce moment-là, il avait eu le sentiment de faire la charité à ces pauvres japonais.

Noirs insatisfaits de leur statut. Libres et égaux, certes, mais ils ont l’impression d’être encore l’objet de ségrégation raciale et professionnelle. C’est rarement vrai, dit Georges, et c’est même souvent le contraire puisque, à qualités égales, l’administration aurait plutôt tendance, selon lui, à engager un Noir. Mais les jeunes noirs ont plus rarement la chance de bénéficier d’un environnement familial dans lequel ils puissent s’épanouir. De plus, la fin de l’esclavage, autrefois, et surtout l’égalité des droits, voilà une quarantaine d’années, ont donné à de nombreux Noirs l’impression que, dès lors qu’ils étaient libres et égaux des Blancs, travailler ressemblerait à de l’esclavage.

De fait, selon mon observation personnelle, tous les emplois de petite condition sont tenus par des Noirs, qui sont par exemple les plongeurs des restaurants chinois…

Dans ce vieux Sud, le racisme a peut-être disparu mais les séparations sont restées. Georges me dit avoir eu, à l’université, une secrétaire métisse (et donc pour lui négresse) dont il savait qu’elle était la fille d’un homme dont un des ancêtres blancs, un arrière-arrière-cousin de Georges, avait eu des enfants avec une femme noire non mariée. Georges a fait comme s’il ne connaissait pas cette femme, pour ne pas la gêner. Et elle semblait ne pas le connaître. Un jour, pourtant, elle est venue lui annoncer la mort d’un cousin et lui a dit que la famille serait très heureuse s’il venait à l’enterrement. Elle l’avait donc reconnu dès le début mais, sans ce décès, elle ne se serait pas permis de s’adresser à ce cousin blanc alors qu’elle même avait du sang noir.

Georges pense qu’ils ne sont plus qu’une vingtaine comme lui, dans toute la Nouvelle-Orléans, à maîtriser ainsi l langue de Molière. Sauf à être professeur de français, ce qu’il n’est pas, on ne peut espérer trouver un travail si on ne parle que le français. Par facilité, les générations successives se sont contentées d’apprendre ce qui leur était directement utile, la langue anglaise. L’avènement de la télévision a fait le reste.

 

Lafayette

Dans le bottin de téléphone, des noms de chez nous: Arceneaux, Bougreaux, Benoît, Bernard, Breaux, Broussard, Calais, Chemin, Couvillon, d’Ardeau, Domengeaux, Dufour, Laborde, Leblanc, Lemoin, Préjean, Racheaux, Thibodeaux, Trinchard…

Vers 9 heures, j’appelle George Crouchet, dont le nom figure toujours parmi les autres patronymes français. Je le craignais mort. Voilà 15 ans, il m’avait accueilli chez lui. Se levait avant le jour pour rédiger un édito qu’il allait lire dans le studio de KEPL, une radio locale qu’il possédait en tout ou partie. Le soir, buvait beaucoup et s’endormait ivre. Connaissait tout le monde ou presque.

Il me répond. Est donc vivant. Se souvient de moi. Se rappelle, mieux que moi, que j’avais un formidable mal de dents lors de mon dernier passage et que nous étions partis en quête d’un dentiste. Me propose de venir dès que possible chez lui avec Rodica.

Une heure plus tard, nous y sommes. La maison n’a pas changé, il me semble que la voiture non plus, une Cadillac discrète et poussiéreuse. La maison est cachée sous les arbres. Coup de sonnette. Pas de réponse. Sonnette encore. Toujours rien. Il ne va tout de même pas passer l’arme à gauche le jour même de mon retour. Poussons la porte. Désert. A la suivante, un petit chien noir tente de se sauver dans la rue. Cris de son maître, sorti de la deuxième pièce. C’est George.

L’aurais-je reconnu ailleurs. Il semble fatigué, un peu négligé, marche assez difficilement. Mais l’oeil est resté vif. Nous nous embrassons, comme de vieux amis. Notre visite lui fait plaisir, c’est sûr. Demain, il fêtera ses 76 ans. Depuis notre première rencontre, le ciel lui est tombé sur la tête d’un coup, la mort de sa mère et un accident cardiaque qui a nécessité une opération à coeur ouvert. Du jour au lendemain, il a cessé de boire et de fumer. Lui sont restés quelques tics. Mais il est là, bien présent, bien vivant. Nous attendons son amie, que j’avais selon lui connue à l’époque. Pas de souvenirs. Elle arrive, cheveux blancs, volumineuse et affectueuse. Embrassades. Oui, peut-être l’avais-je rencontrée.

Ils nous invitent dans un agréable restaurant, plutôt seafood mais avec de la viande pour Rodica, le Don’s. Agréable. Il est à peine midi lorsque nous repartons. Ils tiennent à nous faire visiter les environs et d’abord les quartiers résidentiels. Faenelia nous indique sa propre maison, plutôt pauvre et modeste. Elle a été professeur d’économie à Lafayette et aussi, comme l’indique sa plaque de voiture, Coast guard pendant la guerre. Petite retraite. Plus loin, des maisons plus luxueuses, puis de véritables petits palais. Les grands du pétrole. Ici, la richesse est venue de l’or noir et c’est parce que le pétrole se vend désormais mal que les riches sont moins nombreux, la pauvreté plus présente. Mais pas de mendiants comme à San Francisco, même dans le centre-ville.

A une dizaine de kilomètres à l’ouest, Faenelia nous emmène ensuite dans une ancienne maison de plantation, Point Chrétien. Maison louisianaise typique, avec ses six colonnades en façade, son étage avec balcon couvert. Le parc est beau avec ses grands chênes d’Amérique. L’hôtesse est drôle, avenante. Nous montre dans la porte d’entrée le trou de balle d’une bataille remontant à la Guerre de Sécession. Sur la table, des débris de poterie française « de Chine » que les militaires occupants s’amusaient à tirer comme des pigeons. Des balles retrouvées dans le jardin par l’actuel propriétaire, la gaine d’un sabre et un bouton de culotte nordiste. Près de 200 soldats sont morts dans les alentours, paraît-il. Mais on n’a jamais retrouvé leurs squelettes.

Le salon est immense. Ses briquettes sont d’origine, mélange de boue, de foin et de crin de cheval. Peu de mobilier d’époque, à l’exception d’un petit banc sur lequel les esclaves étaient parfois autorisés, sous l’auvent extérieur, à venir se reposer. Le reste du mobilier est plus intéressant. La femme du premier propriétaire a encore son portrait accroché au mur. Petite, plutôt laide, mais volontaire. Après la mort de son mari, fièvre jaune, elle a continué à mener de front la maison, les dizaines d’esclaves et le jeu de poker, où elle gagnait parce qu’elle se contentait de boire du vin largement coupé d’eau tandis qu’elle proposait à ses invités de l’alcool fort.

La nuit tombe vite. George fêtera demain son 76è anniversaire. J’insiste pour les inviter tous deux dans un bistrot avec musique cajun. Nous irons finalement chez Randol’s. Piste de danse, clientèle locale et touristique. Mauvaise nourriture et musiciens peu encourageants. Séparation triste et profonde. Nous reverrons-nous ?

Dans l’avion

 

Etrange impression, celle d’arrêter le temps, de le faire remonter. Ce matin, on apprenait la mort de Denis de Rougemont. Je me rappelle lui avoir remis mon premier bouquin, Gauchos, voila presque dix ans. Pour moi, ces dix années auront été celles de l’épanouissement, de la création, de la procréation. Pour lui, elles auront été celles du déclin. Ici s’arrête, bien sûr, la comparaison. Mais je ne peux m’empêcher de penser à lui maintenant. A lui qui nous fit l’amitié de se joindre au comité de rédaction de Ferney-Candide, à l’époque où je rêvais de refaire mon village et lui le monde. Qui peut il prétendre changer le monde? Hormis les dictateurs et le illuminés, hélas.

J’ai tout à coup une fringale d’écriture. Ce matin encore, je mettais sur papier, en catastrophe, quelque chose comme le deux-centième récit d’Effets Divers. A l’exception de quelques jours en juillet, lorsque je suis allé dans l’Ouest canadien, c’est quasiment la première fois depuis un an que je ne suis pas obligé de me mettre à ma machine. Et pourtant je m’y mets, mordieu. Je m’y mets. Comme un drogué. Ou comme un plongeur qui ne pourrait remonter à l’air libre que par paliers.

Tout-à-l’heure déjà, entre Genève et Madrid, j’ai tiré mon petit ordinateur de la mallette. C’était pour écrire à R. Il m’arrive de ne plus bien savoir si je lui écris parce que je l’aime ou si je l’aime parce que je peux lui écrire, parce qu’elle me lit, parce que je reçois d’elle des lettres, comme si la seule réalité était dans le verbe, comme s’il était capable de transmutation des sentiments, des passions, des quotidiennetés.

Nous allons décoller dans quelques instants. Et dans douze heures nous serons a Buenos Aires, J’ai voulu écrire sur l’Argentine avant d’y revenir. Parce qu’ensuite la mémoire et la réalité risquent bien de s’enchevêtrer. Parce que j’ai envie, à froid, de réfléchir sur les raisons qui m’ont fait aimer ce pays, cette civilisation. Certes, il faut faire la part du hasard, des corrélats, pour essayer de dénicher ce qui subsiste au fond.

Le hasard, c’est que Maximilien, lui aussi rencontré par hasard parce que j’habitais à Lausanne dans la même maison, que Maximilien m’ait proposé ce livre, qui allait être, pour moi, le premier. Je n’avais jusque là passé que deux fois deux jours à Buenos Aires, à l’aller et au retour de Santiago. Maximilien lui-même n’avait pas d’atomes particulièrement crochus avec l’Argentine. Simplement, après une première partie de carrière exclusivement consacrée au Sahara, il lui fallait un peu changer son fusil d’épaule. Ce fut l’Argentine avec un bouquin chez Silva.

Ainsi était née l’idée du livre et, quelques mois plus tard, je m’envolais pour Buenos Aires, avant de m’enfoncer dans le campo. Je ne parlais pratiquement pas un mot d’espagnol et je n’avais quasiment jamais posé mes fesses sur une selle. En sortit pourtant « Gauchos » et ce succès, même relatif, eut le don de me rassurer sur moi-même. En cela, l’Argentine représente aussi, pour moi, ce que représenterait un premier amour réussi.

Reste le fond. C’est vrai que j’aime l’Argentine, vrai que j’ai hâte de m’y replonger. Pourtant, j’ai à son endroit quelques griefs non négligeables. D’abord, ayant assez bien connu auparavant un pays comme le Chili, intellectuellement exigeant, j’ai été attristé par une certaine veulerie, une certaine propension a la facilité, particulièrement chez le porteno argentin. Je n’ai guère aimé non plus le racisme latent, celui qu’exprimait sous forme d’antisémitisme le comodoro Juan-Jose Guiraldes a propos de Jacobo Timerman, qui avait pourtant été son complice lors de la création de La Opinion. Racisme plus général, résumé par ce slogan repris par nombre d’Argentins: « Argentina, el unico pais blanco al sur de Canada » (l’Argentine, unique pays blanc au sud du Canada).

M’avait étonné aussi, lors de mon premier passage (ce devait être en 1971), ce goût latin pour les chefs mussoliniens. Peron avait précédemment mis le pays à mal en le berçant de mensonges populistes et le bon peuple attendait pourtant son retour comme on attendrait celui du messie.

M’avait choqué, enfin, un certain comportement, celui d’immigrants qui continuaient, à Buenos Aires, à se considérer comme des colons auxquels tout était permis, et qui n’hésitaient pas à donner en français des ordres au chauffeur de taxi, s’étonnant de plus que le pauvre ne comprenne pas l’adresse dès la première injonction. Ce cas est peut-être isolé (je l’ai vécu en compagnie d’un vieil homme dont j’ai oublié le nom et qui, finalement devenu correspondant de la radio suisse, avait choisi l’Argentine pour fuir la France et les désagréments qui, à la fin de la guerre. menaçaient les collaborateurs. Voilà, son nom me revient, il s’appelait Henri Janières.

Et puis il y eut le livre. Le livre qui, par son titre, devait m’emmener à la recherche du gaucho. Or, à peine arrivé à Buenos Aires, je m’entendis répondre que le gaucho existait plus, que je courais après une chimère. Mon projet ne suscita que mépris condescendant. Heureusement, j’avais entendu les mêmes sornettes à Alger lorsque j’y avais parlé du Sahara et des Touereg. Je savais donc que des citadins ne peuvent qu’ignorer ce qui se passe hors les murs de leur ville, hors les clôtures de leur tête.

Le gaucho existait. Et, une fois de plus grâce à Maximilien, je me suis retrouvé en des lieux (Salta, Palitue), où je n’eus pas à faire la preuve de mes bonnes intentions. Les portes s’ouvrirent vite et grand. Mais, outre l’aventure, la découverte et la démesure, ce qui m’avait fasciné, au point que je m’étais pris au jeu, c’est que cette Argentine blanche aurait pu être mon pays. Il aurait suffi qu’un mien arrière-grand-père eût été malheureux en affaires ou en amour pour qu’une branche entière de la famille se développât ici. C’est le cas de milliers de Basques, Ecossais, Scandinaves, Suisses, Auvergnats. Et le flot n’est pas tari, même si, pendant tout le temps des troubles para-peronistes et de la dictature qui a pris le relais, l’Argentine a provisoirement cessé de représenter un pôle d’attraction pour les Européens.

Oui, le gaucho que je m’efforçais d’être sur ce cheval rétif du Tropezon, cet homme qui, comme certains militaires, refusait d’assister en armes au festin des corrompus, cet homme qui éprouvait le goût de l’asado et du vin de Mendoza, cet homme qui avançait seul dans la plaine infinie, cet homme qui découvrait l’extraordinaire foisonnement de la littérature locale, cet homme – moi – aurait pu être argentin depuis trois ou quatre générations. Dès que j’eus pris un peu l’accent « bien criollo » du campo, personne ou presque n’imagina plus que je puisse ne pas être d’ici.

Et puis l’amitié. Amitié avec les Hiriart, même si j’avais peine à accepter les énormes différences sociales que coiffait leur situation de riches estancieros. Amitié avec tant d’autres, au devant desquels je repars.

Voila ce qui arrive quand on se laisse prendre par le temps. Je voulais absolument mettre au clair mes mythes argentins avant de toucher la terre ferme. Mais un avion bondé est ainsi fait qu’on n’y travaille pas toujours avec l’entrain nécessaire. Nous sommes samedi il va être l’heure du repas de la mi-journée. J’ai touché la terre argentine et je suis même, déjà installé dans la petite chambre accueillante que me réservent les Mackinlay au 1358 de la rue Libertad. Il est inutile que je fasse désormais semblant. Je suis au coeur de Buenos-Aires et ne puis que ranger mes souvenirs. Place au présent.

Madrid, Buenos-Aires, 6 et 7 décembre 1985,

Guam, un jour définitivement perdu

 

Guam. Un nom qui évoque les combats aériens de la deuxième guerre mondiale, entre Américains et Japonais. On sait vaguement que ça existe, mais qui pourrait, sans hésitation, désigner d’une pointe de crayon l’endroit du globe où ça se situe ?

Soyons franc, moi, j’en aurai été bien incapable jusqu’au jour récent où, furetant du bout du doigt sur une mappemonde pour choisir mon itinéraire, je suis tombé, presque par hasard, sur Guam.

3000 km à l’est des Philippines, 5000 km au sud du Japon, une crotte de mouche sur la planisphère. J’avais prévu d’y passer un jour et demi, je n’y suis resté qu’une dizaine d’heures. Car j’avais compté sans le changement de jour.

Je pars donc d’Honolulu vers une heure du matin, lundi, et j’arrive à Guam six heures plus tard. Avec le décalage horaire et malgré un vol de sept heures, il n’est que cinq heures, le jour se lève. Petit détail qui a toute son importance, à Guam, il est cinq heures, certes, mais cinq heures mardi matin. J’ai perdu un jour, comme ça, sans m’en apercevoir, en franchissant le 180è degré de longitude, aux antipodes absolues de Londres par, rapport à l’axe de la terre. A l’inverse, si j’avais fait le tour du monde dans l’autre sens, j’aurais gagné un jour. Une histoire à perdre la breloque.

Ce petit coin du monde est vraiment le lieu rêvé pour les assassins de tout poil. Vous imaginez l’aubaine. Un crime est commis le dimanche à Guam. L’assassin a un alibi. Dimanche, monsieur le commissaire, j’étais à des milliers de kilomètres de là, chez ma vieille tante, à Honolulu.

J’imagine aussi la tête du comptable chargé de dépouiller mes notes de frais à la radio.

– Pouvez-vous m’expliquer pourquoi vous avez mangé quatre fois le le samedi et pourquoi vous rapportez deux factures d’hôtel pour la nuit du samedi au dimanche ?

Bref, en franchissant le 180è degré de longitude est, qui est aussi le 180è de longitude ouest, j’ai perdu une journée de ma vie. Et si je meurs à cinquante ans, je n’aurai jamais vécu que quarante-neuf ans et trois cents soixante-quatre jours, à moins que je me décide, d’ici là, à refaire le tour du monde dans l’autre sens.

Tout ça pour vous dire que je comptais bien découvrir Guam en un jour et demi et que, finalement, je n’y suis resté qu’un petit bout de matinée, juste le temps de louer une voiture branlante, de pousser jusqu’à une presqu’île où je me suis fait arrêter par la police militaire américaine car j’étais sur la chasse gardée de ces messieurs ; que je suis reparti une heure plus tard ; que l’île est si petite que j’ai pu en faire le tour dans le peu de temps qu’il me restait, qu’il fait à Guam une touffeur humide comme j’en ai rarement connues, au point que, quand bien même il n’avait pas plu, j’ai fait en tête à queue sur la route poisseuse et glissante ; que j’ai tout de même attrapé l’avion du mardi et que, quelques heures plus tard, j’atterrissais à Tokyo, où il neigeait.

Ce qui prouve qu’on peut faire mille choses en un jour, d’Honolulu à Tokyo en passant par Guam, lorsqu’on oublie l’étrange caractéristique de ce foutu 180è degré de longitude.

Tu veux la paix, t’auras la guerre

 

Et voilà. La boucle est bouclée. J’ai mis la planète dans ma poche et mon mouchoir par-dessus. Il va fal­loir penser à autre chose. La récréation est terminée.

Pendant six mois, Gérard Crittin sau­tait dans un jet à l’heure où je tendais le pouce sur une route d’Irlande, il piaffait d’impa­tience face à des douaniers récalcitrants tandis que je me dorais au soleil d’Amérique centrale, il dansait jusqu’au matin dans une case africaine alors que je suivais un enterre­ment japonais, il vibrait de con­nivence avec des parias sovié­tiques à l’instant même où je crevais de peur dans un tra­quenard guatémaltèque. Et maintenant, nous voilà revenus au bercail, après six mois de bourlingue sur les terres du Docteur Folamour. Gérard lisse à nouveau sa moustache dans les estaminets de Sion et j’ai à nouveau, devant ma fenê­tre, les oiseaux de mon enfance. Comme si de rien n’avait été.

Et pourtant, elle tourne mal… Près de deux cent mille kilo­mètres, une bonne cinquan­taine de pays, des fuseaux horaires comme s’il en pleuvait n’ont pas réussi à me rassurer. Elle tourne, certes. Mais elle tourne mal, la terre. Partout, on emprisonne, on questionne, on expulse, on exile. Partout, le regard des gosses est d’abord une immense supplique, celui des adultes une profonde indif­férence, celui des vieux un cin­glant désaveu. La guerre est à la porte des familles, des usi­nes, des cultures, des pays des puits de pétrole. Elle est patiente, elle saura attendre. Car elle ne doute pas que son tour viendra.

Dans le port de San Fran­cisco, le dernier cap-hornier est à l’ancre. Rutilant, mais inutile. Il ne repartira pas. On n’a plus besoin de lui, n’était pour lui rendre une visite de courtoisie. Voilà moins d’un siècle, ce trois-mâts représen­tait l’un des espoirs de l’homme. Voyage, aventure, conquête de terres inconnues. Les candidats-émigrants, les fuyards, les forbans et les poè­tes prenaient place à bord, entre pont et cale (c’était affaire de bourse) pour un voyage qui allait durer des mois. Le passage de la ligne serait prétexte à des festivités presque rituelles, on ferait escale à Rio, à Montevideo, puis on plongerait dans les tempêtes australes en invoquant Neptune pour que le voyage ne se termine pas, coque démantelée, sur les récifs d’une des innombrables îles barrant la Terre de Feu, Et, si Neptune se montrait com­plaisant, il y aurait un jour, aubout du voyage, une nouvelle terre pour une nouvelle vie.

Aujourd’hui, la terre est une peau de chagrin. Il n’a pas fallu un siècle, pour que l’auto­mobile se rende indispensa­ble, pour que les auberges deviennent des motels, pour que les frontières délimitent le territoire des rues, que les jets crachent leurs hordes de touristes sans curiosité dans des villes désormais sans âme, pour que l’espoir fasse place au désir.

Chaque matin, le soleil essaie bien de recharger nos batteries. Il nous envoie, comme ça, sans rechigner, entre deux nuages, des milliers de kilowatts-heure très écolos, pour faire pousser les tomates, réchauffer les pauvres des bidonvilles et faire piailler les moineaux des platanes.

Mais qu’importent les petits oiseaux, le jardin d’autrefois et les frissons des pauvres. Pour macadamiser la planète, pour mettre en carte sa population, pour lui vendre ce dont elle n’a pas besoin, il fallait beaucoup plus d’énergie que n’en donne, chaque jour, le soleil. Alors, on a commencé à puiser dans les réserves, on roule sur la batte­rie, aucune chance qu’elle se recharge. Tant pis, marmon­nent les fabricants de gadgets, pourvu que je vende mon stock.

«Ils prennent leurs désirs pour nos fatalités», me disait l’autre jour Denis de Rouge­mont. Bien sûr. Mais reconnais­sons que nous ne nous faisons pas trop prier. Nous ne voulons plus renoncer au confort et nous ne saurions plus que faire de nos âmes, le samedi, si les supermarchés étaient rendus à la nature.

Nous allons crever. Que nous fassions la guerre ou pas, nous allons crever. La guerre pour mettre la main sur les puits de pétrole, c’est le sui­cide. Et pas de pétrole, c’est la mort lente d’un monde qui n’a su proposer à l’homme que des objets, et pas d’idées ni d’espérances.

Partout, on se prépare à la guerre. Sans illusion. Certains achètent quelques arpents dans les montagnes, avec l’es­poir de quitter les villes avant la grande déflagration, quitte à survivre comme des sauvages au bord d’un torrent d’altitude. D’autres abandonnent en famille les démocraties (et les facilités) de l’Europe et vont s’installer en Amérique du Sud ou dans des îlots du Pacifique. En cas de guerre atomique, ils espèrent n’être pas sur la tra­jectoire. D’autres encore se remettent à bichonner leur petit abri individuel, en retirent les vélos et les pots de confitu­res, qui en auraient rendu diffi­cile une utilisation immédiate.

Sur le petit écran, on conti­nue de relater les pantalonna­des des princes quinous gou­vernent. Les plages de l’été s’apprêtent à recevoir quel­ques millions de fesses. On est en été 39. Ou à l’aube de 1984. Mais qu’importe, puisque c’est l’été.

27 juin 1980