Deux épouses pour un seul homme

 

A l’aéroport de Mexico, astucieux système installé depuis peu pour vérifier à l’aéroport les bagages des passagers annonçant qu’ils n’ont « rien à déclarer ». Chacun s’engage dans la file verte. Un douanier vérifie que la déclaration comporte bien un zéro dans la case réservée à la valeur des importations, puis chaque passager doit pousser sur un bouton qui indiquera de manière aléatoire, automatique, s’il doit ou non se soumettre à la fouille. Solution qui exclut le délit de sale gueule. Je ne l’ai jamais observé ailleurs, hélas.

Horacio M. m’attend à l’arrivée. Quinze ans, je crois, que je ne l’avais vu. Dans sa vieille Jetta rouge, appelée ici Atlantic, il commence par déverrouiller le cadenas qui retient, entre les branches du volant, une lourde chaîne fixée au plancher. On ne badine pas avec les voleurs.

En chemin, me parle de son métier, chercheur en sociologie, de sa vie à Mexico, divorcé. Bizarrement, il s’était marié avec une femme séparée de son mari mais pas divorcée. Il n’y eut néanmoins aucun problème pour ce second mariage, l’administration étant incapable de centraliser les informations de l’état civil. Au point que, de son côté, le mari de cette femme s’était lui aussi remarié depuis lors, toujours sans que le divorce soit prononcé entre lui et sa première femme. Une statistique officieuse dit qu’il y aurait deux fois plus de femmes que d’hommes mariés. Ce qui, si on excepte les différences de mortalité, indiquerait que chaque homme est marié à deux femmes !

Avec Horacio et son frère Carlos, départ vers 22 heures pour aller écouter un peu de musique. Tous deux déconseillent la plaza Garibaldi et lui préfèrent un bistrot à salsa près du monument à la Révolution, El Chato Taurino. Repas mexicain, chili con nogadas, viande hachée mélangée à des noix dans une enveloppe de grand piment, le tout nappé de crème adoucie par la présence de grains de grenades verts, blancs et rouges, les couleurs du drapeau. Avec aussi du fromage fondu qu’on roule dans des galettes de blé (ce pourrait être du maïs) et d’excellents champignons au goût de chanterelles aillées.

Ils sont sept autour du chanteur Moy Dominguez, vieux juif homosexuel qui gratte aussi de la calebasse rayée. Mention particulière pour El Danzon, danse plus lente, dont le sempiternel refrain affirme que même la reine Elisabeth danse le Danzon, tant son rythme est doux. Dans la salle, des couples dansent, très bal populaire malgré une ou deux très belles filles, puis viennent s’installer cinq vieux marrants, voix rauque, interpellant l’orchestre pour le féliciter et lui demander un air particulier. La soixantaine, un long bonhomme un peu bedonnant se contorsionne dans un rythme impeccable puis danse, seul, un grand verre de rhum coca posé sur le crâne. Une fois seulement, il en renversera quelques gouttes.

 

Camtu

 

Le jour s’est levé sur Long Beach, mais pas encore le soleil. Dans le jardin, le gazon tend vers la grisaille d’hiver mais les hibiscus et les bougainvillées conservent leurs fleurs jaunes, mauves, violettes. Il fait chaud, environ 20 degrés, et humide. La maison est parfaitement tenue. Epaisse moquette partout, deux salles de bains dont une que Camtu me recommande d’éviter au profit de la sienne. Un set de linges de toilette et des crèmes pour le corps m’y attendent.

Difficile d’imaginer quelque ambiguïté entre nous. Peut-être suffirait-il que je déporte de quelques centimètres mes baisers de grand frère, que je serre différemment la main que Camtu pose, depuis le début, sur mon genou. Mais je ne le ferai pas. D’abord à cause de Rodica. Ensuite parce qu’il me semble plus passionnant de développer ce rôle de confesseur. A l’amant, elle ne montrerait qu’une facette. A l’ami elle se dévoilera et ma curiosité est plus grande que mon désir. D’ailleurs, Camtu n’est plus aussi belle sous certaines lumières, à certains propos. De face, son visage reste angélique bien que plus rond mais, de profil, elle tient parfois du boxeur décidé et têtu. Il ne fait sans doute pas bon l’avoir pour ennemie.

Paroles. Camtu vide son sac comme elle ne l’a sans doute jamais fait. Quinze années de silence ont fait de moi un confesseur. Haïti tout d’abord. Elle m’avait dit alors qu’elle était vietnamienne, venait de passer quelques jours en Jamaïque et enseignait en Californie. A Cap Haïtien, elle m’avait présenté l’homme d’un certain âge, allemand, qui l’accompagnait, comme une personne rencontrée la veille dans l’avion Je n’y avais pas cru et, lorsqu’elle m’avait demandé comment obtenir un passeport suisse afin de pouvoir faire le tour du monde, j’avais vu en elle une quelconque agente secrète de je ne sais quel service. Or, tout ce qu’elle me disait était vrai.

A l’université de Los Angeles, elle était alors spécialisée dans l’évaluation et la mise au point de méthodes de linguistique. Elle gagnait bien sa vie mais avait appris qu’il lui était possible de faire un extra, dans sa spécialité, en Floride, pour une ou deux semaines. Elle s’y était rendue et, avec l’argent supplémentaire ainsi gagné, s’était rendue en Jamaïque et en Haïti pour quelques jours de dépaysement. Elle ne disposait alors que d’un document de voyage délivré par les USA, ce qui rendait difficile tout déplacement, alors qu’elle rêvait de courir le monde et n’obtiendrait sa nationalité américaine, au mieux, que quatre ou cinq ans plus tard.

Camtu avait appris par un Suisse de Los Angeles que le mariage avec un Hélvète conférait la nationalité immédiate. Elle m’avait donc demandé de l’aider, tour était clair. D’où le mariage à Meyrin avec Norbert Pasche, ami de Jean-Jérôme, qui disait faire ça pour la gloire mais s’était vite amouraché de « sa » femme au point qu’elle avait dû quiter la Suisse deux ou trois jours plus tard, passeport en poche. Depuis lors, elle avait divorcé en 1980, malgré son mari qui, par avocat interposé, lui faisait savoir qu’il l’aimait encore, lui qui ne l’avait vue qu’une ou deux fois, le temps du mariage, et qui ne l’avait jamais embrassée ni même approchée…

Est-ce avant ou après son tour du monde, elle avait rencontré quelque part un Allemand prénommé Thomas et, cette fois, c’est elle qui était tombée amoureuse. Il était architecte, vivait dans un petit village du Taunus et elle était allée vivre avec lui dans le froid, juste vêtue d’un pull péruvien – c’était donc après le tour du monde – et de son Olympus M2. « Hausfrau » elle avait été, vivant seule le jour durant, juste égayée pas la visite du gosse des voisins, Matthias, qui avait commencé à lui apprendre l’allemand. Deux mois plus tard, elle échangeait sa méthode de linguistique, enseignée au profs de Frankfort, contre des cours d’allemand intensif et, à la fin de son séjour, publiait chez un éditeur allemand une méthode révolutionnaire de grammaire anglaise (une série de cercles de carton, lisibles à la manière des disques de stationnement…) qui lui rapporte aujourd’hui encore quelques royalties.

Mais revenons à son voyage de routarde. La voilà en Amérique centrale, puis en Colombie. Puis en Equateur d’où elle se rend aux Galapagos en avion militaire et participe au baguage des tortues géantes par un couple de biologistes animaliers. Puis la Haute-Amazonie, puis le Rio Grande do Soul, d’où elle embarque sur un cargo à destination de l’Afrique du Sud, qu’elle contourne ensuite pour se retrouver en Israël où elle est, dans la rue, contactée par un grand metteur en scène de théâtre, en quête d’une comédienne asiatique pour une pièce que les autres répètent déjà. Elle apprend son texte par coeur, sans comprendre l’hébreu, puis se fait envoyer des USA la pièce en anglais, pour savoir au moins de qui il retourne. Elle reçoit de l’argent, un appartement, une maison, prend des cours d’hébreu en immersion et s’exprime aujourd’hui encore dans cette langue, comme d’ailleurs en allemand, que j’ai pu tester. Puis, lorsque la frontière s’ouvre entre Israël et l’Egypte, elle est dans le premier bus des officiels et journalistes qui, après une ultime journée d’attente au poste frontière égyptien, pénètrent dans ce territoire autrefois ennemi. Entre-temps, elle a lié amour avec un officier de renseignement israélien qui voudrait l’épouser mais y renonce. Il veut que ses enfants soient juifs et c’est impossible avec une mère asiatique. Puis encore l’Asie du Sud-Est, l’Inde, Bali, le Japon je crois, à l’exception bien sûr du Vietnam qu’elle a quitté en 1967.

Ce tour du monde, c’est une découverte, mais c’est surtout une fuite. Elle a quitté le carcan familial à 20 ans, poussée dans un avion par son père, procureur de la république, qui l’avait inscrite à l’université de Liège. A cet âge, elle n’avait pratiquement jamais touché un billet de banque. De la maison familiale située sur la route de Than Son Nhut, ou de l’immense propriété du delta, appartenant à la famille de sa mère, elle ne sortait en ville qu’en voiture avec chauffeur, ne s’occupait jamais de payer, ne savait rien de la vie. Ou à peu près rien.

Une fois pourtant – elle avait dix-sept ans – elle avait fait discrètement le mur du couvent des Oiseaux où elle était élève, pour rejoindre au pavillon « peste » de l’institut Pasteur tout proche un officier américain qui l’avait calmement, définitivement, dépucelée sur un sac de couchage militaire jeté sur le sol carrelé du laboratoire d’analyses, parmi les éprouvettes. Elle y était allée sans désir, sans amour, en toute connaissance de cause, simplement parce qu’elle savait qu’un jour ce moment arriverait et qu’elle voulait que ce soit avec un homme d’un certain âge, maître de ses pulsions et connaissant les choses de la vie.

L’homme l’avait connue quelques jours plus tôt alors qu’elle conduisait le scooter enfin offert par ses parents. De sa jeep, l’officier avait demandé à son chauffeur de s’enquérir auprès de cette fille en mini-jupe, cheveux au vent, de son numéro de téléphone, comme il l’aurait fait avec une pute. Elle s’était affolée, était tombée, s’était blessé un genou. L’officier l’avait ramenée chez ses parents. Il était médecin et avait confectionné un pansement, puis était revenu les jours suivants pour le renouveler. Puis il y avait eu le pavillon de la peste. Si son père l’avait appris, il l’aurait tuée. Elle a revu l’homme, vingt ans plus tard, en Californie.

L’histoire du père, francophone, francophile, fin lettré et magistrat, est un roman à lui tout seul. Mariage de convenance à vingt ans avec une jeune fille riche, choisie par ses parents, qui attendaient que le gendre reprît les immenses exploitations de canne du delta.  Ils lui reprochèrent toujours d’avoir préféré le droit et la justice. Etait née une première fille, puis deux fils. Le père était parti pour Paris afin de terminer sa formation universitaire. Sa femme, qui ne parlait pas un mot de français, ne l’avait pas suivi. A Paris, il avait découvert la vie facile, les femmes, et commencé à se désintéresser de ses études. Il vivait avec une française de petite vertu, qui venait de lui donner une fille, Lydie, aussitôt remise à l’assistance publique.

Avait alors surgi, à Paris, sa femme vietnamienne, parvenue jusque-là sans toujours parler un mot de français. Elle avait récupéré son mari, vivant avec lui dans des conditions précaires, l’obligeant à reprendre et terminer ses études, puis l’emmenant à Saïgon. Toute sa vie, la mère n’a cessé de faire payer au père son incartade de jeunesse. Toute sa vie, elle a distillé le fiel, l’amertume, à l’égard de ses enfants comme de son mari. Et toute sa vie l’homme a supporté, stoïque, se réfugiant dans l’écriture de romans en vietnamien et de poèmes en français ainsi que d’une histoire du théâtre traditionnel vietnamien qui fait, aujourd’hui encore, autorité.

A la mort de son père, Camtu s’est convertie au bouddhisme, elle qui apprenait le catéchisme au couvent des Oiseaux. Dans sa maison californienne, un autel est élevé à son père, pour lequel elle allume chaque soir un bâton d’encens tandis qu’un projecteur éclaire un petit Bouddha d’albâtre.

Un mot encore de ses deux frères, Gilles et Guy. Ils portent un nom français parce que, dans les années soixante, le père les avait poussés sur un bateau clandestin. A leur arrivée à Hong-Kong, ils avaient déclaré être les enfants d’un couple français. L’un et l’autre sont restés en France, complètement francisés. Guy est haut fonctionnaire au ministère de l’Agriculture. Leurs parents les ont rejoints à la chute de Saïgon, en 1975.

Couloir de la mort

 

En avril dernier, Robert Harris était exécuté, dans des conditions particulièrement atroces, à la prison de St Quentin. Deux cent cinquante autres condamnés attendent la mort … ou la grâce. Bill Clinton ne s’est pas encore clairement prononcé sur la peine de mort et, de toute manière, la liberté des Etats est très large. Parmi les condamnés à mort, un homme que nous appellerons Richard.  Une femme, que nous appellerons Sophie, s’apprête à lui rendre visite. Nous l’appellerons Sophie car la loi américaine  ne l’autorise pas à communiquer à l’extérieur ce qu’elle vit, semaine après semaine, en allant rendre visite à Richard. Pour le compte d’une avocate de San Francisco, elle s’efforce de rassembler des éléments nécessaires pour interjeter appel en faveur de Richard, un homme qui a violé et tué une femme de 32 ans, comme Sophie, et son enfant de deux ans. Deux ans, l’âge du fils de Sophie.

Aujourd’hui à San Francisco, les condamnés à  mort se trouvent au-delà du Golden Gate Bridge, dans un quartier spécial de la prison de St Quentin. Chacun se souvient des images télévisées, insoutenables, des exécutions matinales, des manifestants protestant en vain, dans la brume glaciale, contre la peine de mort, tandis qu’à l’intérieur, dans la blancheur irréelle d’une chambre comme déjà froide, un homme, un criminel certes, mais un homme, s’apprêtait à inhaler le gaz mortel.

Dans sa modeste voiture japonaise, Sophie roule en direction de St Quentin. Elle est française. Cheveux châtain clair mais sourcils et yeux foncés, elle paraît frêle mais est sans doute très solide. Après avoir été dessinatrice, elle a décidé de trouver du temps pour leur fils âgé de deux  ans. A St Quentin, elle n’emmène jamais son fils mais il l’accompagne dans la plupart de ses autres activités,  dans son boulot de critique gastronomique par exemple, un job où n’entre guère de gastronomie et guère de plaisir puisqu’il consiste à visiter  différentes unités de chaînes de restaurant, où il s’agit surtout de vérifier la rapidité  du  service  et l’honnêteté du personnel (ticket ou non…). Elle est aussi cobaye pour une étude  sur  le sommeil féminin: une infirmière vient à domicile lui placer des électrodes sur la tête, le  tout  relié  à  un enregistreur  porté  à la ceinture ou glissé sous l’oreiller. Elle est encore guide de voyage pour des Français et des Tahitiens faisant escale à Los Angeles. Elle est enfin le bras séculier d’une avocate qui cherche à obtenir la révision du procès de ce condamné  à  mort actuellement détenu à St Quentin. Son rôle consiste à reconstituer toute   l’enfance   et l’adolescence de Richard pour tenter de trouver une explication, une excuse (viol dans la  petite enfance, mauvais traitements) à son crime. Une première exécution a eu lieu au printemps. Si Richard n’est pas gracié, il devrait passer à la chambre à gaz dans six ou sept ans.

Au-delà des contrôles, des fouilles, des caméras, de l’inévitable questionnaire, des matons, de l’oeil électronique, un long couloir aseptisé et, au bour du chemin, cet homme que Sophie tente de sauver de la mort.

– Comment avez-vous fait la connaissance de Richard ?

– J’ai d’abord regardé des cassettes vidéo de lui.  Il parlait et il était drogué, on lui avait injecté du sérum de vérité, du penthotal de sodium. Il racontait toutes sortes d’imbécillités, même sous sérum j’ai l’impression qu’il parvenait encore à mentir. Puis j’ai lu tous les rapports sur lui, ainsi que des extraits du premier procès. J’ai parlé de lui avec son avocate. Donc, quand je l’ai rencontré, je n’ai pas été vraiment surprise. Son avocate, qui joue un peu le rôle de mère avec lui, avait essayé pendant deux ans de gagner sa confiance, parce que c’est quelqu’un qui ne fait pas confiance aux gens. C’est un type solitaire, mal intégré, qui n’a pas d’amis, qui n’est pas aimé, et pendant deux ans elle lui a envoyé des paquets de chips, des cartes de Noël, elle lui a payé une petite télévision, Alors moi, quand je suis arrivée, j’étais déjà en terrain conquis. Son avocate a pensé qu’il allait tomber amoureux de moi parce qu’il tombe amoureux de toutes les femmes qu’il voit. Il faut dire qu’il n’en voit pas beaucoup actuellement. C’est un violeur. Donc il a une relation aux femmes complètement maladive et, effectivement, quand il m’a vue, il a commencé à un peu délirer, il m’a écrit des lettres incroyables et assez rapidement je l’ai traité comme un docteur traite son patient parce que je ne veux pas trop m’impliquer émotionnellement avec lui. Maintenant, nous avons un peu une relation de médecin à patient, ou de psychologue à patient. Il me parle de son enfance  mais nous ne parlons jamais du crime. La plupart de nos rencontres, il me parle de lui, comme il était bon père, comme il était bon mari, comme il était bon fils, comme il était bon ami, surtout avec ses lady friends , ses amies femmes . Il passe des heures à me persuader de son innocence et on ne parle jamais de son crime. Mon approche, c’est de ne pas parler de ce moment-là mais de trouver un peu tout le reste …

– Le crime, vous le connaissez et vous pensez que c’est bien lui qui l’a commis ?

–  Mon avocate dispose des photos des victimes. Je ne les ai pas encore regardées. Il faudra bientôt que je les regarde, que je voie l’état des victimes, pour comprendre ce qui s’est passé. Mais j’ai lu les rapports de police et d’autopsie et, quant à sa culpabilité, il l’a confessée trois fois à la police et maintenant, il nie tout en bloc, mais je crois que c’est pour se préserver. Je suis allé voir sa mère et ses frères et soeurs à San Diego. J’ai demandé à sa mère si, au fond de son coeur, elle pensait qu’il avait bien commis le crime. Elle m’a dit en être persuadée. J’en suis persuadée aussi.

–  C’était un crime grave …

–  A 18 ans il a commencé à commettre des crimes, à voler, à piquer des voitures, à prendre de la drogue, à en vendre, à se faire pincer. Petit à petit, il s’est mis à violer. Il aimait bien assommer ses victimes avant de les violer. Il avait violé une femme paralytique dans son lit. Elle est morte peu après. Et puis il a tué cette voisine, en face de chez lui. Je crois qu’il a essayé de la cambrioler pendant qu’elle allait chercher sa petite fille à la crèche. Elle est rentrée et je pense qu’elle l’a surpris. Il lui a défoncé la tête à coups de barre de fer. Il a tué la petite fille de deux ans aussi. C’est vraiment un crime horrible. Elle était déshabillée. On pense donc qu’il a essayé de la violer. Plus tard, il a expliqué qu’il avait fait semblant, qu’il avait maquillé le crime. On n’en sait rien.

–  Quand on est une femme et, de plus, maman d’un enfant de deux ans, peut-on encore, moralement, se battre pour essayer de trouver des circonstances atténuantes ?

– Lorsque mon amie avocate faisait elle-même ce travail, je n’ai jamais vraiment osé lui poser cette question parce que je trouvais qu’elle faisait un travail dégoûtant. Et moi, qui voulais pouvoir disposer de temps pour m’occuper de mon fils, j’ai accepté ce travail parce que ça m’arrangeait. Du coup, je refuse de me poser cette question et de voir les choses en ces termes. Ce que je veux voir, c’est que dans mon meurtrier il y a un enfant – on a de très belles photos de lui enfant, il était beau, avait l’ait intelligent, et aujourd’hui il est laid, il est bête, c’est une brute, ce n’est vraiment pas quelqu’un qu’on a envie d’aimer – je  me demande ce qui s’est passé en lui, j’ai envie de le défendre. Au fond, je crois que si je refuse de me poser la et si on n’en parle jamais avec l’avocate, c’est parce que, sinon, nous mettrions immédiatement fin à ce travail.

– Quelle est l’atmosphère dans la prison de St Quentin, où vous rendez visite à Richard mais où 249 autres condamnés attendent la mort ?

–  A chaque visite, je suis angoissée. Je m’habille de façon professionnelle, je rassemble mes dossiers. La route jusqu’à St Quentin est très belle. Je passe le Golden Gate Bridge. La prison ressemble à un château de Walt Disney. J’enlève mes chaussures, mes bijoux,  pour passer les contrôles de sécurité. Dans la salle commune, il y a tous les condamnés à mort. Il y a de petites tables basses, des chaises, des distributeurs automatiques de nourriture et de boissons. Les gardes sont dans des cahutes, à nous observer, ou parlent avec les gars. Quand j’arrive, Richard doit être fouillé de fond en comble, jusque dans le moindre repli de son corps. On est là avec les pires criminels de Californie, il y en a à peu près 250. Je commence à connaître les têtes, les histoires. Ils reçoivent la visite de leurs avocats ou de leur famille. Parfois, ils ont épousé leur femme alors qu’ils étaient déjà en prison. Elles peuvent venir  les voir mais, à la différence des autres condamnés, ils n’ont pas droit aux visites conjugales, dans l’intimité. Alors elles viennent  là, elles se frottent contre leur mari, ils marchent autour de la pièce. Les condamnés reçoivent aussi la visite de sectes chrétiennes, qui essaient de leur faire découvrir Dieu. Quel méli-mélo ! Tous les condamnés ont commis des crimes horribles mais deux tiers d’entre eux ont l’air tout à fait normal. Ce sont de beaux hommes, en forme, sportifs, cheveux courts, superbes. Je pense que la prison les a changés. Le dernier tiers a l’air complètement cinglé. Ça fait peur. Mais tous ont le même profil. Ils ont commis leurs crimes sous l’empire de l’alcool ou de la drogue. Ce sont des loosers, des perdants. Enfants, ils ont été battus, parfois violés. Victimes de toutes sortes d’abus. J’avais vu Robert Harris en avril, juste avant son exécution. On avait vraiment envie de lui parler. Un regard superbe, des yeux très bleus. Quand ils l’ont tué, ce n’était plus le même homme qui avait commis le crime quinze ans auparavant.

– Quelle est aujourd’hui votre position sur la peine de mort, après avoir approché ce milieu ?

– Je ne sais pas parce que je ne sais pas ce qu’on peut faire d’un type comme Richard. Il ne sera jamais réhabilité dans la société, on ne pourra jamais le relâcher. C’est un malade qui ne pourra pas être soigné. Il a tué une femme, un enfant. Je ne sais pas si c’est une solution pour lui, et pour nous, qu’il reste en prison jusqu’à la fin de ses jours. Ce serait horrible de penser qu’il pourrait mourir en prison. Il a 39 ans, c’est un homme fini. Bien sûr, l’exécution de Robert Harris a été abominable. On l’a attaché dans la chambre à gaz, on a attendu dix minutes, on l’a relâché parce que, toute la nuit, le tribunal s’était réuni et n’avait pas cessé de changer d’avis sur son sort. On l’a emmené, ramené, emmené. Trois ou quatre fois. C’est quelque chose d’atroce.

– Vous auriez pu être, vous, la victime de Richard. Vous et votre fils de deux ans…

– Vu comme ça, j’aurais tendance à dire qu’il faut l’exécuter. Mais l’exécution va contre tout ce à quoi je crois. Je suis vraiment prise dans un dilemme. Je n’a pas de réponse.

– Si l’appel n’aboutit pas, si Richard doit être exécuté, assisterez-vous à l’exécution ?

– Probablement. Ce sera sans doute très dur mais toutes sortes de gens peuvent, en Californie, assister aux exécutions, la famille de la victime, celle du condamné, la presse, les amis. Mais je pense que pour Richard, il n’y aura pas beaucoup de monde. Son avocate et moi nous serons là pour lui. Mais pour l’instant, je refuse d’y penser, d’envisager son exécution. Je ne sais pas si je pourrais continuer à faire mon travail en pensant qu’il pourrait être gazé.

Un tramway nommé Désir

 

San Francisco. Traversé le Golden Gate Bridge pour apercevoir, depuis l’autre rive déserte, l’entassement de la ville, ses buildings, sa pyramide et, au premier plan, Alcatraz. Puis cap plein centre, là où les wattmen retournent à la main, sur un plateau mobile, la motrice du célèbre cable-car. Misère d’un grand magasin, soldes de rien pour clientèle de chômeurs patentés. Pauvreté poussiéreuse, presque agressive, des avenues en direction du Capitole. Clochards affalés sur une plaque de marbre ou le coin d’une fontaine. Stands en plein air pour la protection contre le Sida. Ne reste rien de l’arrogance et de la fierté des années passées. Les homosexuels rasent les murs. La maladie et la crise ont tout brisé.

Sans Francisco, c’est loin ? Tais-toi et nage … Tel était peut-être le dialogue des rares prisonniers à avoir réussi à s’échapper d’Alcatraz et nageant dans une des plus belles baies du monde, celle de San Francisco, en quête d’une liberté bien improbable.

Arrivée sans encombre sur Lombard,   la   rue   des motels,   pas   loin   du Fisherman’s  Wharf. Pas envie  ce  soir d’y aller. Fatigue. Réveillé  le proprio du Travel Lodge Bel Aire,  je  suis son dernier client. Puis ressorti dans les rues proches, le temps  de  manger   une salade  plus   ou   moins italienne  avec  un  vrai demi-litre de vrai vin rouge (Burgundy) de Californie. Au retour dans la chambre, pas moyen  d’appeler à l’extérieur, le téléphone n’a pas été branché. J’aurais eu tellement envie de parler à Rodica: je suis à deux pas  du  petit  motel  de planches vertes où nous étions descendus en mars. Nuit calme. Demain matin, il sera une heure de moins: c’est aujourd’hui que les Américains  passent   à l’heure d’automne. On ne parle pas d’hiver ici.

Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je trouve les parcs d’amusement, américains ou européens, lugubres. S’amuser à  Disneyland ou à las Vegas, c’est à pleurer. Camps de concentration des loisirs, vacance de l’âme. C’est sans doute pour ça que j’aime revenir à San Francisco.

Quand je me trouve dans le cable-car, je me sens heureux comme un gosse à qui ses parents auraient offert un tour dans les chenillettes des montagnes russes. Bien sûr, le tramway nommé désir est un haut lieu du tourisme au même titre que la tour Eiffel mais les touristes y sont noyés, mangés par la vie. C’est que, lorsqu’on habite San Francisco, on ne peut pas s’en passer. Les collines de la ville sont trop raides, les parkings trop rares. Tout le monde prend le tramway à  crémaillère et, dans ce pays où, généralement, chacun se réfugie dans le silence feutré de son automobile, on se côtoie, on se frotte, on se parle, et on vibre avec le wattmann noir qui se sert de la cloche du tram comme d’une batterie de jazz.

A Sans Francisco plus qu’ailleurs, la vie est d’autant plus drôle qu’elle est, à chaque instant, menacée de mort. Dernier avatar en date, le sida, qui a commencé par décimer la communauté gay, autrefois triomphante, avant de s’attaquer aux drogués, aux paumés et, finalement, à  monsieur et madame tout le monde.

Des fatalités, San Francisco en a connu d’autres, à  commencer par les tremblements de terre, cycliques, omniprésents, et dont la menace semble donner un peu plus de précarité, et donc de sel, à  la vie. Le 18 avril 1906, à  5h13 du matin, ce fut la première secousse. Les corniches des immeubles se sont effondrées dans les rues, puis la terre s’est soulevée à plusieurs reprises, comme une vague immense un jour de tempête. Un millier de victimes et 250.000 sans-abri, réfugiés dans le parc du Golden Gate, celui-là même où allait naître, soixante ans plus tard, le mouvement hippie.

Dans le cable-car qui grimpe sans peine mais avec quel fracas jusqu’à surplomber le fort Mason, la baie et l’île d’Alcatraz, un homme s’est assis près de moi. Les trois quarts de siècle, sans doute, la tenue sobre d’un homme de dieu en civil. Malgré les bousculades, les arrêts brusques, les piétinements, il lit Le Monde, consciencieusement. Français, prêtre, il vit ici depuis des lustres. Lorsqu’il me quittera, deux stations avant le terminus, je ne connaitrai toujours pas son nom. Mais je n’ignorerai plus rien du tremblement de terre de 1906.

La mort, parlons-en. Elle était présente, lancinante, dans l’île d’Alcatraz, investie en 1969, la semaine du Thanksgiving Day, par une première manifestation indienne. De 1861 à 1963, Alcatraz avait surtout été, accrochée à   son roc, la prison à vie des plus fameux criminels américains. Rares furent ceux qui tentèrent de s’échapper, et plus rares encore ceux qui y  parvinrent.

Aujourd’hui, les condamnés à  mort se trouvent au-delà du Golden Gate Bridge, dans un quartier spécial de la prison de St Quentin. Chacun se souvient des images télévisées, insoutenables, des exécutions matinales, des manifestants protestant en vain, dans la brume glaciale, contre la peine de mort, tandis qu’à l’intérieur, dans la blancheur irréelle d’une chambre comme déjà froide, un homme, un criminel certes, mais un homme, s’apprêtait à inhaler le gaz mortel.

 

Caramba !

 

Vers midi, départ en voiture vers Tepoztclan, cap plein sud,  avec Horacio. Dès la sortie de Mexico, l’avenue Insurgentes se transforme en autoroute payante. On monte encore. Mexico est à 2400 mètres, Cuernavaca doit être aux alentours de 2600 et Tepoztclan 2800. On quitte le smog qui recouvre, assombrit et rafraîchit Mexico au profit d’un climat plus tropical, végétation avec bananiers, fleurs en tous genres, pins aussi.

Tepoztclan est un gros bourg où ont convergé des artistes mexicains ainsi que quelques étrangers, tendance écolo mystique. Mais la grande majorité de la population est autochtone, indienne. La commune compte sept villages qui totalisent 15.000 habitants mais le bourg principal doit en compter 7 ou 8000.

Nous sommes ici dans les terres d’Emiliano Zapata, la région dite de Morelos. Dans les champs, quelques ares de maïs, des chevaux maigres, des mules. Au-dessus du village, montagne splendide faite de canons juxtaposés de terre rouge, surmontés d’un dôme de verdure. Hélas, le temps tourne à la grisaille. Sur l’église, il est écrit « ex-couvent ». Jusqu’à ces dernières années, les rapports étaient très tendus entre le Mexique et le Vatican. Aujourd’hui encore, un prêtre n’a pas le droit de se déplacer en soutane sur le domaine public, au point que le pape lui-même était en infraction lorsqu’il a visité le Mexique en tenue de travail. Des dizaines de gosses convergent vers l’ex-couvent, que nous ne visiterons pas et où a lieu répétition d’un concert philharmonique.

Le marché, 100 ou 200 étals, compte beaucoup l’artisanat: masques de poterie polychrome, parchemins peints par de vieilles indiennes, statues peut-être précolombiennes, bambous de pluie (bambous bouchés aux deux bouts et qui font un bruit de pluie quand on les renverse), bagues de bronze, vêtements tissés, sandales de cuir tressé avec semelles de pneus. On y vend aussi des fruits et légumes, petites bananes locales, tomates minuscules, citrons verts ainsi que de la viande (poulets, têtes de porc, peau de porc grillée, viande rouge coupée en fines tranches et que survolent des mouches noires, tripes et boyaux).

Certains font restaurant. Nous mangeons ainsi un taco de maïs bleu dans lequel une vieille femme glisse une ration de tuna (oreilles de cactus coupées en segments) mélangée à de la tomate, de l’oignon et du cilantro. Plus loin, nous dégustons du mole, repas traditionnel à base de cacao, mais salé et poivré

Ensuite, juste avant la nuit, escapade vers Santo Domingo et Amatlan. C’est là, au pied des splendides montagnes, que le gouvernement prévoit de construire une autoroute qui rejoindrait Mexico par l’est. Les habitants de Tepoztclan y sont opposés puisque l’autoroute directe leur a déjà apporté leur manne de leurs lots de touristes, qu’ils ne veulent pas partager avec d’autres. Du coup, on utilise l’argument de l’environnement, d’ailleurs pas dénué de fondement.

Pour aller à Santo Domingo, il faut d’enfoncer entre les collines pauvres, rarement cultivées et parsemées, à cette saison, d’arbustes en fleurs. Les paysans rentrent à pied, un outil sur l’épaule, parfois un bourricot bâté à leur côté. Pauvreté, misère même. Les collines ne doivent pas produire grand-chose et les rares terrains plats sont plutôt arides. Petite église coloniale et essais de haut-parleurs devant la mairie.

Redescente à Amatlan, situation plus confortable mais sans rapport avec la relative opulence du bourg principal. Toutes ces terres, qui appartenaient jusqu’à présent collectivement aux paysans, via l’ejidio issu de la révolution, sont désormais à vendre ou du moins peuvent l’être. A moyen terme, un risque pour les paysans pauvres mais peut-être un dynamisme nouveau pour une agriculture plus libérale et plus entreprenante. Le vrai problème de la nouvelle loi porte sur les zones de littoral, où les paysans seront tentés de vendre à des entités touristiques qui pourraient bien les chasser ensuite, ainsi que sur les forêts, qui risquent d’être outrageusement exploités par des entrepreneurs sans scrupules.

Soirée à Mexico avec Horacio, Carlos et sa voisine, jolie jeune femme avec qui il semble entretenir des rapports d’amour amitié. Sur Reforma, de nombreux immeubles effondrés lors du tremblement de terre n’ont pas été reconstruits. La ville semble riche mais les différences sociales sont énormes. Aux carrefours, des clowns jonglent devant les voitures. Une façon plutôt drôle de mendier. Mais comment vivent ceux qui ne sont pas assez lestes ou plus assez jeunes? Jusqu’à ces dernières années, les mendiants s’étaient faits cracheurs de feu mais, après quelques accidents, la police le leur a interdit.

Les policiers en uniforme n’ont que de petits moyens, parmi lesquels quelques moyens d’extorsion. Ils observent les automobilistes et guettent une ampoule défectueuse, un comportement plus ou moins prohibé, et arrêtent le conducteur. Le choix est alors simple: accepter de se rendre avec eux au commissariat, ce qui peut durer une journée entière et n’est pas exempt de risques, ou accepter de leur payer sur le champ une amende qu’ils conserveront bien sûr pour eux.

Les policiers en civil sont plus dangereux. Dans des voitures banalisées (mais aujourd’hui le pouvoir a obligé les voitures de police, même banalisées, à porter un signe distinctif), ils arrêtent le piéton sur les trottoirs, exhibent une carte de police et un revolver et le font monter avant de partir vers la périphérie. En chemin, ils cuisinent leur passager, d’abord pour lui faire remettre tout ce qu’il possède, ensuite pour obtenir des renseignements sur le lieu où il aurait caché de l’argent, dans sa voiture ou à son domicile. Cette pratique fleurit en particulier en fin d’année, lorsque les Mexicains reçoivent leur treizième mois et que les policiers ont envie de faire des cadeaux à leurs propres enfants.

Sur la place Garibaldi, il pleuvine et les groupes de mariachis sont à l’affût des rares visiteurs. Vêtus de blanc, des bottes au chapeau en passant par le pantalon décoré de métal et le gilet serré à la torero, ils viennent du sud et du centre du Mexique et jouent de la guitare, du gros guitarron, de la trompette et du violon en chantant des airs plutôt romantiques. Les mariachis vêtus de noir viennent du nord. Ils jouent de l’accordéon et chantent des histoires sordides de drogue, de crimes, d’enlèvements et de passages clandestins de la frontière avec les Etats-Unis.

Contre quelques pièces, des amuseurs vous proposeront de prendre à pleines mains deux cylindres de laiton dans lequel un homme à mine patibulaire fera passer des décharges électriques de plus en plus intenses, histoire de montrer votre courage à la belle qui vous accompagne. Cette pratique remonte aux débuts de l’électricité, lorsque les paysans et même les citadins refusaient de croire à son existence et à ses effets. Caramba!

 

La culture et l’espoir

 

Dans le 747 qui nous ramène en Europe, le jour se lève au-dessus de l’Irlande ou du pays de Galles.  Voilà pas si longtemps, les premiers « Constellation » franchissant l’Amérique sur la plus courte distance possible faisaient escale en Islande. Tout se simplifie, tout se banalise. Aux deux bouts de la course les mêmes produits, les mêmes publicités et, de plus en plus, les mêmes visages.

L’aventure n’est plus au coin de l’oreille. Les derniers aventuriers, s’ils existent, se cachent bien. Ou alors ils font profession d’aventure, voir Nicolas Hulot, Paris Dakar et tutti quanti. L’aventure de demain, si elle doit voir le jour, sera intérieure. Malraux disait que le XXIè siècle serait mystique. Peut-être, bien que ça n’ait rien de rassurant. Intellectuel, sage, profond, curieux de soi et des autres, ce serait mieux.

L’Amérique, sous ses aspects accueillants, est le domaine de l’égoïsme et du chacun pour soi. Nous avons de la chance, en Europe, d’avoir dans la plupart des pays réussi le mariage de la chèvre et du chou, de la libre entreprise et d’un certain socialisme. Pourvu que les inévitables chaos de l’Europe de l’Est ne viennent pas faire tomber cet encore fragile château de cartes.

Nous nous acheminons vers de nouvelles ségrégations. Les townships noirs se reforment. Noirs? Non, seulement sombres d’une obscurité qui vient de l’absence de culture et de formation. Ceux qui n’auront pas réussi à s’agripper au radeau de l’informatique, de la bureautique et de l’automatisation tomberont du panier. Les autres les maintiendront quelque temps à leurs côtés, puis les relégueront avec un maigre subside. Chaudrons dont le couvercle se soulèvera parfois, dans l’indifférence ou la peur générales.

Nous allons entrer dans l’ère d’un nouveau puritanisme. D’un côté ceux qui travaillent et, à l’écart, ceux qui ne veulent ou ne le peuvent. Notre monde est assez riche pour les nourrir de surplus, mais ne dispose plus d’assez de place pour les loger et, surtout, d’assez de coeur pour leur donner la culture et l’espoir.

 

Ils ne veulent pas travailler

 

L’avion part à 19 heures mais les fins d’après-midis sont très encombrées à New-York, Il faudra gagner l’aéroport assez tôt, sans doute vers 3 heures. Ultime étape de ce voyage américain, le Metropolitan Museum. Le chauffeur de taxi se nomme Jean- Joseph. Haïtien? Oui. A New-York depuis 18 ans. Trois enfants, une femme haïtienne. Originaire du Cap Haïtien. Nous en parlons, il se sent à l’aise et se confie. Non, il ne souffre pas ici de racisme. Il est noir mais se sent différent des Noirs. Il travaille, lui. Il a dû quitter le Queens, où il habitait, de peur que ses enfants ne soient happés par la drogue. Si les Noirs sont aujourd’hui mal considérés en Amérique du Nord, c’est leur faute.

C’est vrai que lui, à leur différence, a choisi l’Amérique. Les autres y ont été amenés de force. Mais ils ne veulent pas travailler, pas s’instruire. Je ne fais ici que transcrire ses propos, bien sûr. Les leaders noirs sont particulièrement coupables. Par démagogie, ils disent à leurs frères de couleur: – Allez voter (sous-entendu: pour moi). Ils feraient mieux de leur dire : – Allez à l’école. Mais cette situation est aussi le fait des hommes politiques blancs. Ils n’ont aucun intérêt à faire campagne pour la promotion des Noirs: ils ne seraient pas élus.

Les Noirs ne se forment pas, refusent d’apprendre, attendent le welfare comme un droit. Il y aura un jour une explosion mais ce sera la faute des Noirs, qui refusent de faire un effort et qui, en ne s’assimilant pas, finiront par être rejetés. Jean Joseph ne le dit pas mais, même s’ils allaient assidument à l’école, les Noirs fréquenteraient forcément les plus mauvaises écoles. Sans doute me répondrait-il que, si les écoles des Noirs sont moins bonnes que celles des Blancs, c’est encore à cause des Noirs.

Jean-Joseph dit n’avoir jamais souffert de racisme. Lorsqu’il a dû quitter le Queen’s pour Long Island, il a été aussitôt accueilli par des Blancs qui sont venus lui dire quel était le jour de ramassage des ordures et à qui il fallait s’adresser pour faire brancher l’électricité.

Central Park traversé, nous voici devant le Metropolitan Museum of Art. Dans le royaume de l’inculture triomphante qu’est l’Amérique d’aujourd’hui, le « Met » est comme une erreur de casting, une provocation. Le temps de gravir un escalier monumental et nous voilà au milieu d’une quinzaine de Van Gogh, parmi les plus célèbres. Paradoxe: ce sont les plus riches Américains, ceux-là même qui se sont enrichis grâce à l’inculture des autres, qui ont amassé ces trésors et les ont ensuite légués à la collectivité.

La faute des Noirs

 

Hier soir, survol par nuit claire de New-York. Deux lignes de force, une fois encore: l’immensité de la ville et l’omniprésence de l’eau, repérable au reflet des lumières de la ville.

De la Guardia à Manhattan, chauffeur jeune et barbu. Nom slave affiché, George Bojkov. Il est bulgare, arrivé à New-York depuis deux ans. Après un an et demi passé dans un camp de réfugiés en Autriche, où il se trouvait avec des Tchèques et beaucoup de Roumains. Explique son travail ici. Deal avec le patron à qui appartient le taxi. Il travaille 12 heures sur 24, 7 jours sur 7, mais prend parfois quelques jours de congé, le temps de se reposer un peu. Veut gagner de l’argent le plus vite possible, doit avoir 26 ans, était dans son pays licencié en économie. Chaque nuit, il paie à son patron 100 dollars de location et environ 20 de fuel. Si tout va bien, il encaisse au total 220 à 240 dollars, soit 100 à 120 dollars de bénéfice.

Il vit dans ce qui est sans doute un taudis, dans le Bronx. Le plus difficile pour lui, ici ? Les Noirs. Il y en a trop et ils sont dangereux à cause de la drogue. Après 9 heures du soir, ne plus prendre le métro. Lui, qui y est parfois contraint, met sa plus vilaine veste, ses plus vieilles chaussures et se munit d’un can de bière. Il ne boit pas mais ça fait plus couleur locale. Nous conseille, si nous nous trouvons face à un Noir armé, de donner ce que nous avons dans la poche. 20 ou 30 dollars suffiront, juste de quoi se faire une piqûre ou une ligne. C’est arrivé à un de ses copains, qui transportait plusieurs centaines de dollars mais qui en a été quitte en donnant les 25 dollars qu’il avait à portée de main.

Hôtel Algonquin. Comme toujours. Chambre minuscule mais luxueuse. Ressortis quelques minutes pour grignoter quelques petites choses dans un « Deli » proche, tenu par des patrons moyen-orientaux. Froid et premières gouttes de pluie.

Ce matin, New-York sous la pluie. Rodica a fini par retrouver sa copine d’enfance, Delia, qui habite hors de New-York mais travaille dans un des deux bâtiments les plus hauts du monde, le World Trade Center 2. Taxi pour se rendre là-bas. Découverte par le bas de ce monde où travaillent 50.000 personnes. Apparition de Delia. Assez petite, visage d’enfant gouailleur un peu déçu.

Nous marchons, marchons, tandis qu’elle et Rodica parlent. Elles ne se sont pas revues depuis 13 ans. Delia venue ici avec un mari roumain, elle a un fils de 17 ans, qui ne travaille pas trop et se passionne pour l’escrime. Ses parents sont ici, eux aussi, mais elle a divorcé. Ses parents reçoivent environ 900 dollars par mois, aide au logement comprise, comme réfugiés âgés. Elle-même en gagne 2000 dont près de 500 vont aux assurances maladie. Le petit appartement de deux ou trois pièces lui a été laissé par son mari, qui a emporté le reste. Elle ne sort jamais, joint difficilement les deux bouts, a craint d’être licenciée dans une récente charrette et pourrait bien l’être à la prochaine. Travaille comme secrétaire dans une entreprise spécialisée dans la consultation et l’enginering pour la mise en place d’usines nucléaires, qui occupe sept étages du building. Chaque étage est grand comme un stade de football. Seuls les chefs disposent d’un bureau éclairé donnant sur l’extérieur. Les autres, dont délia, doivent se contenter d’éclairage artificiel.

Repas avec Delia dans un chinois puis aller-retour sur le ferry de State Island, simplement pour passer dans le froid et la grisaille aux pieds de la Statue de la Liberté. Mais la plupart des ferrys ne transportent jamais un seul touriste. Chaque jour, des milliers de personnes partent de chez elles, sur State Island, laissent leur automobile près du ferry, traversent à pied, prennent un métro ou un bus, puis un train, pour aller travailler. Trois à quatre heures chaque jour.

Retour seul. Taxi conduit pas une femme forte et vive, au teint foncé et aux cheveux courts. Elle est argentine, venue ici voilà 14 ans (juste après le golpe des généraux), a trois enfants et rit lorsque je lui parle de la pampa. Elle est de Mendoza. La vie à New-York est dure mais elle s’y est habituée.

A la nuit, rendez-vous à l’hôtel avec Eliane L. Contact obtenu de Roxana, la soeur de Rodica. Roxana. Suisse, Eliane était ici propriétaire de la société de vente de lithographies récemment que Roxana doit reprendre à son arrivée à New-York.

Eliane a 57 ans. Elle est châtain clair, plutôt menue, extrêmement discrète et tellement réservée qu’elle semble éprouver une difficulté d’élocution. Pourtant, c’est un étonnant personnage, qui a vu des pays avant de se fixer à New-York. Avant son mariage, Eliane portait un patronyme fréquent en Suisse. Avec sa soeur, elle avait couru le monde, fuyant tout ce qui peut ressembler à du tourisme. Asie dans des salles d’attente, Amérique dans les familles. Toujours avec sa soeur. Un beau jour, elles repassent par Genève, où leurs parents se sont fixés. Eliane a encore sa green card américaine. Sa soeur doit prendre le temps de faire renouveler la sienne. Eliane part seule pour New-York, où elle rencontre son futur mari, un architecte artiste. Sa soeur s’apprête à la rejoindre lorsque, à Genève, elle rencontre un Danois, qu’elle épousera. Le chemin des deux sœurs se sépare ici.

A New-York, Eliane travaille alors chez le fils émigré d’un célèbre lithographe français. La maison ferme. Avec son mari, elle la rachète et crée, voilà 18 ans, la société florissante que, veuve depuis une quinzaine d’années, elle a dirigé et fait prospérer avant de la revendre aujourd’hui.

Eliane se sent suisse, s’intéresse à la Suisse, mais y étouffe. Les interdits, les passages cloutés obligatoires, le jour de lessive, elle ne supporte pas. Désormais, elle se rendra sans doute plus souvent en Europe où elle a encore un frère et de petits neveux, mais elle restera basée à New-York.

Elle n’est sans doute pas raciste, mais extrêmement sévère à l’endroit des Noirs, « qui sont paresseux, refusent de se cultiver, de travailler ». Elle en a engagé plusieurs, toujours avec, au bout du compte, de graves déceptions. « Et ne leur faites pas de remarques, ils vous traiteraient de raciste ».

Pour elle, le scandale le plus insupportable est ici celui des homeless, les sans-abri. Ils sont des milliers, des dizaines de milliers. Pour la plupart, ces gens étaient dans des cliniques psychiatriques lorsque Reagan est arrivé au pouvoir. Pas très malades, mais incapables de faire face à une société aussi dure que la société américaine. Reagan a dit qu’ils seraient aussi bien dehors et les Américains, qui ne veulent pas payer trop d’impôts, ont été d’accord. Depuis lors, les homeless vivent dans des cartons. Voilà quelques années, le maire de New-York avait décrété que les services municipaux devaient les amener dans les abris appartenant à la ville, dès que la température tombait au-dessous de zéro. Mais la loi interdit de se saisir de personnes contre leur gré et, pour chaque intervention, les services municipaux devaient faire la preuve que des personnes ainsi emmenées étaient des débiles mentaux. Expertises, contre-expertises. Le maire a fini par renoncer.

Jouez un air triste !

 

Rendez-vous avec Georges Reinecke devant le musée de la Nouvelle-Orléans, au coeur du City Park. L’homme a 67 ans, replet, petite moustache et toujours cette même voix de fausset affecté, dans un français parfait. Nous signale un tableau sur verre de Gauguin. N’irons finalement pas le voir. Promenade vers et dans le jardin botanique. Georges parle. Passionnant. Explique l’insécurité amplifiée par la drogue, surtout le crack, et la misère. Premiers touchés, les Nègres, comme il dit. La ville elle-même s’est dépeuplée de ses Blancs, qui sont partis dans les environs tandis que les Noirs convergeaient vers le centre.

Aujourd’hui, ils sont près de 60%. Le maire est noir. Pour Georges, est noir quiconque a ne serait-ce qu’un soixante-quatrième de sang noir. Il dit avoir eu des amis noirs, dans son enfance, et être fier d’avoir été l’un des premiers professeurs d’une des premières universités dans laquelle étaient accueillis Blancs et Noirs, en nombre égal. C’était voilà près de quarante ans.

Quelques histoires égrenées par Georges:

Un Cajun dans le bois et ne fait que rarement son apparition au village. Il débarque un jour de 1940 et demande:

– Quoi de neuf depuis mon dernier passage ?

– En Europe, les Allemands ont attaqué les Français et les ont battus.

– C’est bien fait, ils n’avaient qu’à rester chez eux, ici.

***

Une femme cajun  s’en va enterrer son mari à Nouvelle-Orléans. Au retour, le soir même, elle doit s’abriter à Bayou Tèche, près de Pont Breaux, dans un café où se donne un bal. Elle est vêtue de noir mais un homme vient l’inviter à danser. Elle refuse et dit qu’elle vient d’enterrer son mari. L’homme insiste et, pour la persuader, lui explique qu’une danse est sans doute ce qui pourra le mieux chasser son chagrin.

– Je veux bien danser, mais alors demandez à l’orchestre de jouer un air triste.

***

La conversation se poursuit avec Georges, à bâtons rompus. Réflexions sur la situation de l’Amérique, qui s’est sentie obligée, après 1945, d’être le gendarme du monde. Ce qu’elle a investi dans l’armement, elle ne l’a pas investi dans l’industrie civile et, aujourd’hui, les deux géants économiques mondiaux sont les deux battus de la dernière guerre, l’Allemagne et le Japon.

A propos de l’invasion des voitures japonaises, Georges se souvient d’avoir acheté une Toyota en 1964, pour 1450 dollars alors que la plus petite américaine en aurait coûté 2400. A ce moment-là, il avait eu le sentiment de faire la charité à ces pauvres japonais.

Noirs insatisfaits de leur statut. Libres et égaux, certes, mais ils ont l’impression d’être encore l’objet de ségrégation raciale et professionnelle. C’est rarement vrai, dit Georges, et c’est même souvent le contraire puisque, à qualités égales, l’administration aurait plutôt tendance, selon lui, à engager un Noir. Mais les jeunes noirs ont plus rarement la chance de bénéficier d’un environnement familial dans lequel ils puissent s’épanouir. De plus, la fin de l’esclavage, autrefois, et surtout l’égalité des droits, voilà une quarantaine d’années, ont donné à de nombreux Noirs l’impression que, dès lors qu’ils étaient libres et égaux des Blancs, travailler ressemblerait à de l’esclavage.

De fait, selon mon observation personnelle, tous les emplois de petite condition sont tenus par des Noirs, qui sont par exemple les plongeurs des restaurants chinois…

Dans ce vieux Sud, le racisme a peut-être disparu mais les séparations sont restées. Georges me dit avoir eu, à l’université, une secrétaire métisse (et donc pour lui négresse) dont il savait qu’elle était la fille d’un homme dont un des ancêtres blancs, un arrière-arrière-cousin de Georges, avait eu des enfants avec une femme noire non mariée. Georges a fait comme s’il ne connaissait pas cette femme, pour ne pas la gêner. Et elle semblait ne pas le connaître. Un jour, pourtant, elle est venue lui annoncer la mort d’un cousin et lui a dit que la famille serait très heureuse s’il venait à l’enterrement. Elle l’avait donc reconnu dès le début mais, sans ce décès, elle ne se serait pas permis de s’adresser à ce cousin blanc alors qu’elle même avait du sang noir.

Georges pense qu’ils ne sont plus qu’une vingtaine comme lui, dans toute la Nouvelle-Orléans, à maîtriser ainsi l langue de Molière. Sauf à être professeur de français, ce qu’il n’est pas, on ne peut espérer trouver un travail si on ne parle que le français. Par facilité, les générations successives se sont contentées d’apprendre ce qui leur était directement utile, la langue anglaise. L’avènement de la télévision a fait le reste.

 

Love Connection

Retour vers Nouvelle Orléans, serons en retard pour le rendez-vous avec Georges Reinecke. Arrêt à Henderson, au bord du bassin Aftchafalaya. Le patron du café,  Angelle, parle français avec un accent cajun à couper au couteau. D’autres vieux aussi. Mais le frère du patron, plus jeune, peine davantage avec le cajun et choisit l’anglais. Un touriste québécois est là, qui se demande si sa langue sera mangée chez lui comme elle l’est ici par les Red Necks.

Promenade dans les bayous, près de l’allée suspendue de la double autoroute. Castors, crocodiles, aigrettes américaines, pélicans. Puis suite du voyage en descendant le Mississipi au plus près. Pauvre. Sauf bien sûr la plantation Nottoway. Je ne fais pas la visite avec Rodica. Ras le bol d’entendre évoquer cette richesse passée, sans un mot, jamais, pour les esclaves et leur condition.

Plus loin, alors que la nuit tombe, passage devant une autre maison coloniale,
plus ouverte, plus belle mais fermée à cette heure, Oak Alley, une trentaine de chênes immenses et sans doute plus que bicentenaires. Splendide.

A la nuit, traversée du Mississipi sur le ferry, atmosphère intéressante. Rive gauche, raffinerie sucrières immenses. Puis long chemin dans le noir et approche de la Nouvelle Orléans. Finalement, nuit dans un motel proche de  l’aéroport , c’est apparemment le seul lieu possible en-dehors du quartier français.

Le soir à la TV, « Love Connection », faux tribunal avec vrais plaignants et vrai juge, affaire de robe de mariée achetée par une dame qui se croyait déjà épousée, mais finalement abandonnée par son compagnon. Sordide.