Lafayette

Dans le bottin de téléphone, des noms de chez nous: Arceneaux, Bougreaux, Benoît, Bernard, Breaux, Broussard, Calais, Chemin, Couvillon, d’Ardeau, Domengeaux, Dufour, Laborde, Leblanc, Lemoin, Préjean, Racheaux, Thibodeaux, Trinchard…

Vers 9 heures, j’appelle George Crouchet, dont le nom figure toujours parmi les autres patronymes français. Je le craignais mort. Voilà 15 ans, il m’avait accueilli chez lui. Se levait avant le jour pour rédiger un édito qu’il allait lire dans le studio de KEPL, une radio locale qu’il possédait en tout ou partie. Le soir, buvait beaucoup et s’endormait ivre. Connaissait tout le monde ou presque.

Il me répond. Est donc vivant. Se souvient de moi. Se rappelle, mieux que moi, que j’avais un formidable mal de dents lors de mon dernier passage et que nous étions partis en quête d’un dentiste. Me propose de venir dès que possible chez lui avec Rodica.

Une heure plus tard, nous y sommes. La maison n’a pas changé, il me semble que la voiture non plus, une Cadillac discrète et poussiéreuse. La maison est cachée sous les arbres. Coup de sonnette. Pas de réponse. Sonnette encore. Toujours rien. Il ne va tout de même pas passer l’arme à gauche le jour même de mon retour. Poussons la porte. Désert. A la suivante, un petit chien noir tente de se sauver dans la rue. Cris de son maître, sorti de la deuxième pièce. C’est George.

L’aurais-je reconnu ailleurs. Il semble fatigué, un peu négligé, marche assez difficilement. Mais l’oeil est resté vif. Nous nous embrassons, comme de vieux amis. Notre visite lui fait plaisir, c’est sûr. Demain, il fêtera ses 76 ans. Depuis notre première rencontre, le ciel lui est tombé sur la tête d’un coup, la mort de sa mère et un accident cardiaque qui a nécessité une opération à coeur ouvert. Du jour au lendemain, il a cessé de boire et de fumer. Lui sont restés quelques tics. Mais il est là, bien présent, bien vivant. Nous attendons son amie, que j’avais selon lui connue à l’époque. Pas de souvenirs. Elle arrive, cheveux blancs, volumineuse et affectueuse. Embrassades. Oui, peut-être l’avais-je rencontrée.

Ils nous invitent dans un agréable restaurant, plutôt seafood mais avec de la viande pour Rodica, le Don’s. Agréable. Il est à peine midi lorsque nous repartons. Ils tiennent à nous faire visiter les environs et d’abord les quartiers résidentiels. Faenelia nous indique sa propre maison, plutôt pauvre et modeste. Elle a été professeur d’économie à Lafayette et aussi, comme l’indique sa plaque de voiture, Coast guard pendant la guerre. Petite retraite. Plus loin, des maisons plus luxueuses, puis de véritables petits palais. Les grands du pétrole. Ici, la richesse est venue de l’or noir et c’est parce que le pétrole se vend désormais mal que les riches sont moins nombreux, la pauvreté plus présente. Mais pas de mendiants comme à San Francisco, même dans le centre-ville.

A une dizaine de kilomètres à l’ouest, Faenelia nous emmène ensuite dans une ancienne maison de plantation, Point Chrétien. Maison louisianaise typique, avec ses six colonnades en façade, son étage avec balcon couvert. Le parc est beau avec ses grands chênes d’Amérique. L’hôtesse est drôle, avenante. Nous montre dans la porte d’entrée le trou de balle d’une bataille remontant à la Guerre de Sécession. Sur la table, des débris de poterie française « de Chine » que les militaires occupants s’amusaient à tirer comme des pigeons. Des balles retrouvées dans le jardin par l’actuel propriétaire, la gaine d’un sabre et un bouton de culotte nordiste. Près de 200 soldats sont morts dans les alentours, paraît-il. Mais on n’a jamais retrouvé leurs squelettes.

Le salon est immense. Ses briquettes sont d’origine, mélange de boue, de foin et de crin de cheval. Peu de mobilier d’époque, à l’exception d’un petit banc sur lequel les esclaves étaient parfois autorisés, sous l’auvent extérieur, à venir se reposer. Le reste du mobilier est plus intéressant. La femme du premier propriétaire a encore son portrait accroché au mur. Petite, plutôt laide, mais volontaire. Après la mort de son mari, fièvre jaune, elle a continué à mener de front la maison, les dizaines d’esclaves et le jeu de poker, où elle gagnait parce qu’elle se contentait de boire du vin largement coupé d’eau tandis qu’elle proposait à ses invités de l’alcool fort.

La nuit tombe vite. George fêtera demain son 76è anniversaire. J’insiste pour les inviter tous deux dans un bistrot avec musique cajun. Nous irons finalement chez Randol’s. Piste de danse, clientèle locale et touristique. Mauvaise nourriture et musiciens peu encourageants. Séparation triste et profonde. Nous reverrons-nous ?

Retour en Louisiane

 

Hier soir à la Nouvelle-Orléans, faux repas cajun sur une terrasse couverte de Bourbon Street. Dans la rue, le jazz est largement remplacé par la musique moderne, synthétique. Jeunes plus ou moins soûls et agents de police prêts à intervenir.

Ce matin, tour du Vieux Carré à pied. Le quartier nord n’est pas sûr, paraît-il. A cette heure, on ne dirait pas. Achat de quelques disques. Passé par un marché situé entre Vieux Carré et Mississipi. Beaucoup d’épices, quelques fruits, des gueules d’alligators. Le temps se lève. Cap vers Bâton Rouge et Lafayette en passant par la rive sud-ouest du Mississipi. Traversée du pont immense et vieillot, déboulé sur le boulevard du général de Gaulle. Le temps de l’omnipotence française est bien passé. Ici, dans les voitures comme dans les quartiers, que des Noirs. Erreur d’aiguillage et cul de sac entre des bayous. Un militaire de la Navy, qui observe à la jumelle d’un pont, nous renseigne.

Nouveau cap. Longue route plus ou moins droite à travers des zones à moitié abandonnées. Puis nous rejoignons une route plus large, qui part vers l’ouest. Arrêt d’un instant, à côté d’un verger aux branches sèches encombrées d’oiseaux, dans une maisonnette annonçant cuisses de grenouilles et visite aux alligators. Tout semble désert, une jeune femme arrive en voiture. Pour les grenouilles, ce n’est pas la saison. Quant aux alligators, ils sont en congé, le chemin de pierraille qui mène vers eux ayant été submergé par de récentes inondations. Plus loin encore, nous obliquons vers le nord en direction du mythique (?) Thibodeaux. Alternance de quelques maisons riches et de beaucoup de pauvreté. Nombreuses zones inhabitées.

La nuit tombe vite. Peu après 18 heures, dans l’obscurité, immenses usines illuminées de Plaquemine. Puis entrée dans Bâton Rouge. Près de City Hall, des groupes de jeunes légèrement vêtus de noir et de blanc déferlent en direction de la salle de spectacles. « Cats » est en tournée. Cela doit bien faire 15 ans que Cats tourne ainsi, multiplié en une demi-douzaine de troupes, à travers les USA et le monde. Plus loin, ville absolument déserte. Près du Capitole, personne. Je me souviens de l’accueil dans les appartements du gouverneur, voilà 17 ans. La ville avait des aspects de Washington. Aujourd’hui, le vide. Tout près du Capitole, des maisons de bois, décrépites, à vendre. Dans Main Street, des immeubles entiers, à vendre ou abandonnés. Certes, à en croire les quelques voitures qui passent de temps à autre, il doit y avoir du monde dans les environs mais, ici, le centre ressemble à une ville fantôme. De nuit, serait-il dangereux de demander sa route à un de ces conducteurs noirs de grosses voitures décaties, à bord desquelles ont pris place deux ou trois copains plus ou moins engageants ? Ils pourraient ensuite, nous sachant perdus, nous prendre en chasse. Finalement, à un feu rouge, un jeune homme bien sous tous les rapports (et donc blanc…) baisse la vitre de sa portière pour nous indiquer que nous roulons à l’opposé de notre direction. Demi-tour.

Sorties suivantes de la 10, pas de lumières, un seul motel. Nous avançons encore. Voici Pont-Breaux, son Crawfish Festival (festival de l’écrevisse) et son « plus fameux restaurant Cajun du monde », le Mulate’s. Décidons de continuer encore. Finalement, nuit agréable, malgré un orage puissant, à l’entrée nord de Lafayette, Motel Super 8. Moins cher et plus confortable qu’à la Nouvelle-Orléans.

Dans l’avion

 

Etrange impression, celle d’arrêter le temps, de le faire remonter. Ce matin, on apprenait la mort de Denis de Rougemont. Je me rappelle lui avoir remis mon premier bouquin, Gauchos, voila presque dix ans. Pour moi, ces dix années auront été celles de l’épanouissement, de la création, de la procréation. Pour lui, elles auront été celles du déclin. Ici s’arrête, bien sûr, la comparaison. Mais je ne peux m’empêcher de penser à lui maintenant. A lui qui nous fit l’amitié de se joindre au comité de rédaction de Ferney-Candide, à l’époque où je rêvais de refaire mon village et lui le monde. Qui peut il prétendre changer le monde? Hormis les dictateurs et le illuminés, hélas.

J’ai tout à coup une fringale d’écriture. Ce matin encore, je mettais sur papier, en catastrophe, quelque chose comme le deux-centième récit d’Effets Divers. A l’exception de quelques jours en juillet, lorsque je suis allé dans l’Ouest canadien, c’est quasiment la première fois depuis un an que je ne suis pas obligé de me mettre à ma machine. Et pourtant je m’y mets, mordieu. Je m’y mets. Comme un drogué. Ou comme un plongeur qui ne pourrait remonter à l’air libre que par paliers.

Tout-à-l’heure déjà, entre Genève et Madrid, j’ai tiré mon petit ordinateur de la mallette. C’était pour écrire à R. Il m’arrive de ne plus bien savoir si je lui écris parce que je l’aime ou si je l’aime parce que je peux lui écrire, parce qu’elle me lit, parce que je reçois d’elle des lettres, comme si la seule réalité était dans le verbe, comme s’il était capable de transmutation des sentiments, des passions, des quotidiennetés.

Nous allons décoller dans quelques instants. Et dans douze heures nous serons a Buenos Aires, J’ai voulu écrire sur l’Argentine avant d’y revenir. Parce qu’ensuite la mémoire et la réalité risquent bien de s’enchevêtrer. Parce que j’ai envie, à froid, de réfléchir sur les raisons qui m’ont fait aimer ce pays, cette civilisation. Certes, il faut faire la part du hasard, des corrélats, pour essayer de dénicher ce qui subsiste au fond.

Le hasard, c’est que Maximilien, lui aussi rencontré par hasard parce que j’habitais à Lausanne dans la même maison, que Maximilien m’ait proposé ce livre, qui allait être, pour moi, le premier. Je n’avais jusque là passé que deux fois deux jours à Buenos Aires, à l’aller et au retour de Santiago. Maximilien lui-même n’avait pas d’atomes particulièrement crochus avec l’Argentine. Simplement, après une première partie de carrière exclusivement consacrée au Sahara, il lui fallait un peu changer son fusil d’épaule. Ce fut l’Argentine avec un bouquin chez Silva.

Ainsi était née l’idée du livre et, quelques mois plus tard, je m’envolais pour Buenos Aires, avant de m’enfoncer dans le campo. Je ne parlais pratiquement pas un mot d’espagnol et je n’avais quasiment jamais posé mes fesses sur une selle. En sortit pourtant « Gauchos » et ce succès, même relatif, eut le don de me rassurer sur moi-même. En cela, l’Argentine représente aussi, pour moi, ce que représenterait un premier amour réussi.

Reste le fond. C’est vrai que j’aime l’Argentine, vrai que j’ai hâte de m’y replonger. Pourtant, j’ai à son endroit quelques griefs non négligeables. D’abord, ayant assez bien connu auparavant un pays comme le Chili, intellectuellement exigeant, j’ai été attristé par une certaine veulerie, une certaine propension a la facilité, particulièrement chez le porteno argentin. Je n’ai guère aimé non plus le racisme latent, celui qu’exprimait sous forme d’antisémitisme le comodoro Juan-Jose Guiraldes a propos de Jacobo Timerman, qui avait pourtant été son complice lors de la création de La Opinion. Racisme plus général, résumé par ce slogan repris par nombre d’Argentins: « Argentina, el unico pais blanco al sur de Canada » (l’Argentine, unique pays blanc au sud du Canada).

M’avait étonné aussi, lors de mon premier passage (ce devait être en 1971), ce goût latin pour les chefs mussoliniens. Peron avait précédemment mis le pays à mal en le berçant de mensonges populistes et le bon peuple attendait pourtant son retour comme on attendrait celui du messie.

M’avait choqué, enfin, un certain comportement, celui d’immigrants qui continuaient, à Buenos Aires, à se considérer comme des colons auxquels tout était permis, et qui n’hésitaient pas à donner en français des ordres au chauffeur de taxi, s’étonnant de plus que le pauvre ne comprenne pas l’adresse dès la première injonction. Ce cas est peut-être isolé (je l’ai vécu en compagnie d’un vieil homme dont j’ai oublié le nom et qui, finalement devenu correspondant de la radio suisse, avait choisi l’Argentine pour fuir la France et les désagréments qui, à la fin de la guerre. menaçaient les collaborateurs. Voilà, son nom me revient, il s’appelait Henri Janières.

Et puis il y eut le livre. Le livre qui, par son titre, devait m’emmener à la recherche du gaucho. Or, à peine arrivé à Buenos Aires, je m’entendis répondre que le gaucho existait plus, que je courais après une chimère. Mon projet ne suscita que mépris condescendant. Heureusement, j’avais entendu les mêmes sornettes à Alger lorsque j’y avais parlé du Sahara et des Touereg. Je savais donc que des citadins ne peuvent qu’ignorer ce qui se passe hors les murs de leur ville, hors les clôtures de leur tête.

Le gaucho existait. Et, une fois de plus grâce à Maximilien, je me suis retrouvé en des lieux (Salta, Palitue), où je n’eus pas à faire la preuve de mes bonnes intentions. Les portes s’ouvrirent vite et grand. Mais, outre l’aventure, la découverte et la démesure, ce qui m’avait fasciné, au point que je m’étais pris au jeu, c’est que cette Argentine blanche aurait pu être mon pays. Il aurait suffi qu’un mien arrière-grand-père eût été malheureux en affaires ou en amour pour qu’une branche entière de la famille se développât ici. C’est le cas de milliers de Basques, Ecossais, Scandinaves, Suisses, Auvergnats. Et le flot n’est pas tari, même si, pendant tout le temps des troubles para-peronistes et de la dictature qui a pris le relais, l’Argentine a provisoirement cessé de représenter un pôle d’attraction pour les Européens.

Oui, le gaucho que je m’efforçais d’être sur ce cheval rétif du Tropezon, cet homme qui, comme certains militaires, refusait d’assister en armes au festin des corrompus, cet homme qui éprouvait le goût de l’asado et du vin de Mendoza, cet homme qui avançait seul dans la plaine infinie, cet homme qui découvrait l’extraordinaire foisonnement de la littérature locale, cet homme – moi – aurait pu être argentin depuis trois ou quatre générations. Dès que j’eus pris un peu l’accent « bien criollo » du campo, personne ou presque n’imagina plus que je puisse ne pas être d’ici.

Et puis l’amitié. Amitié avec les Hiriart, même si j’avais peine à accepter les énormes différences sociales que coiffait leur situation de riches estancieros. Amitié avec tant d’autres, au devant desquels je repars.

Voila ce qui arrive quand on se laisse prendre par le temps. Je voulais absolument mettre au clair mes mythes argentins avant de toucher la terre ferme. Mais un avion bondé est ainsi fait qu’on n’y travaille pas toujours avec l’entrain nécessaire. Nous sommes samedi il va être l’heure du repas de la mi-journée. J’ai touché la terre argentine et je suis même, déjà installé dans la petite chambre accueillante que me réservent les Mackinlay au 1358 de la rue Libertad. Il est inutile que je fasse désormais semblant. Je suis au coeur de Buenos-Aires et ne puis que ranger mes souvenirs. Place au présent.

Madrid, Buenos-Aires, 6 et 7 décembre 1985,

Le plus grand rodéo du monde

Chaque année, en juillet,  se  déroule à Calgary (Pro­vince de l’Alberta) le plus grand rodéo du monde. Pendant dix jours, des  centaines de cowboys, amateurs et professionnels,  s’affrontent dans les disciplines  les  plus périlleuses, applaudis par  un million de spectateurs  qui, uour mieux s’identi­fier à leurs héros, revêtent le jean à boucle et la chemise western. Et chaussent les bottes à talon haut  et  bout  pointu.

Le printemps en juillet        

A Calgary comme dans toute la plaine de l’ouest cana­dien, les hivers sont rudes. C’est que la ville st située au nord du 50ème

parallèle et que, surtout, l’impressionnant réfrigéra­teur que constitue, 120 km à l’ouest, la chaîne des Montagnes Rocheuses, impose à toute la région une saison froide qui empiète largement sur le printemps.

Aussi, lorsque apparais­sent les premières chemises légères, les premières brillances dans les regards, les premières décapotables excentriques, les premiers Indiens emplumés, les premiers bals au carrefour des avenues du centre, pourrait-on croire que le retour des beaux jours en est la seule cause.

Pourtant, il est quelques détails qui ne trompent pas. Les hommes d’affaires, s’ils se rendent encore à leur bureau, ont remplacé la cravate par le foulard noué, les chaussures par les bottes ouvragées. Dans la rue, on distribue sur des chariots de fortune, gratuitement, de petits déjeuners faits de « flap­jacks », savoureuses crêpes assorties de lard grillé.

Une tente indienne a été construite dans le hall de la banque Nova Scotia. Et, sur les trottoirs, quelques vieux serinent au violon de vieux airs country sur lesquels s’organisent les premières »square dances ». Le temps du Stampede est revenu.

Un fou nommé Guy Weadick

Comme toute l’Amérique, les plaines de l’Ouest canadien furent d’abord le domaine des Indiens.

Les premiers Blancs à s’y aventurer furent quelques intrépides trappeurs de castors et chasseurs de bisons, vite rejoints par des individus moins recommandables, venus commercer avec les Indiens,  fourrures contre eau de feu…

Pour mettre fin à ces pratiques, une unité de la police montée parvient en 1975 au confluent des rivières Bow et Elbow et y érige le Fort Brisebois, du nom de l’inspecteur qui dirige le groupe.

L’année suivante, un officier aux origines écossaises débaptisera le lieu et le nommera Fort Calgary, en souvenir d’une baie de l’île écossaise de Mull…

En 1883, le Canadian Pacific Railway arrivait jusqu’à Calgary. Et c’est, justement, de ce train qu’un beau jour d’avril 1912 descendit le dénommé Guy Weadick. Chapeau blanc à large bord, chemise à col ouvert, ceinturon, pantalon de flanelle confiné dans des bottes piquées et effilées, l’homme était américain et, habitué à organiser avec sa femme Florence La Due des exhibitions dans les foires et cabarets, il s’était mis en tête de mettre sur pied, à Calgary, les plus grands « Frontier Days » qu’on ait jamais vus.

Weadick entreprit de rechercher auprès des commerçants du lieu les premiers dollars nécessaires à son projet. Personne ne lui offrit le premier cent, jusqu’à ce qu’un des responsables du chemin de fer le mit en contact avec quelques notables qui lui constituèrent rapidement une caution de 100.000 dollars. Weadick se mit aussit8t au travail et, les 2,3,4 at 5 septembre 1912, eurent lieu à Calgary les premiers « Frontier Days ». Cowboys de toute l’Amérique du Nord, Indiens des plaines alentour, il y avait déjà les ingrédients de base du Stampede actuel. Mais le succès fut modeste et Weadick quitta Calgary sans le sou, dans l’indifférence générale. Pourtant, le cowboy était obstiné. En 1919, le train le ramenait à Calgary et cette fois fut la bonne. Le souvenir de 1912 incita la plupart des habitants à participer à l’effort financier d’abord, aux festivités ensuite. Ce premier Stampede fut un triomphe et, année après année, il allait devenir le plus grand rodéo du monde.

Le « Stampede » ou l’irré­sistible ruée 

Les éleveurs des plaines canadiennes nomment Stam­pede l’irrésistible ruée d’un troupeau de bovins, apeurés par quelque signe incompréhensible. C’était là un titre tout trouvé pour l’incoercible attrait exercé, sur tous les cowboys d’Amérique du nord, par cette folle décade annuelle.

Pourtant, la vie de Calgary a changé. Dès 1914, on a trouvé du pétrole à Turner. Mais la véritable ruée vers l’or noir n’a véritablement débuté que dans les années trente et, aujourd’hui, Calgary est le siège de centaines de compagnies pétrolières, toutes plus riches et plus entreprenantes les unes que les autres. C’est au pétrole que la ville doit l’immense tour Husky (191m), le taux élevé de Cadillac, la spéculation foncière, la construction frénétique, les clubs pour hommes d’affaires, les restaurants chics « où on flambe tout, sauf le potage » et le surnom, mi-envieux, mi-grinçant, de « White Arabs » («Arabes blancs ») décerné aux hommes du pétrole.

Pourtant, ces nouveaux venus, même s’ils affectent le reste de l’année un condescendant mépris pour les éleveurs des alentours, redécouvrent en juillet le mythe du cowboy. Et ils ne sont pas les derniers à se presser dans les gradins pour assister aux épreuves mettant aux prises l’homme et l’animal.

Assis à même le sol, sous les tubulures de la fête, un homme se prépare. Il porte déjà la chemise à franges et à boutons nacrés, le jean serré (mais pas trop), le ceinturon. Le chapeau est posé sur un piquet et l’homme, consciencieusement, enfile les bottes, fixe les éperons, ajuste les jambières de cuir qui le protègeront de trop cuisantes frictions.

A dix mètre de là, l’animal se prépare aussi. Mais contre son gré. Animal sauvage, il a été amené de l’enclos voisin, le long de couloirs à claire voie, jusqu’à une cage étroite qui jouxte l’arène. Là, des hommes ont profité de son impuissance pour lui passer une simple corde sous les côtes (pour l’épreuve de Bareback Bronc Riding), ou une selle et une muserolle (pour celle de Saddle Bronc Riding). Ensuite vient l’insupportable: une lanière irritante, qui enserre le corps à hauteur de la pointe des hanches et enserre, exaspère, humilie le bas ventre.

Mais, dans cette étroite cage métallique, toute ruade est impossible. Ce sera pour tout à l’heure.

Les gradins sont bondés, la foule hurle son impa­tience. Le cow-boy s’approche de la cage, grimpe sur les tubulures, aventure une jambe sur le dos du Bronco, qui tressaille de rage. Le cowboy s’installe en selle, ou a cru, prend les rênes ou insère sa main gantée sous la corde du garrot, installe la pointe des pieds dans les étriers ou les replie sous les fesses. Il ne devra se tenir que d’une main. Il lève l’autre.

La stridence d’un klaxon indique, en même temps que s’ouvre la porte de la cage, le début de l’épreuve.

Huit secondes. L’homme devra tenir huit secondes sur l’animal. Une éternité. Car le cheval bondit, se cabre, rue, cabriole, se jette en avant, fait volte face, saute, tremble, pète,  se bat. Contre le cavalier et contre la lanière qui l’humilie.

Dans les tribunes, le jury observe. Si le cowboy tombe, ou s’il se retient des deux mains, il est éliminé. Mais, même s’il résiste huit secondes, il n’obtiendra pas forcément le maximum de points. Le style du cavalier, la qualité du cheval, compteront pour beaucoup. Et les candidats à la poignée de dollars sont nombreux.

Tous les jeux du rodéo trouvent leur origine dans la vie quotidienne des premiers cowboys. La monte des chevaux sau­vages, bien sûr. Mais aussi celle des impression­nants taureaux, pesant plus d’une tonne, et que des clowns acrobates doivent distraire pour qu’ils ne reviennent pas piétiner le cowboy désarçonné. Et encore les épreuves de Steer Wrestling (où le cavalier, poursuivant une vachette, se jette sur elle à hauteur des cornes, du haut de sa monture, pour la renverser à terre) et de Calf Roping (où le cavalier, lancé à la poursuite d’un veau, doit jeter le lasso, immobi­liser sa victime, se jeter à terre, courir vers le veau, le renverser dans la poussière et lui lier les pattes tandis que le cheval, immobile, main­tient tendu le lasso attaché à la selle, le tout en moins de vingt secondes…).

Mais le spectacle le plus fou, le plus violent, le plus exceptionnel, reste la course de Chuckwagon. Chaque soir, juste avant la tombée de la nuit, d’étranges attelages investissent la piste poussiéreuse. Par groupe de quatre, des chariots dignes de la conquête de l’ouest, caisses à savon montées sur des roues de bois cerclées de métal, bâche voûtée, flèche à quatre chevaux attelés, s’affrontent en un épique combat, censé recréer la ruée vers l’or ou la fuite devant les Indiens, Il s’agit, dès que résonne le klaxon de charger en hâte le fourneau posé à côté du chariot (Qu’eût été la Conquête de l’Ouest sans l’intendance?), d’esquiver les tonneaux simulant les arbres de la clairière, et de se jeter, à bride abattue, sur le circuit d’un bon kilomètre qui enserre le site du Stampede. Escorté par deux cavaliers servants, le driver installé à l’avant du Chuckwagon doit être plus rusé que sportif, plus attentif que courageux. « Le diable connaît beaucoup de choses parce qu’il est diable, mais il en connaît encore plus parce qu’il est vieux », affirme un proverbe des premiers conquérants.

Ici, l’expérience prime sur la jeunesse et les Drivers ont tous la quarantaine passée. L’un d’eux, et pas le moins célèbre, se nomme Tom Dorchester et compte trois quarts de siècle.

Amateurs et professionnels

Le dollar, U.S. ou canadien, est le maître de l’Ouest. Rien ne se fait sans lui et le Stampede est, d’abord, une énorme entreprise. C’est pourquoi, afin de ne rien négliger, les organisateurs font appel à des rodeomen professionnels, venus de tous les Etats de l’Ouest américain et organisés en une puissante association. Ces profession­nels souhaiteraient bénéfi­cier d’un monopole absolu sur la piste du Stampede. Mais c’est compter sans la sensibilité populaire et la faveur croissante dont les jeux de rodéo bénéficient, particulièrement dans les petites bourgades agricoles. Le public du Stampede aime assister aux affrontements entre amateurs de régions différentes et retrouver, au pied des gradins, de vrais cowboys, issus de la terre, des amateurs pour qui le rodéo représente le loisir dominical après une semaine de travail au ranch.

Aussi amateurs et profes­sionnels cohabitent-ils tant bien que mal pendant les dix jours du Stampede, comme y cohabitent ferveur populaire et business,

En 1912 déjà, Guy Weadick avait associé les tribus des environs aux premiers Frontier Days de Calgary. Aujourd’hui encore, un millier d’Indiens Sarcee, Blackfoot, Blood et Peigan installent leur tente à deux pas de la piste, au confluent de la Bow et de l’Elbow. Revêtus de leurs costumes de peau, de leur aura de plumes, de leurs colliers de perles et de leurs mocassins aux mille clochettes, ils participent à d’interminables concours de danses traditionnelles, déterrent hache de guerre ou fument le calumet de la paix le temps d’une photo, invitent le blanc dans leur tente, contre quelques dollars, et attisent le feu convivial sans lequel la tribu ne serait plus rien. A la fin de la décade, les chefs vont au guichet du Stampede échanger contre des dollars les jetons de présence qui ont été ditribués à tous les participants. Puis chacun retournera dans le recoin de plaine qui lui a été attribué par le Blanc et attendra, dans l’indolence passive et taciturne que confère l’attribution du chèque mensuel de « Welfare », que revienne le Stampede suivant.

Car, plus encore qu’aux States, l’Indien du Canada est quantité – et qualité – négligeable. Et ce n’est pas le sourd grondement des tambours, pendant toute la durée du Stampede, qui renversera le cours de l’Histoire.

Demain le Stampede

Le Stampede a soixante ans. L’age de la retraite. Mais en Amérique, on ne se repose pas. Le combat pour  la vie dure jusqu’au dernier jour. Que sera le Stampede demain ? Survivra-t-il à la mutation technologique liée au boom du pétrole? Et saura-t-il rester autre chose qu’une simple entreprise à dollars ? Pour répondre, il faut savoir qu’il y a, dans la seule province de l’Alberta, 35.000 éleveurs et près de 5 millions de têtes de gros bétail. Une richesse plus sûre encore que le pétrole. Et, malgré l’incursion de la Jeep et de l’avion. le travail quotidien du cowboy continue de se faire à cheval, sa fierté quotidienne reste la maîtrise du cheval. Dans les plus petites bourgades naissent ou renaissent des écoles de rodéo. C’est dire qu’avant longtemps, le plus grand rodéo du monde ne manquera ni de spectateurs, ni d’acteurs.

 

 

Pearl Harbor

 

Si les Ricains n’étaient pas là
Vous seriez tous en Germanie
A parler de je ne sais quoi
A saluer je ne sais qui.

(Michel Sardou)

Eh oui, si les Ricains n’étaient pas, finalement, entrés dans la deuxième guerre mondiale, alors que Hitler terrorisait l’Europe depuis plus de deux ans déjà, dieu sait où nous serions et à qui nous obéirions aujourd’hui. Or, c’est quelque part au milieu du Pacifique, à Pearl Harbor, que les Américains ont été forcés d’entrer en guerre, bien malgré eux. Cela se passait le 7 décembre 1941.

Quelques jours plus tôt, le 26 novembre, un porte-avions japonais avait discrètement quitté son port d’attache dans les Kouriles, au Nord du Japon. Il faisait route sud-est, cap sur Hawai. Plus précisément sur Pearl Harbor, merveilleux port naturel situe une dizaine de kilomètres à l’ouest d’Honolulu, sur l’île d’Oahu.

Ce porte-avions japonais se nommait Akagi Il était escorté par à cinq autres bâtiments, le Kaga, le Soryu, le Hiyriu, le Zuikaku et le Shokaku.  Dans le ventre de l’Akagi, des dizaines d’avions de marque Aichi, Nakajima, Mitsubishi, eux-mêmes porteurs de bombes. Et autant de pilotes prêts à mourir pour leur pays.

Pendant ce temps, à Pearl Harbor, la vie était calme, rassurante. Le port était encombré de bâtiments de toutes tailles. L’essentiel de la flotte américaine. Certains en cale de réparation, le New Orleans, le San Francisco, le Pensylavania. D’autres alignés à la queue leu-leu au nord et au sud de l’ile Ford, qui se trouve au centre de la baie de Pearl Harbor : Tanger, Utah, Raleigh, Detroit, Maryland, Tenessee, Nevada, Arizona.

Le 7 décembre au matin, il n’y avait pas un souffle d’air sur Pearl Harbor. Pas un nuage non plus. Le jour n’était pas encore levé. Depuis 80 minutes, les bombardiers japonais avaient décollé du porte-avions. A Pearl Harbour, personne ne les vit arriver.

Tora! Tora! Tora! A 7h55 dans les casques des pilotes, ce mot de code prévint que tout allait bien.  L’attaque avait commencé. Tout de suite, les bombardiers clouèrent au sol l’aviation américaine, basée sur les terrains de Hickam, près de Pearl Harbour, et de Weeler, plus loin dans les montagnes. Pas un seul appareil américain ne réussit à prendre l’air.

Il restait aux bombardiers japonais à détruire la flotte. Ce fut un carnage. L’un après l’autre, les bâtiments retenus dans la rade écopaient d’obus et de bombes. La baie s’était couverte de mazout échappé des cales des navires Le mazout prenait feu. Pour échapper à la fournaise de leur bateau touché et prêt à couler, les marins qui se jetaient par-dessus le bastingage, au risque de périr carbonisés dans le mazout en flammes.

Des bateaux coulaient, d’autres s’éventraient, d’autres explosaient. Le plus touché fut l’Arizona. Il s’enfonça dans les flots en emportant 1177 marins. En quelques heures, 2341 soldats américains, perdirent la vie. Il y eut aussi plus de mille blessés. Quant à la flotte américaine du Pacifique, elle était anéantie.

Aux Etats-Unis, le choc fut incommensurable. Après la stupeur vint la décision. L’Amérique entra en guerre contre l’Allemagne nazie et son allié japonais. Quatre ans plus tard, il faudra Hiroshima et Nagasaki pour réduire, enfin, le Japon à merci.

J’étais le 7 décembre dernier à Pearl Harbor. Il y eut des discours sur le monument de béton, d’un goût contestable, édifié dans la rade, exactement au-dessus de l’épave de l’Arizona. Il y eut aussi des touristes, comme chaque jour mais parmi eux, fait exceptionnel pour qui connaît dans cette région la clientèle habituelle de ce genre de voyages organisés, aucun Japonais.

Pearl Harbor est aujourd’hui redevenue une base navale américaine et les Japonais ont renoncé à la guerre depuis belle lurette. Dans les bistrots de Tokyo, ils se défoulent en jouant à des jeux électroniques recréant  guerres de l’espace ou batailles navales plus vraies que nature.

 

Les dollars d’Honolulu

Honolulu, île d’Ohahu, archipel des îles Hawai. Territoire américain, à  mi-chemin entre  la Californie et le Japon, six ou sept mille kilomètres au Nord de Tahiti … On y  vient des quatre points du monde et quand je dis on, je veux surtout parler des grands et des riches de ce monde. Rappelez-vous, n’est-ce pas là que les princes qui nous gouvernent se retrouvent sous les cocotiers, histoire de parler politique monétaire ou planétaire entre sable et corail ?

Les îles de l’archipel ont de bien jolis noms. Kooaï, Nihahu, Maui. Molokai. Même les quartiers de Honolulu trouvent la source de leur nom dans la langue locale. Moilili. Palama. Et surtout Waikiki. L’une des plages les plus prestigieuses du monde, avec Copacabana et une demi douzaine d’autres.

Aujourd’hui, à  Waikiki comme dans toute l’île, les indigènes m’ont plus grand chose à dire. D’ailleurs, s’ils veulent s’exprimer, il ne le font qu’en anglais. Pardon, en américain.

Rolls, Cadillac, Hamburger, écopes de souvenirs , banques et agences de voyages se disputent avec les innombrables hôtels la rive de Waikiki . Et on y vient du monde entier, la bourse pleine, de préférence.

Pourtant, hier soir, à  Waikiki, alors que je rentrais à pied à mon hôtel, mon attention a été attirée par la présence d’une vingtaine de voitures, pas toutes rutilantes, stationnées dans l’ombre près d’un de ces rest areas comme on en trouve dans tous les Etats-Unis, préau de brique équipé de toilettes et de tables fixes, pour le pique nique. Quand je me suis approché, une bouffée d’ailleurs m’est montée aux yeux et aux oreilles.

Pagne multicolore, veste brodée, bras et jambes nues,      chevillères faites de chaînettes et de fleurs, une jeune femme danse au milieu d’un groupe. Sa coiffe porte des antennes venues d’une quelconque galaxie. Et son corps, oint d’eau de mer, est tout recouvert de billets d’un dollar que les spectateurs viennent coller, d’une tape chaleureuse, sur ses épaules, sa gorge, ses mollets. Des gamins se bousculent pour décoller ces précieuses vignettes et les apporter à  un homme dans la cinquantaine, amical et vociférant, tandis que cinq autres bonshommes, sur le banc voisin , continuent de faire vibrer le banjo, la guitare et la glotte.

Personne ici ne semble parler anglais. Du moins pas ce soir. Ce sont les premiers habitants de l’île. Les plus pauvres aussi. Leurs enfants vont à l’école, mais ils ne connaissent même pas les îles de l’archipel, sinon sur les cartes de géographie. Alors qu’on vient chez eux, d’un coup d’ailes, en provenance du monde entier, leurs parents n’ont pas de quoi leur faire visiter  leur île. Du coup, cette fête, qui est celle de l’amitié et de l’identité indigène, est aussi destinée à offrir un petit voyage en bateau aux enfants des écoles. D’où les dollars.

A cent mètres, les grappes de touristes continuent d’étaler consciencieusement  leur ketchup sur leur hamburger tout en rédigeant d’une main grassouillette quelques cartes postales à l’effigie et à la gloire des indigènes. Ils n’en auront vu qu’en photo, alors qu’à quelques pas, ce qu’il reste de la vie originelle tente de survivre. En l’absence de tout Blanc. Excepté votre serviteur.

Guam, un jour définitivement perdu

 

Guam. Un nom qui évoque les combats aériens de la deuxième guerre mondiale, entre Américains et Japonais. On sait vaguement que ça existe, mais qui pourrait, sans hésitation, désigner d’une pointe de crayon l’endroit du globe où ça se situe ?

Soyons franc, moi, j’en aurai été bien incapable jusqu’au jour récent où, furetant du bout du doigt sur une mappemonde pour choisir mon itinéraire, je suis tombé, presque par hasard, sur Guam.

3000 km à l’est des Philippines, 5000 km au sud du Japon, une crotte de mouche sur la planisphère. J’avais prévu d’y passer un jour et demi, je n’y suis resté qu’une dizaine d’heures. Car j’avais compté sans le changement de jour.

Je pars donc d’Honolulu vers une heure du matin, lundi, et j’arrive à Guam six heures plus tard. Avec le décalage horaire et malgré un vol de sept heures, il n’est que cinq heures, le jour se lève. Petit détail qui a toute son importance, à Guam, il est cinq heures, certes, mais cinq heures mardi matin. J’ai perdu un jour, comme ça, sans m’en apercevoir, en franchissant le 180è degré de longitude, aux antipodes absolues de Londres par, rapport à l’axe de la terre. A l’inverse, si j’avais fait le tour du monde dans l’autre sens, j’aurais gagné un jour. Une histoire à perdre la breloque.

Ce petit coin du monde est vraiment le lieu rêvé pour les assassins de tout poil. Vous imaginez l’aubaine. Un crime est commis le dimanche à Guam. L’assassin a un alibi. Dimanche, monsieur le commissaire, j’étais à des milliers de kilomètres de là, chez ma vieille tante, à Honolulu.

J’imagine aussi la tête du comptable chargé de dépouiller mes notes de frais à la radio.

– Pouvez-vous m’expliquer pourquoi vous avez mangé quatre fois le le samedi et pourquoi vous rapportez deux factures d’hôtel pour la nuit du samedi au dimanche ?

Bref, en franchissant le 180è degré de longitude est, qui est aussi le 180è de longitude ouest, j’ai perdu une journée de ma vie. Et si je meurs à cinquante ans, je n’aurai jamais vécu que quarante-neuf ans et trois cents soixante-quatre jours, à moins que je me décide, d’ici là, à refaire le tour du monde dans l’autre sens.

Tout ça pour vous dire que je comptais bien découvrir Guam en un jour et demi et que, finalement, je n’y suis resté qu’un petit bout de matinée, juste le temps de louer une voiture branlante, de pousser jusqu’à une presqu’île où je me suis fait arrêter par la police militaire américaine car j’étais sur la chasse gardée de ces messieurs ; que je suis reparti une heure plus tard ; que l’île est si petite que j’ai pu en faire le tour dans le peu de temps qu’il me restait, qu’il fait à Guam une touffeur humide comme j’en ai rarement connues, au point que, quand bien même il n’avait pas plu, j’ai fait en tête à queue sur la route poisseuse et glissante ; que j’ai tout de même attrapé l’avion du mardi et que, quelques heures plus tard, j’atterrissais à Tokyo, où il neigeait.

Ce qui prouve qu’on peut faire mille choses en un jour, d’Honolulu à Tokyo en passant par Guam, lorsqu’on oublie l’étrange caractéristique de ce foutu 180è degré de longitude.

Tu veux la paix, t’auras la guerre

 

Et voilà. La boucle est bouclée. J’ai mis la planète dans ma poche et mon mouchoir par-dessus. Il va fal­loir penser à autre chose. La récréation est terminée.

Pendant six mois, Gérard Crittin sau­tait dans un jet à l’heure où je tendais le pouce sur une route d’Irlande, il piaffait d’impa­tience face à des douaniers récalcitrants tandis que je me dorais au soleil d’Amérique centrale, il dansait jusqu’au matin dans une case africaine alors que je suivais un enterre­ment japonais, il vibrait de con­nivence avec des parias sovié­tiques à l’instant même où je crevais de peur dans un tra­quenard guatémaltèque. Et maintenant, nous voilà revenus au bercail, après six mois de bourlingue sur les terres du Docteur Folamour. Gérard lisse à nouveau sa moustache dans les estaminets de Sion et j’ai à nouveau, devant ma fenê­tre, les oiseaux de mon enfance. Comme si de rien n’avait été.

Et pourtant, elle tourne mal… Près de deux cent mille kilo­mètres, une bonne cinquan­taine de pays, des fuseaux horaires comme s’il en pleuvait n’ont pas réussi à me rassurer. Elle tourne, certes. Mais elle tourne mal, la terre. Partout, on emprisonne, on questionne, on expulse, on exile. Partout, le regard des gosses est d’abord une immense supplique, celui des adultes une profonde indif­férence, celui des vieux un cin­glant désaveu. La guerre est à la porte des familles, des usi­nes, des cultures, des pays des puits de pétrole. Elle est patiente, elle saura attendre. Car elle ne doute pas que son tour viendra.

Dans le port de San Fran­cisco, le dernier cap-hornier est à l’ancre. Rutilant, mais inutile. Il ne repartira pas. On n’a plus besoin de lui, n’était pour lui rendre une visite de courtoisie. Voilà moins d’un siècle, ce trois-mâts représen­tait l’un des espoirs de l’homme. Voyage, aventure, conquête de terres inconnues. Les candidats-émigrants, les fuyards, les forbans et les poè­tes prenaient place à bord, entre pont et cale (c’était affaire de bourse) pour un voyage qui allait durer des mois. Le passage de la ligne serait prétexte à des festivités presque rituelles, on ferait escale à Rio, à Montevideo, puis on plongerait dans les tempêtes australes en invoquant Neptune pour que le voyage ne se termine pas, coque démantelée, sur les récifs d’une des innombrables îles barrant la Terre de Feu, Et, si Neptune se montrait com­plaisant, il y aurait un jour, aubout du voyage, une nouvelle terre pour une nouvelle vie.

Aujourd’hui, la terre est une peau de chagrin. Il n’a pas fallu un siècle, pour que l’auto­mobile se rende indispensa­ble, pour que les auberges deviennent des motels, pour que les frontières délimitent le territoire des rues, que les jets crachent leurs hordes de touristes sans curiosité dans des villes désormais sans âme, pour que l’espoir fasse place au désir.

Chaque matin, le soleil essaie bien de recharger nos batteries. Il nous envoie, comme ça, sans rechigner, entre deux nuages, des milliers de kilowatts-heure très écolos, pour faire pousser les tomates, réchauffer les pauvres des bidonvilles et faire piailler les moineaux des platanes.

Mais qu’importent les petits oiseaux, le jardin d’autrefois et les frissons des pauvres. Pour macadamiser la planète, pour mettre en carte sa population, pour lui vendre ce dont elle n’a pas besoin, il fallait beaucoup plus d’énergie que n’en donne, chaque jour, le soleil. Alors, on a commencé à puiser dans les réserves, on roule sur la batte­rie, aucune chance qu’elle se recharge. Tant pis, marmon­nent les fabricants de gadgets, pourvu que je vende mon stock.

«Ils prennent leurs désirs pour nos fatalités», me disait l’autre jour Denis de Rouge­mont. Bien sûr. Mais reconnais­sons que nous ne nous faisons pas trop prier. Nous ne voulons plus renoncer au confort et nous ne saurions plus que faire de nos âmes, le samedi, si les supermarchés étaient rendus à la nature.

Nous allons crever. Que nous fassions la guerre ou pas, nous allons crever. La guerre pour mettre la main sur les puits de pétrole, c’est le sui­cide. Et pas de pétrole, c’est la mort lente d’un monde qui n’a su proposer à l’homme que des objets, et pas d’idées ni d’espérances.

Partout, on se prépare à la guerre. Sans illusion. Certains achètent quelques arpents dans les montagnes, avec l’es­poir de quitter les villes avant la grande déflagration, quitte à survivre comme des sauvages au bord d’un torrent d’altitude. D’autres abandonnent en famille les démocraties (et les facilités) de l’Europe et vont s’installer en Amérique du Sud ou dans des îlots du Pacifique. En cas de guerre atomique, ils espèrent n’être pas sur la tra­jectoire. D’autres encore se remettent à bichonner leur petit abri individuel, en retirent les vélos et les pots de confitu­res, qui en auraient rendu diffi­cile une utilisation immédiate.

Sur le petit écran, on conti­nue de relater les pantalonna­des des princes quinous gou­vernent. Les plages de l’été s’apprêtent à recevoir quel­ques millions de fesses. On est en été 39. Ou à l’aube de 1984. Mais qu’importe, puisque c’est l’été.

27 juin 1980

 

Cécilien Laperruque

 

Cécilien Laperruque. Un nom comme ça, c’est déjà tout un programme. Cécilien ? Rien de tel pour as­pirer à la quiétude du temps. Laperruque ? Parmi les an­cêtres de Cécilien, quel chauve honteux a-t-il, par le port d’un postiche, suscité ce surnom devenu patro­nyme ?

Cécilien Laperruque s’ap­prête à fleurir de quatre-vingts printemps, dont bon nombre partagés avec Rose, sa femme presque aveugle. Lui, Cécilien, voit bien, merci. C’est tant mieux pour lui et ses amis, car il passe le plus clair de son temps à traquer la truffe. Les chê­naies de la région d’Albi en recèlent juste assez pour donner goût aux choses de la vie.

La truffe, perle noire des terrains pauvres, se cache sous une bonne épaisseur de terre et de caillasse, au milieu de grands ronds lu­naires où rien d’autre ne pousse. Mais pas question de retourner le sol pour la dénicher. Ce chamboulement compromettrait les truffes en gestation. Pour cette année. Et pour les pro­chaines.

Il a donc fallu ruser. Quelques petits malins ont remarqué que d’étran­ges mouches tournaient au-dessus de la truffe mûre. Il suffit donc d’observer leur vol en spirale, et de creuser à l’aplomb. Mais il est sou­vent trop tard, la mouche étant attirée par la décom­position de la truffe plus que par les effluves gastro­nomiques.

Restent le cochon et le chien. Le cochon aime naturelle­ment la truffe. Il a bon odo­rat mais n’apprécie pas les voyages et tire à hue et à dia quand on le traîne en laisse. Pis, il a tôt fait d’avaler sa précieuse trouvaille si on ne veille pas au grain.

Le chien, lui, n’aime pas la truffe. Mais il aime le sucre et les biscuits. Encore faut-il l’éduquer. C’est l’affaire de dresseurs spé­cialisés. Leur travail est long et coûteux. Pour un chercheur qui en fait profession, l’investissement est vite amorti mais, pour Cécilien l’amateur, ce fut un épuise-gousset. Tout ça pour pouvoir recevoir ses amis à table, autour d’une omelette pas tout à fait comme les au­tres. Car c’est ainsi – je vou­drais dire ainsi seulement, n’en déplaise aux adeptes du foie gras) – que la truffe est bonne, coupée fraîche en fines lamelles jetées dans des oeufs battus auxquels la perle noire confère une saveur sans égal, à condition d’avoir laissé reposer le tout pendant quelques heures avant cuisson.

J’écris ces lignes sur la table maussade d’un «Coffee Shop» de Houston, Texas. Et j’en salive à distance. Ce qui va m’aider à faire passer l’inévitable et insupportable hamburger-café-au-lait.

Quelle heure est-il en ce moment en Suisse? A Houston, la nuit tombe avec la pluie sur un amas de gratte-ciel tout neufs et déjà lugubres. Ici, on vit pour gagner de l’argent puisque le seul moyen de subsister est d’en avoir. Et le seul moyen d’exister, d’en dépenser os­tensiblement au regard des autres.

Qu’en penserait Cécilien Laperruque, lui qui n’a ja­mais un sou en poche et qui, pour conserver au temps sa valeur ancestrale, a mis une fois pour toutes sa pendule à l’heure solaire. Il a une heure de retard (deux en été) sur les gens de la ville, mais son cheval se lève avec les étoiles et lui, Céci­lien, vit en harmonie avec le ciel.

 

Le Mexique, c’est le Pérou

 

La Marquesa, Mexi­que, dimanche matin. Quelques galops en li­sière de forêt, les habitants du village amènent par groupes de cinq ou six les chevaux calmes qui, dans une heure, feront la joie des citadins en quête de na­ture. Silence et paix. La nuit a été froide, le givre s’ac­croche à l’herbe rase que le soleil ne parvient pas en­core à lécher. La vieille Indienne dispose quelques branches entre les pierres noircies du foyer, gratte une allumette, recouvre la flamme d’une plaque de métal qui servira à confec­tionner les «tacos», ces pe­tites galettes de maïs auxquelles les clients, selon leurs goûts, ajouteront de la saucisse, des champignons, du boudin ou des fleurs de courgettes. Sérénité de bon augure.

Près des chevaux, une grande voiture rouge, immatriculée dans la capitale, irrite l’œil. Qu’y a-t-il donc sous la bâche recouvrant la re­morque? Réponse pétara­dante: une moto trial, made in Mexico, hoquette de rage. Son cavalier s’enhar­nache savamment, protè­ge-ceci, protège-cela, jam­bières, genouillères, bottes, casque. Le voici sur sa mon­ture, les chevaux lui lancent en coin un regard craintif. Coups de gaz, meurtrissures de la boîte à vitesses, stri­dences suraiguës d’un moteur au régime dément dans sa cage d’aluminium. Le monstre bondit, cambré sur la roue arrière, et disparaît en un instant entre poussière et sapins. Superman et son engin vont dompter la montagne.

Superman est suisse et coiffeur de son métier. Au Mexique, il est le roi. A Vevey, sa maman distribue le café dans les bureaux de Nestlé et ses habitués la surnom­ment affectueusement Tan­te Marthe. Voilà un tiers de siècle qu’elle a enfanté Su­perman-Jean-Paul.

Long et inattendu, le che­min de Jean-Paul D. Enfance banale, apprentis­sage de peintre en lettres, un ou deux de ces «coups» qui vous mettent l’adoles­cence au ban de la société puis, tout naturellement, la révolte. Et le hasard qui fait de lui, très jeune, un conseiller communal vevey­san… et communiste. Mais on ne refait pas le monde au­tour d’une table de mairie ou de bistrot, Jean-Paul a besoin de vivre et il a aux pieds plus de four­mis que de racines.

Bourlingue. Puerto Rico, Curaçao, Saint-Domingue, juste au moment où éclate la guerre civile. Les G.I.s américains débarquent pour soutenir Balaguer, Jean-Paul s’enfuit sur le der­nier bateau, cap sur le Mexique, trois sous en po­che. A Vevey, Tante Marthe continue de servir le café à ces messieurs.

Aujourd’hui, Jean-Paul est associé à un autre exilé volontaire, Marc, un Fran­çais. Ni l’un ni l’autre n’avaient jamais touché un peigne et, pourtant, ils pos­sèdent et dirigent un salon de coiffure, 45 employés, au centre de Mexico. Ils comptent quelques clients et clientes de la jet set. Bref, ils sont riches et comblés.

Le conseiller communal communiste  a fait peau neuve. Il rayonne. Il est le roi. Les femmes du monde se bousculent dans son salon ultramoderne. Jean-Paul leur donne du «chère amie» et, entre deux rouleaux et trois vagues, plante ses banderilles. Le roi s’amuse dans la semaine, comme il s’amuse le dimanche à La Marquesa.

Reviendra-t-il en Suisse? Redeviendra-t-il conseiller communal à Vevey?

– Conseiller communal, non. Mais président de la Confédération pourquoi pas ?