Underground à Atlanta

 

Quitté Mexico vers 10 heures mais, avec le décalage et, surtout, l’invraisemblable attente pour le contrôle d’identité, il est près de 17 heures lorsque je prends le volant de la Chevrolet Corsica louée pour 60$ par jour. Approche d’Atlanta par le sud, artères démesurées et sky-line de toute ville américaine rapidement grandie. Il y avait 700.000 habitants dans les années soixante. Il y en a 2,5 millions aujourd’hui. Première vision, celle du stade couvert de 45.000 places où l’avant-dernière rencontre entre les Blues Jays de Toronto et les Braves d’Atlanta doit avoir lieu ce soir. Puis la ville et l’interminable Peachtree Street. Sans doute quinze kilomètres de longueur, avec aux deux bouts des groupes de gratte-ciel et, au centre, une zone plus ancienne ou, du moins, plus humaine. Je tourne en rond à la recherche d’un motel. Ressors vers le sud. En dehors des grands axes, quartiers misérables, noirs bien sûr. Retour au centre pour trouver finalement un Travel Lodge bien central, à deux pas d’un Impérial Hôtel en ruines, promis à la démolition et qui sera sans doute bientôt remplacé par un nouveau gratte-ciel.

Le temps de poser les bagages, coups de fil à Kurt Schlenz,  répond à son salon de coiffure et qui m’explique comment le rejoindre. Son salon de coiffure se trouve dans Midtown, vers le nord, à mi-chemin de Buckhead. J’y suis en moins d’une demi-heure et, entre deux clientes, dans son salon petit, au pied d’un immeuble abritant 1200 personnes, essentiellement des fonctionnaires noirs. L’homme a 62 ans, il est originaire de Schaffhouse et a choisi de venir vivre ici en 1953, à la lecture d’une petite annonce dans le journal des coiffeurs. Il travaillait alors à Montreux, ce qui explique sa bonne maîtrise du français, dans lequel les américanismes sont plus fréquents que les germanismes. Il y a une centaine de Suisses à Atlanta. L’un d’eux, Hans B., fut le premier. Envoyé ici par une société suisse qui y avait acheté des terres, il a d’abord exploité une ferme de vaches laitières et continue aujourd’hui d’élever du bétail de boucherie.

Le soir, sur recommandation de Kurt, je vais à l’Underground, un espace de loisirs et d’animation créé en sous-sol, presque au centre. Une rue couverte, vieilles maisons formant mail, nombreux magasins, échoppes, bistrots. Partout, la foule est pendue au poste de TV pour suivre le match de baseball qui oppose à Toronto les Blue Jays aux Braves d’Atlanta. Le gagnant final sera le premier vainqueur de quatre manches successives. Atlanta a perdu les trois premières, puis en a gagné une et, ce soir, va remporter la seconde. Hystérie collective. J’entre au Hooter. Ecrans partout. Pas une conversation mais des silences d’émotion suivis de cris de joie.

Les hôtesses, spécialité du Hooter, sont splendides. Noires pour la plupart, elles doivent avoir entre 16 et 20 ans, sont chaussées de baskets et vêtues d’un joli short orange moulant leur petit cul émouvant de candeur et de rondeurs, sans oublier le t-shirt noué dans le dos pour découvrir de belles cambrures sportives. Celle qui m’accueille fait, paraît-il, de la danse. Elles prennent les commandes et servent, mais elles ont aussi mission, en tout bien tout honneur, d’engager la conversation avec les clients, hommes ou femmes. Elles le font en riant, s’intéressant aux propos des clients et riant avec eux. Tout ça est bien sûr du commerce mais je serais prêt à parier qu’elles y prennent plaisir.

Plus prosaïquement, je me rabats sur un grand plat composé de pattes d’araignées de mer, de crevettes, de salade de fruits de mer et d’un joli tas d’ailes de poulet, enrobées de panure et trempées dans la friture. Pas vraiment mauvais mais un rien gras.

 

Camtu

 

Le jour s’est levé sur Long Beach, mais pas encore le soleil. Dans le jardin, le gazon tend vers la grisaille d’hiver mais les hibiscus et les bougainvillées conservent leurs fleurs jaunes, mauves, violettes. Il fait chaud, environ 20 degrés, et humide. La maison est parfaitement tenue. Epaisse moquette partout, deux salles de bains dont une que Camtu me recommande d’éviter au profit de la sienne. Un set de linges de toilette et des crèmes pour le corps m’y attendent.

Difficile d’imaginer quelque ambiguïté entre nous. Peut-être suffirait-il que je déporte de quelques centimètres mes baisers de grand frère, que je serre différemment la main que Camtu pose, depuis le début, sur mon genou. Mais je ne le ferai pas. D’abord à cause de Rodica. Ensuite parce qu’il me semble plus passionnant de développer ce rôle de confesseur. A l’amant, elle ne montrerait qu’une facette. A l’ami elle se dévoilera et ma curiosité est plus grande que mon désir. D’ailleurs, Camtu n’est plus aussi belle sous certaines lumières, à certains propos. De face, son visage reste angélique bien que plus rond mais, de profil, elle tient parfois du boxeur décidé et têtu. Il ne fait sans doute pas bon l’avoir pour ennemie.

Paroles. Camtu vide son sac comme elle ne l’a sans doute jamais fait. Quinze années de silence ont fait de moi un confesseur. Haïti tout d’abord. Elle m’avait dit alors qu’elle était vietnamienne, venait de passer quelques jours en Jamaïque et enseignait en Californie. A Cap Haïtien, elle m’avait présenté l’homme d’un certain âge, allemand, qui l’accompagnait, comme une personne rencontrée la veille dans l’avion Je n’y avais pas cru et, lorsqu’elle m’avait demandé comment obtenir un passeport suisse afin de pouvoir faire le tour du monde, j’avais vu en elle une quelconque agente secrète de je ne sais quel service. Or, tout ce qu’elle me disait était vrai.

A l’université de Los Angeles, elle était alors spécialisée dans l’évaluation et la mise au point de méthodes de linguistique. Elle gagnait bien sa vie mais avait appris qu’il lui était possible de faire un extra, dans sa spécialité, en Floride, pour une ou deux semaines. Elle s’y était rendue et, avec l’argent supplémentaire ainsi gagné, s’était rendue en Jamaïque et en Haïti pour quelques jours de dépaysement. Elle ne disposait alors que d’un document de voyage délivré par les USA, ce qui rendait difficile tout déplacement, alors qu’elle rêvait de courir le monde et n’obtiendrait sa nationalité américaine, au mieux, que quatre ou cinq ans plus tard.

Camtu avait appris par un Suisse de Los Angeles que le mariage avec un Hélvète conférait la nationalité immédiate. Elle m’avait donc demandé de l’aider, tour était clair. D’où le mariage à Meyrin avec Norbert Pasche, ami de Jean-Jérôme, qui disait faire ça pour la gloire mais s’était vite amouraché de « sa » femme au point qu’elle avait dû quiter la Suisse deux ou trois jours plus tard, passeport en poche. Depuis lors, elle avait divorcé en 1980, malgré son mari qui, par avocat interposé, lui faisait savoir qu’il l’aimait encore, lui qui ne l’avait vue qu’une ou deux fois, le temps du mariage, et qui ne l’avait jamais embrassée ni même approchée…

Est-ce avant ou après son tour du monde, elle avait rencontré quelque part un Allemand prénommé Thomas et, cette fois, c’est elle qui était tombée amoureuse. Il était architecte, vivait dans un petit village du Taunus et elle était allée vivre avec lui dans le froid, juste vêtue d’un pull péruvien – c’était donc après le tour du monde – et de son Olympus M2. « Hausfrau » elle avait été, vivant seule le jour durant, juste égayée pas la visite du gosse des voisins, Matthias, qui avait commencé à lui apprendre l’allemand. Deux mois plus tard, elle échangeait sa méthode de linguistique, enseignée au profs de Frankfort, contre des cours d’allemand intensif et, à la fin de son séjour, publiait chez un éditeur allemand une méthode révolutionnaire de grammaire anglaise (une série de cercles de carton, lisibles à la manière des disques de stationnement…) qui lui rapporte aujourd’hui encore quelques royalties.

Mais revenons à son voyage de routarde. La voilà en Amérique centrale, puis en Colombie. Puis en Equateur d’où elle se rend aux Galapagos en avion militaire et participe au baguage des tortues géantes par un couple de biologistes animaliers. Puis la Haute-Amazonie, puis le Rio Grande do Soul, d’où elle embarque sur un cargo à destination de l’Afrique du Sud, qu’elle contourne ensuite pour se retrouver en Israël où elle est, dans la rue, contactée par un grand metteur en scène de théâtre, en quête d’une comédienne asiatique pour une pièce que les autres répètent déjà. Elle apprend son texte par coeur, sans comprendre l’hébreu, puis se fait envoyer des USA la pièce en anglais, pour savoir au moins de qui il retourne. Elle reçoit de l’argent, un appartement, une maison, prend des cours d’hébreu en immersion et s’exprime aujourd’hui encore dans cette langue, comme d’ailleurs en allemand, que j’ai pu tester. Puis, lorsque la frontière s’ouvre entre Israël et l’Egypte, elle est dans le premier bus des officiels et journalistes qui, après une ultime journée d’attente au poste frontière égyptien, pénètrent dans ce territoire autrefois ennemi. Entre-temps, elle a lié amour avec un officier de renseignement israélien qui voudrait l’épouser mais y renonce. Il veut que ses enfants soient juifs et c’est impossible avec une mère asiatique. Puis encore l’Asie du Sud-Est, l’Inde, Bali, le Japon je crois, à l’exception bien sûr du Vietnam qu’elle a quitté en 1967.

Ce tour du monde, c’est une découverte, mais c’est surtout une fuite. Elle a quitté le carcan familial à 20 ans, poussée dans un avion par son père, procureur de la république, qui l’avait inscrite à l’université de Liège. A cet âge, elle n’avait pratiquement jamais touché un billet de banque. De la maison familiale située sur la route de Than Son Nhut, ou de l’immense propriété du delta, appartenant à la famille de sa mère, elle ne sortait en ville qu’en voiture avec chauffeur, ne s’occupait jamais de payer, ne savait rien de la vie. Ou à peu près rien.

Une fois pourtant – elle avait dix-sept ans – elle avait fait discrètement le mur du couvent des Oiseaux où elle était élève, pour rejoindre au pavillon « peste » de l’institut Pasteur tout proche un officier américain qui l’avait calmement, définitivement, dépucelée sur un sac de couchage militaire jeté sur le sol carrelé du laboratoire d’analyses, parmi les éprouvettes. Elle y était allée sans désir, sans amour, en toute connaissance de cause, simplement parce qu’elle savait qu’un jour ce moment arriverait et qu’elle voulait que ce soit avec un homme d’un certain âge, maître de ses pulsions et connaissant les choses de la vie.

L’homme l’avait connue quelques jours plus tôt alors qu’elle conduisait le scooter enfin offert par ses parents. De sa jeep, l’officier avait demandé à son chauffeur de s’enquérir auprès de cette fille en mini-jupe, cheveux au vent, de son numéro de téléphone, comme il l’aurait fait avec une pute. Elle s’était affolée, était tombée, s’était blessé un genou. L’officier l’avait ramenée chez ses parents. Il était médecin et avait confectionné un pansement, puis était revenu les jours suivants pour le renouveler. Puis il y avait eu le pavillon de la peste. Si son père l’avait appris, il l’aurait tuée. Elle a revu l’homme, vingt ans plus tard, en Californie.

L’histoire du père, francophone, francophile, fin lettré et magistrat, est un roman à lui tout seul. Mariage de convenance à vingt ans avec une jeune fille riche, choisie par ses parents, qui attendaient que le gendre reprît les immenses exploitations de canne du delta.  Ils lui reprochèrent toujours d’avoir préféré le droit et la justice. Etait née une première fille, puis deux fils. Le père était parti pour Paris afin de terminer sa formation universitaire. Sa femme, qui ne parlait pas un mot de français, ne l’avait pas suivi. A Paris, il avait découvert la vie facile, les femmes, et commencé à se désintéresser de ses études. Il vivait avec une française de petite vertu, qui venait de lui donner une fille, Lydie, aussitôt remise à l’assistance publique.

Avait alors surgi, à Paris, sa femme vietnamienne, parvenue jusque-là sans toujours parler un mot de français. Elle avait récupéré son mari, vivant avec lui dans des conditions précaires, l’obligeant à reprendre et terminer ses études, puis l’emmenant à Saïgon. Toute sa vie, la mère n’a cessé de faire payer au père son incartade de jeunesse. Toute sa vie, elle a distillé le fiel, l’amertume, à l’égard de ses enfants comme de son mari. Et toute sa vie l’homme a supporté, stoïque, se réfugiant dans l’écriture de romans en vietnamien et de poèmes en français ainsi que d’une histoire du théâtre traditionnel vietnamien qui fait, aujourd’hui encore, autorité.

A la mort de son père, Camtu s’est convertie au bouddhisme, elle qui apprenait le catéchisme au couvent des Oiseaux. Dans sa maison californienne, un autel est élevé à son père, pour lequel elle allume chaque soir un bâton d’encens tandis qu’un projecteur éclaire un petit Bouddha d’albâtre.

Un mot encore de ses deux frères, Gilles et Guy. Ils portent un nom français parce que, dans les années soixante, le père les avait poussés sur un bateau clandestin. A leur arrivée à Hong-Kong, ils avaient déclaré être les enfants d’un couple français. L’un et l’autre sont restés en France, complètement francisés. Guy est haut fonctionnaire au ministère de l’Agriculture. Leurs parents les ont rejoints à la chute de Saïgon, en 1975.

La culture et l’espoir

 

Dans le 747 qui nous ramène en Europe, le jour se lève au-dessus de l’Irlande ou du pays de Galles.  Voilà pas si longtemps, les premiers « Constellation » franchissant l’Amérique sur la plus courte distance possible faisaient escale en Islande. Tout se simplifie, tout se banalise. Aux deux bouts de la course les mêmes produits, les mêmes publicités et, de plus en plus, les mêmes visages.

L’aventure n’est plus au coin de l’oreille. Les derniers aventuriers, s’ils existent, se cachent bien. Ou alors ils font profession d’aventure, voir Nicolas Hulot, Paris Dakar et tutti quanti. L’aventure de demain, si elle doit voir le jour, sera intérieure. Malraux disait que le XXIè siècle serait mystique. Peut-être, bien que ça n’ait rien de rassurant. Intellectuel, sage, profond, curieux de soi et des autres, ce serait mieux.

L’Amérique, sous ses aspects accueillants, est le domaine de l’égoïsme et du chacun pour soi. Nous avons de la chance, en Europe, d’avoir dans la plupart des pays réussi le mariage de la chèvre et du chou, de la libre entreprise et d’un certain socialisme. Pourvu que les inévitables chaos de l’Europe de l’Est ne viennent pas faire tomber cet encore fragile château de cartes.

Nous nous acheminons vers de nouvelles ségrégations. Les townships noirs se reforment. Noirs? Non, seulement sombres d’une obscurité qui vient de l’absence de culture et de formation. Ceux qui n’auront pas réussi à s’agripper au radeau de l’informatique, de la bureautique et de l’automatisation tomberont du panier. Les autres les maintiendront quelque temps à leurs côtés, puis les relégueront avec un maigre subside. Chaudrons dont le couvercle se soulèvera parfois, dans l’indifférence ou la peur générales.

Nous allons entrer dans l’ère d’un nouveau puritanisme. D’un côté ceux qui travaillent et, à l’écart, ceux qui ne veulent ou ne le peuvent. Notre monde est assez riche pour les nourrir de surplus, mais ne dispose plus d’assez de place pour les loger et, surtout, d’assez de coeur pour leur donner la culture et l’espoir.

 

Ils ne veulent pas travailler

 

L’avion part à 19 heures mais les fins d’après-midis sont très encombrées à New-York, Il faudra gagner l’aéroport assez tôt, sans doute vers 3 heures. Ultime étape de ce voyage américain, le Metropolitan Museum. Le chauffeur de taxi se nomme Jean- Joseph. Haïtien? Oui. A New-York depuis 18 ans. Trois enfants, une femme haïtienne. Originaire du Cap Haïtien. Nous en parlons, il se sent à l’aise et se confie. Non, il ne souffre pas ici de racisme. Il est noir mais se sent différent des Noirs. Il travaille, lui. Il a dû quitter le Queens, où il habitait, de peur que ses enfants ne soient happés par la drogue. Si les Noirs sont aujourd’hui mal considérés en Amérique du Nord, c’est leur faute.

C’est vrai que lui, à leur différence, a choisi l’Amérique. Les autres y ont été amenés de force. Mais ils ne veulent pas travailler, pas s’instruire. Je ne fais ici que transcrire ses propos, bien sûr. Les leaders noirs sont particulièrement coupables. Par démagogie, ils disent à leurs frères de couleur: – Allez voter (sous-entendu: pour moi). Ils feraient mieux de leur dire : – Allez à l’école. Mais cette situation est aussi le fait des hommes politiques blancs. Ils n’ont aucun intérêt à faire campagne pour la promotion des Noirs: ils ne seraient pas élus.

Les Noirs ne se forment pas, refusent d’apprendre, attendent le welfare comme un droit. Il y aura un jour une explosion mais ce sera la faute des Noirs, qui refusent de faire un effort et qui, en ne s’assimilant pas, finiront par être rejetés. Jean Joseph ne le dit pas mais, même s’ils allaient assidument à l’école, les Noirs fréquenteraient forcément les plus mauvaises écoles. Sans doute me répondrait-il que, si les écoles des Noirs sont moins bonnes que celles des Blancs, c’est encore à cause des Noirs.

Jean-Joseph dit n’avoir jamais souffert de racisme. Lorsqu’il a dû quitter le Queen’s pour Long Island, il a été aussitôt accueilli par des Blancs qui sont venus lui dire quel était le jour de ramassage des ordures et à qui il fallait s’adresser pour faire brancher l’électricité.

Central Park traversé, nous voici devant le Metropolitan Museum of Art. Dans le royaume de l’inculture triomphante qu’est l’Amérique d’aujourd’hui, le « Met » est comme une erreur de casting, une provocation. Le temps de gravir un escalier monumental et nous voilà au milieu d’une quinzaine de Van Gogh, parmi les plus célèbres. Paradoxe: ce sont les plus riches Américains, ceux-là même qui se sont enrichis grâce à l’inculture des autres, qui ont amassé ces trésors et les ont ensuite légués à la collectivité.

La faute des Noirs

 

Hier soir, survol par nuit claire de New-York. Deux lignes de force, une fois encore: l’immensité de la ville et l’omniprésence de l’eau, repérable au reflet des lumières de la ville.

De la Guardia à Manhattan, chauffeur jeune et barbu. Nom slave affiché, George Bojkov. Il est bulgare, arrivé à New-York depuis deux ans. Après un an et demi passé dans un camp de réfugiés en Autriche, où il se trouvait avec des Tchèques et beaucoup de Roumains. Explique son travail ici. Deal avec le patron à qui appartient le taxi. Il travaille 12 heures sur 24, 7 jours sur 7, mais prend parfois quelques jours de congé, le temps de se reposer un peu. Veut gagner de l’argent le plus vite possible, doit avoir 26 ans, était dans son pays licencié en économie. Chaque nuit, il paie à son patron 100 dollars de location et environ 20 de fuel. Si tout va bien, il encaisse au total 220 à 240 dollars, soit 100 à 120 dollars de bénéfice.

Il vit dans ce qui est sans doute un taudis, dans le Bronx. Le plus difficile pour lui, ici ? Les Noirs. Il y en a trop et ils sont dangereux à cause de la drogue. Après 9 heures du soir, ne plus prendre le métro. Lui, qui y est parfois contraint, met sa plus vilaine veste, ses plus vieilles chaussures et se munit d’un can de bière. Il ne boit pas mais ça fait plus couleur locale. Nous conseille, si nous nous trouvons face à un Noir armé, de donner ce que nous avons dans la poche. 20 ou 30 dollars suffiront, juste de quoi se faire une piqûre ou une ligne. C’est arrivé à un de ses copains, qui transportait plusieurs centaines de dollars mais qui en a été quitte en donnant les 25 dollars qu’il avait à portée de main.

Hôtel Algonquin. Comme toujours. Chambre minuscule mais luxueuse. Ressortis quelques minutes pour grignoter quelques petites choses dans un « Deli » proche, tenu par des patrons moyen-orientaux. Froid et premières gouttes de pluie.

Ce matin, New-York sous la pluie. Rodica a fini par retrouver sa copine d’enfance, Delia, qui habite hors de New-York mais travaille dans un des deux bâtiments les plus hauts du monde, le World Trade Center 2. Taxi pour se rendre là-bas. Découverte par le bas de ce monde où travaillent 50.000 personnes. Apparition de Delia. Assez petite, visage d’enfant gouailleur un peu déçu.

Nous marchons, marchons, tandis qu’elle et Rodica parlent. Elles ne se sont pas revues depuis 13 ans. Delia venue ici avec un mari roumain, elle a un fils de 17 ans, qui ne travaille pas trop et se passionne pour l’escrime. Ses parents sont ici, eux aussi, mais elle a divorcé. Ses parents reçoivent environ 900 dollars par mois, aide au logement comprise, comme réfugiés âgés. Elle-même en gagne 2000 dont près de 500 vont aux assurances maladie. Le petit appartement de deux ou trois pièces lui a été laissé par son mari, qui a emporté le reste. Elle ne sort jamais, joint difficilement les deux bouts, a craint d’être licenciée dans une récente charrette et pourrait bien l’être à la prochaine. Travaille comme secrétaire dans une entreprise spécialisée dans la consultation et l’enginering pour la mise en place d’usines nucléaires, qui occupe sept étages du building. Chaque étage est grand comme un stade de football. Seuls les chefs disposent d’un bureau éclairé donnant sur l’extérieur. Les autres, dont délia, doivent se contenter d’éclairage artificiel.

Repas avec Delia dans un chinois puis aller-retour sur le ferry de State Island, simplement pour passer dans le froid et la grisaille aux pieds de la Statue de la Liberté. Mais la plupart des ferrys ne transportent jamais un seul touriste. Chaque jour, des milliers de personnes partent de chez elles, sur State Island, laissent leur automobile près du ferry, traversent à pied, prennent un métro ou un bus, puis un train, pour aller travailler. Trois à quatre heures chaque jour.

Retour seul. Taxi conduit pas une femme forte et vive, au teint foncé et aux cheveux courts. Elle est argentine, venue ici voilà 14 ans (juste après le golpe des généraux), a trois enfants et rit lorsque je lui parle de la pampa. Elle est de Mendoza. La vie à New-York est dure mais elle s’y est habituée.

A la nuit, rendez-vous à l’hôtel avec Eliane L. Contact obtenu de Roxana, la soeur de Rodica. Roxana. Suisse, Eliane était ici propriétaire de la société de vente de lithographies récemment que Roxana doit reprendre à son arrivée à New-York.

Eliane a 57 ans. Elle est châtain clair, plutôt menue, extrêmement discrète et tellement réservée qu’elle semble éprouver une difficulté d’élocution. Pourtant, c’est un étonnant personnage, qui a vu des pays avant de se fixer à New-York. Avant son mariage, Eliane portait un patronyme fréquent en Suisse. Avec sa soeur, elle avait couru le monde, fuyant tout ce qui peut ressembler à du tourisme. Asie dans des salles d’attente, Amérique dans les familles. Toujours avec sa soeur. Un beau jour, elles repassent par Genève, où leurs parents se sont fixés. Eliane a encore sa green card américaine. Sa soeur doit prendre le temps de faire renouveler la sienne. Eliane part seule pour New-York, où elle rencontre son futur mari, un architecte artiste. Sa soeur s’apprête à la rejoindre lorsque, à Genève, elle rencontre un Danois, qu’elle épousera. Le chemin des deux sœurs se sépare ici.

A New-York, Eliane travaille alors chez le fils émigré d’un célèbre lithographe français. La maison ferme. Avec son mari, elle la rachète et crée, voilà 18 ans, la société florissante que, veuve depuis une quinzaine d’années, elle a dirigé et fait prospérer avant de la revendre aujourd’hui.

Eliane se sent suisse, s’intéresse à la Suisse, mais y étouffe. Les interdits, les passages cloutés obligatoires, le jour de lessive, elle ne supporte pas. Désormais, elle se rendra sans doute plus souvent en Europe où elle a encore un frère et de petits neveux, mais elle restera basée à New-York.

Elle n’est sans doute pas raciste, mais extrêmement sévère à l’endroit des Noirs, « qui sont paresseux, refusent de se cultiver, de travailler ». Elle en a engagé plusieurs, toujours avec, au bout du compte, de graves déceptions. « Et ne leur faites pas de remarques, ils vous traiteraient de raciste ».

Pour elle, le scandale le plus insupportable est ici celui des homeless, les sans-abri. Ils sont des milliers, des dizaines de milliers. Pour la plupart, ces gens étaient dans des cliniques psychiatriques lorsque Reagan est arrivé au pouvoir. Pas très malades, mais incapables de faire face à une société aussi dure que la société américaine. Reagan a dit qu’ils seraient aussi bien dehors et les Américains, qui ne veulent pas payer trop d’impôts, ont été d’accord. Depuis lors, les homeless vivent dans des cartons. Voilà quelques années, le maire de New-York avait décrété que les services municipaux devaient les amener dans les abris appartenant à la ville, dès que la température tombait au-dessous de zéro. Mais la loi interdit de se saisir de personnes contre leur gré et, pour chaque intervention, les services municipaux devaient faire la preuve que des personnes ainsi emmenées étaient des débiles mentaux. Expertises, contre-expertises. Le maire a fini par renoncer.

Love Connection

Retour vers Nouvelle Orléans, serons en retard pour le rendez-vous avec Georges Reinecke. Arrêt à Henderson, au bord du bassin Aftchafalaya. Le patron du café,  Angelle, parle français avec un accent cajun à couper au couteau. D’autres vieux aussi. Mais le frère du patron, plus jeune, peine davantage avec le cajun et choisit l’anglais. Un touriste québécois est là, qui se demande si sa langue sera mangée chez lui comme elle l’est ici par les Red Necks.

Promenade dans les bayous, près de l’allée suspendue de la double autoroute. Castors, crocodiles, aigrettes américaines, pélicans. Puis suite du voyage en descendant le Mississipi au plus près. Pauvre. Sauf bien sûr la plantation Nottoway. Je ne fais pas la visite avec Rodica. Ras le bol d’entendre évoquer cette richesse passée, sans un mot, jamais, pour les esclaves et leur condition.

Plus loin, alors que la nuit tombe, passage devant une autre maison coloniale,
plus ouverte, plus belle mais fermée à cette heure, Oak Alley, une trentaine de chênes immenses et sans doute plus que bicentenaires. Splendide.

A la nuit, traversée du Mississipi sur le ferry, atmosphère intéressante. Rive gauche, raffinerie sucrières immenses. Puis long chemin dans le noir et approche de la Nouvelle Orléans. Finalement, nuit dans un motel proche de  l’aéroport , c’est apparemment le seul lieu possible en-dehors du quartier français.

Le soir à la TV, « Love Connection », faux tribunal avec vrais plaignants et vrai juge, affaire de robe de mariée achetée par une dame qui se croyait déjà épousée, mais finalement abandonnée par son compagnon. Sordide.

 

Retour en Louisiane

 

Hier soir à la Nouvelle-Orléans, faux repas cajun sur une terrasse couverte de Bourbon Street. Dans la rue, le jazz est largement remplacé par la musique moderne, synthétique. Jeunes plus ou moins soûls et agents de police prêts à intervenir.

Ce matin, tour du Vieux Carré à pied. Le quartier nord n’est pas sûr, paraît-il. A cette heure, on ne dirait pas. Achat de quelques disques. Passé par un marché situé entre Vieux Carré et Mississipi. Beaucoup d’épices, quelques fruits, des gueules d’alligators. Le temps se lève. Cap vers Bâton Rouge et Lafayette en passant par la rive sud-ouest du Mississipi. Traversée du pont immense et vieillot, déboulé sur le boulevard du général de Gaulle. Le temps de l’omnipotence française est bien passé. Ici, dans les voitures comme dans les quartiers, que des Noirs. Erreur d’aiguillage et cul de sac entre des bayous. Un militaire de la Navy, qui observe à la jumelle d’un pont, nous renseigne.

Nouveau cap. Longue route plus ou moins droite à travers des zones à moitié abandonnées. Puis nous rejoignons une route plus large, qui part vers l’ouest. Arrêt d’un instant, à côté d’un verger aux branches sèches encombrées d’oiseaux, dans une maisonnette annonçant cuisses de grenouilles et visite aux alligators. Tout semble désert, une jeune femme arrive en voiture. Pour les grenouilles, ce n’est pas la saison. Quant aux alligators, ils sont en congé, le chemin de pierraille qui mène vers eux ayant été submergé par de récentes inondations. Plus loin encore, nous obliquons vers le nord en direction du mythique (?) Thibodeaux. Alternance de quelques maisons riches et de beaucoup de pauvreté. Nombreuses zones inhabitées.

La nuit tombe vite. Peu après 18 heures, dans l’obscurité, immenses usines illuminées de Plaquemine. Puis entrée dans Bâton Rouge. Près de City Hall, des groupes de jeunes légèrement vêtus de noir et de blanc déferlent en direction de la salle de spectacles. « Cats » est en tournée. Cela doit bien faire 15 ans que Cats tourne ainsi, multiplié en une demi-douzaine de troupes, à travers les USA et le monde. Plus loin, ville absolument déserte. Près du Capitole, personne. Je me souviens de l’accueil dans les appartements du gouverneur, voilà 17 ans. La ville avait des aspects de Washington. Aujourd’hui, le vide. Tout près du Capitole, des maisons de bois, décrépites, à vendre. Dans Main Street, des immeubles entiers, à vendre ou abandonnés. Certes, à en croire les quelques voitures qui passent de temps à autre, il doit y avoir du monde dans les environs mais, ici, le centre ressemble à une ville fantôme. De nuit, serait-il dangereux de demander sa route à un de ces conducteurs noirs de grosses voitures décaties, à bord desquelles ont pris place deux ou trois copains plus ou moins engageants ? Ils pourraient ensuite, nous sachant perdus, nous prendre en chasse. Finalement, à un feu rouge, un jeune homme bien sous tous les rapports (et donc blanc…) baisse la vitre de sa portière pour nous indiquer que nous roulons à l’opposé de notre direction. Demi-tour.

Sorties suivantes de la 10, pas de lumières, un seul motel. Nous avançons encore. Voici Pont-Breaux, son Crawfish Festival (festival de l’écrevisse) et son « plus fameux restaurant Cajun du monde », le Mulate’s. Décidons de continuer encore. Finalement, nuit agréable, malgré un orage puissant, à l’entrée nord de Lafayette, Motel Super 8. Moins cher et plus confortable qu’à la Nouvelle-Orléans.

Le plus grand rodéo du monde

Chaque année, en juillet,  se  déroule à Calgary (Pro­vince de l’Alberta) le plus grand rodéo du monde. Pendant dix jours, des  centaines de cowboys, amateurs et professionnels,  s’affrontent dans les disciplines  les  plus périlleuses, applaudis par  un million de spectateurs  qui, uour mieux s’identi­fier à leurs héros, revêtent le jean à boucle et la chemise western. Et chaussent les bottes à talon haut  et  bout  pointu.

Le printemps en juillet        

A Calgary comme dans toute la plaine de l’ouest cana­dien, les hivers sont rudes. C’est que la ville st située au nord du 50ème

parallèle et que, surtout, l’impressionnant réfrigéra­teur que constitue, 120 km à l’ouest, la chaîne des Montagnes Rocheuses, impose à toute la région une saison froide qui empiète largement sur le printemps.

Aussi, lorsque apparais­sent les premières chemises légères, les premières brillances dans les regards, les premières décapotables excentriques, les premiers Indiens emplumés, les premiers bals au carrefour des avenues du centre, pourrait-on croire que le retour des beaux jours en est la seule cause.

Pourtant, il est quelques détails qui ne trompent pas. Les hommes d’affaires, s’ils se rendent encore à leur bureau, ont remplacé la cravate par le foulard noué, les chaussures par les bottes ouvragées. Dans la rue, on distribue sur des chariots de fortune, gratuitement, de petits déjeuners faits de « flap­jacks », savoureuses crêpes assorties de lard grillé.

Une tente indienne a été construite dans le hall de la banque Nova Scotia. Et, sur les trottoirs, quelques vieux serinent au violon de vieux airs country sur lesquels s’organisent les premières »square dances ». Le temps du Stampede est revenu.

Un fou nommé Guy Weadick

Comme toute l’Amérique, les plaines de l’Ouest canadien furent d’abord le domaine des Indiens.

Les premiers Blancs à s’y aventurer furent quelques intrépides trappeurs de castors et chasseurs de bisons, vite rejoints par des individus moins recommandables, venus commercer avec les Indiens,  fourrures contre eau de feu…

Pour mettre fin à ces pratiques, une unité de la police montée parvient en 1975 au confluent des rivières Bow et Elbow et y érige le Fort Brisebois, du nom de l’inspecteur qui dirige le groupe.

L’année suivante, un officier aux origines écossaises débaptisera le lieu et le nommera Fort Calgary, en souvenir d’une baie de l’île écossaise de Mull…

En 1883, le Canadian Pacific Railway arrivait jusqu’à Calgary. Et c’est, justement, de ce train qu’un beau jour d’avril 1912 descendit le dénommé Guy Weadick. Chapeau blanc à large bord, chemise à col ouvert, ceinturon, pantalon de flanelle confiné dans des bottes piquées et effilées, l’homme était américain et, habitué à organiser avec sa femme Florence La Due des exhibitions dans les foires et cabarets, il s’était mis en tête de mettre sur pied, à Calgary, les plus grands « Frontier Days » qu’on ait jamais vus.

Weadick entreprit de rechercher auprès des commerçants du lieu les premiers dollars nécessaires à son projet. Personne ne lui offrit le premier cent, jusqu’à ce qu’un des responsables du chemin de fer le mit en contact avec quelques notables qui lui constituèrent rapidement une caution de 100.000 dollars. Weadick se mit aussit8t au travail et, les 2,3,4 at 5 septembre 1912, eurent lieu à Calgary les premiers « Frontier Days ». Cowboys de toute l’Amérique du Nord, Indiens des plaines alentour, il y avait déjà les ingrédients de base du Stampede actuel. Mais le succès fut modeste et Weadick quitta Calgary sans le sou, dans l’indifférence générale. Pourtant, le cowboy était obstiné. En 1919, le train le ramenait à Calgary et cette fois fut la bonne. Le souvenir de 1912 incita la plupart des habitants à participer à l’effort financier d’abord, aux festivités ensuite. Ce premier Stampede fut un triomphe et, année après année, il allait devenir le plus grand rodéo du monde.

Le « Stampede » ou l’irré­sistible ruée 

Les éleveurs des plaines canadiennes nomment Stam­pede l’irrésistible ruée d’un troupeau de bovins, apeurés par quelque signe incompréhensible. C’était là un titre tout trouvé pour l’incoercible attrait exercé, sur tous les cowboys d’Amérique du nord, par cette folle décade annuelle.

Pourtant, la vie de Calgary a changé. Dès 1914, on a trouvé du pétrole à Turner. Mais la véritable ruée vers l’or noir n’a véritablement débuté que dans les années trente et, aujourd’hui, Calgary est le siège de centaines de compagnies pétrolières, toutes plus riches et plus entreprenantes les unes que les autres. C’est au pétrole que la ville doit l’immense tour Husky (191m), le taux élevé de Cadillac, la spéculation foncière, la construction frénétique, les clubs pour hommes d’affaires, les restaurants chics « où on flambe tout, sauf le potage » et le surnom, mi-envieux, mi-grinçant, de « White Arabs » («Arabes blancs ») décerné aux hommes du pétrole.

Pourtant, ces nouveaux venus, même s’ils affectent le reste de l’année un condescendant mépris pour les éleveurs des alentours, redécouvrent en juillet le mythe du cowboy. Et ils ne sont pas les derniers à se presser dans les gradins pour assister aux épreuves mettant aux prises l’homme et l’animal.

Assis à même le sol, sous les tubulures de la fête, un homme se prépare. Il porte déjà la chemise à franges et à boutons nacrés, le jean serré (mais pas trop), le ceinturon. Le chapeau est posé sur un piquet et l’homme, consciencieusement, enfile les bottes, fixe les éperons, ajuste les jambières de cuir qui le protègeront de trop cuisantes frictions.

A dix mètre de là, l’animal se prépare aussi. Mais contre son gré. Animal sauvage, il a été amené de l’enclos voisin, le long de couloirs à claire voie, jusqu’à une cage étroite qui jouxte l’arène. Là, des hommes ont profité de son impuissance pour lui passer une simple corde sous les côtes (pour l’épreuve de Bareback Bronc Riding), ou une selle et une muserolle (pour celle de Saddle Bronc Riding). Ensuite vient l’insupportable: une lanière irritante, qui enserre le corps à hauteur de la pointe des hanches et enserre, exaspère, humilie le bas ventre.

Mais, dans cette étroite cage métallique, toute ruade est impossible. Ce sera pour tout à l’heure.

Les gradins sont bondés, la foule hurle son impa­tience. Le cow-boy s’approche de la cage, grimpe sur les tubulures, aventure une jambe sur le dos du Bronco, qui tressaille de rage. Le cowboy s’installe en selle, ou a cru, prend les rênes ou insère sa main gantée sous la corde du garrot, installe la pointe des pieds dans les étriers ou les replie sous les fesses. Il ne devra se tenir que d’une main. Il lève l’autre.

La stridence d’un klaxon indique, en même temps que s’ouvre la porte de la cage, le début de l’épreuve.

Huit secondes. L’homme devra tenir huit secondes sur l’animal. Une éternité. Car le cheval bondit, se cabre, rue, cabriole, se jette en avant, fait volte face, saute, tremble, pète,  se bat. Contre le cavalier et contre la lanière qui l’humilie.

Dans les tribunes, le jury observe. Si le cowboy tombe, ou s’il se retient des deux mains, il est éliminé. Mais, même s’il résiste huit secondes, il n’obtiendra pas forcément le maximum de points. Le style du cavalier, la qualité du cheval, compteront pour beaucoup. Et les candidats à la poignée de dollars sont nombreux.

Tous les jeux du rodéo trouvent leur origine dans la vie quotidienne des premiers cowboys. La monte des chevaux sau­vages, bien sûr. Mais aussi celle des impression­nants taureaux, pesant plus d’une tonne, et que des clowns acrobates doivent distraire pour qu’ils ne reviennent pas piétiner le cowboy désarçonné. Et encore les épreuves de Steer Wrestling (où le cavalier, poursuivant une vachette, se jette sur elle à hauteur des cornes, du haut de sa monture, pour la renverser à terre) et de Calf Roping (où le cavalier, lancé à la poursuite d’un veau, doit jeter le lasso, immobi­liser sa victime, se jeter à terre, courir vers le veau, le renverser dans la poussière et lui lier les pattes tandis que le cheval, immobile, main­tient tendu le lasso attaché à la selle, le tout en moins de vingt secondes…).

Mais le spectacle le plus fou, le plus violent, le plus exceptionnel, reste la course de Chuckwagon. Chaque soir, juste avant la tombée de la nuit, d’étranges attelages investissent la piste poussiéreuse. Par groupe de quatre, des chariots dignes de la conquête de l’ouest, caisses à savon montées sur des roues de bois cerclées de métal, bâche voûtée, flèche à quatre chevaux attelés, s’affrontent en un épique combat, censé recréer la ruée vers l’or ou la fuite devant les Indiens, Il s’agit, dès que résonne le klaxon de charger en hâte le fourneau posé à côté du chariot (Qu’eût été la Conquête de l’Ouest sans l’intendance?), d’esquiver les tonneaux simulant les arbres de la clairière, et de se jeter, à bride abattue, sur le circuit d’un bon kilomètre qui enserre le site du Stampede. Escorté par deux cavaliers servants, le driver installé à l’avant du Chuckwagon doit être plus rusé que sportif, plus attentif que courageux. « Le diable connaît beaucoup de choses parce qu’il est diable, mais il en connaît encore plus parce qu’il est vieux », affirme un proverbe des premiers conquérants.

Ici, l’expérience prime sur la jeunesse et les Drivers ont tous la quarantaine passée. L’un d’eux, et pas le moins célèbre, se nomme Tom Dorchester et compte trois quarts de siècle.

Amateurs et professionnels

Le dollar, U.S. ou canadien, est le maître de l’Ouest. Rien ne se fait sans lui et le Stampede est, d’abord, une énorme entreprise. C’est pourquoi, afin de ne rien négliger, les organisateurs font appel à des rodeomen professionnels, venus de tous les Etats de l’Ouest américain et organisés en une puissante association. Ces profession­nels souhaiteraient bénéfi­cier d’un monopole absolu sur la piste du Stampede. Mais c’est compter sans la sensibilité populaire et la faveur croissante dont les jeux de rodéo bénéficient, particulièrement dans les petites bourgades agricoles. Le public du Stampede aime assister aux affrontements entre amateurs de régions différentes et retrouver, au pied des gradins, de vrais cowboys, issus de la terre, des amateurs pour qui le rodéo représente le loisir dominical après une semaine de travail au ranch.

Aussi amateurs et profes­sionnels cohabitent-ils tant bien que mal pendant les dix jours du Stampede, comme y cohabitent ferveur populaire et business,

En 1912 déjà, Guy Weadick avait associé les tribus des environs aux premiers Frontier Days de Calgary. Aujourd’hui encore, un millier d’Indiens Sarcee, Blackfoot, Blood et Peigan installent leur tente à deux pas de la piste, au confluent de la Bow et de l’Elbow. Revêtus de leurs costumes de peau, de leur aura de plumes, de leurs colliers de perles et de leurs mocassins aux mille clochettes, ils participent à d’interminables concours de danses traditionnelles, déterrent hache de guerre ou fument le calumet de la paix le temps d’une photo, invitent le blanc dans leur tente, contre quelques dollars, et attisent le feu convivial sans lequel la tribu ne serait plus rien. A la fin de la décade, les chefs vont au guichet du Stampede échanger contre des dollars les jetons de présence qui ont été ditribués à tous les participants. Puis chacun retournera dans le recoin de plaine qui lui a été attribué par le Blanc et attendra, dans l’indolence passive et taciturne que confère l’attribution du chèque mensuel de « Welfare », que revienne le Stampede suivant.

Car, plus encore qu’aux States, l’Indien du Canada est quantité – et qualité – négligeable. Et ce n’est pas le sourd grondement des tambours, pendant toute la durée du Stampede, qui renversera le cours de l’Histoire.

Demain le Stampede

Le Stampede a soixante ans. L’age de la retraite. Mais en Amérique, on ne se repose pas. Le combat pour  la vie dure jusqu’au dernier jour. Que sera le Stampede demain ? Survivra-t-il à la mutation technologique liée au boom du pétrole? Et saura-t-il rester autre chose qu’une simple entreprise à dollars ? Pour répondre, il faut savoir qu’il y a, dans la seule province de l’Alberta, 35.000 éleveurs et près de 5 millions de têtes de gros bétail. Une richesse plus sûre encore que le pétrole. Et, malgré l’incursion de la Jeep et de l’avion. le travail quotidien du cowboy continue de se faire à cheval, sa fierté quotidienne reste la maîtrise du cheval. Dans les plus petites bourgades naissent ou renaissent des écoles de rodéo. C’est dire qu’avant longtemps, le plus grand rodéo du monde ne manquera ni de spectateurs, ni d’acteurs.

 

 

Les dollars d’Honolulu

Honolulu, île d’Ohahu, archipel des îles Hawai. Territoire américain, à  mi-chemin entre  la Californie et le Japon, six ou sept mille kilomètres au Nord de Tahiti … On y  vient des quatre points du monde et quand je dis on, je veux surtout parler des grands et des riches de ce monde. Rappelez-vous, n’est-ce pas là que les princes qui nous gouvernent se retrouvent sous les cocotiers, histoire de parler politique monétaire ou planétaire entre sable et corail ?

Les îles de l’archipel ont de bien jolis noms. Kooaï, Nihahu, Maui. Molokai. Même les quartiers de Honolulu trouvent la source de leur nom dans la langue locale. Moilili. Palama. Et surtout Waikiki. L’une des plages les plus prestigieuses du monde, avec Copacabana et une demi douzaine d’autres.

Aujourd’hui, à  Waikiki comme dans toute l’île, les indigènes m’ont plus grand chose à dire. D’ailleurs, s’ils veulent s’exprimer, il ne le font qu’en anglais. Pardon, en américain.

Rolls, Cadillac, Hamburger, écopes de souvenirs , banques et agences de voyages se disputent avec les innombrables hôtels la rive de Waikiki . Et on y vient du monde entier, la bourse pleine, de préférence.

Pourtant, hier soir, à  Waikiki, alors que je rentrais à pied à mon hôtel, mon attention a été attirée par la présence d’une vingtaine de voitures, pas toutes rutilantes, stationnées dans l’ombre près d’un de ces rest areas comme on en trouve dans tous les Etats-Unis, préau de brique équipé de toilettes et de tables fixes, pour le pique nique. Quand je me suis approché, une bouffée d’ailleurs m’est montée aux yeux et aux oreilles.

Pagne multicolore, veste brodée, bras et jambes nues,      chevillères faites de chaînettes et de fleurs, une jeune femme danse au milieu d’un groupe. Sa coiffe porte des antennes venues d’une quelconque galaxie. Et son corps, oint d’eau de mer, est tout recouvert de billets d’un dollar que les spectateurs viennent coller, d’une tape chaleureuse, sur ses épaules, sa gorge, ses mollets. Des gamins se bousculent pour décoller ces précieuses vignettes et les apporter à  un homme dans la cinquantaine, amical et vociférant, tandis que cinq autres bonshommes, sur le banc voisin , continuent de faire vibrer le banjo, la guitare et la glotte.

Personne ici ne semble parler anglais. Du moins pas ce soir. Ce sont les premiers habitants de l’île. Les plus pauvres aussi. Leurs enfants vont à l’école, mais ils ne connaissent même pas les îles de l’archipel, sinon sur les cartes de géographie. Alors qu’on vient chez eux, d’un coup d’ailes, en provenance du monde entier, leurs parents n’ont pas de quoi leur faire visiter  leur île. Du coup, cette fête, qui est celle de l’amitié et de l’identité indigène, est aussi destinée à offrir un petit voyage en bateau aux enfants des écoles. D’où les dollars.

A cent mètres, les grappes de touristes continuent d’étaler consciencieusement  leur ketchup sur leur hamburger tout en rédigeant d’une main grassouillette quelques cartes postales à l’effigie et à la gloire des indigènes. Ils n’en auront vu qu’en photo, alors qu’à quelques pas, ce qu’il reste de la vie originelle tente de survivre. En l’absence de tout Blanc. Excepté votre serviteur.

Plus rien à perdre

À quelle heure ces négociations, quatrièmes du genre, reprendront-elles aujourd’hui ? On ne le sait pas encore. 9:00, 14:00, 15:00. Aux dernières nouvelles, ce serait sans doute 15:00, c’est-à-dire 21:00, heure suisse.

On sait que, durant le week-end, les différents pays dont les diplomates sont retenus en otages, ont fait pression sur le gouvernement colombien pour que ces négociations prennent un tour nouveau. En effet, les guérilleros du M19 ont l’impression d’avoir été, jusque-là, mené en bateau. Ils sont déçus, aigris, nerveux et semblent peu décidées à rencontrer les émissaires du président pour parler seulement de la pluie et du beau temps.

Le problème, c’est que la situation est complètement bloquée. Si le M19 ne parlent plus, quasiment, il manifeste politique ni des 50 millions de dollars, il continue d’exiger la libération de 311 prisonniers, qu’il appelle des prisonniers politiques.

Or, le gouvernement nie absolument la qualité de politique à ce qu’il appelle des prisonniers de droit commun. Et, même s’il voulait les faire libérer, le président colombien prendrait un gros risque. Les militaires, qui dans la réalité gouverne ce pays dont le président est la façade démocratique, l’ont mis en garde : une telle libération serait anticonstitutionnelle.

Sous-entendu, si un président agi de manière anticonstitutionnelle, il prend le risque d’être renversé par l’armée, garante de ladite constitution.

L’enjeu est donc très important et on comprend que le gouvernement colombien face, pour l’instant, la sourde oreille aux pressions de l’étranger. La vie de 20 otages ne vaut pas la menace d’un coup d’état.

Ici, à Bogotá, la situation pourrait prendre un tour de nouveaux aujourd’hui. Hier, dimanche, la tension allait surtout aux élections municipales mais, aujourd’hui, on va reparler des otages puisqu’une nouvelle négociation, la quatrième, est prévue dans la journée, à une heure qui n’a pas encore été précisée.

À l’intérieur de l’ambassade dominicaine, les guérilleros sont irrités et déçus. Ils ont fait plusieurs gestes d’ouverture, la semaine dernière, libération des femmes et des non diplomates puis libération de l’ambassadeur d’Autriche. Mais, côté gouvernement, on n’a pas renvoyé la balle.

On pense donc que les guérilleros du M19 vont durcir leur position, exiger que le pouvoir s’engage réellement. Si les représentants du président n’ont pas de propositions nouvelles, il est même possible que cette quatrième négociation, dans la camionnette stationnée devant l’ambassade dominicaine, dure très peu de temps.

Pour ce qui concerne notre ambassadeur à Bogotá, Jean Bourgeois, retenus depuis 13 jours maintenant, les autres diplomates suisses qui assurent la permanence à l’ambassade helvétique sont pour le moins discret. Ils font répondre par une secrétaire : pas de commentaire.

J’ai pu apprendre cependant que M. bourgeois avait pu joindre au téléphone son épouse, hier soir. Sa santé reste bonne, il ne fait pas parti des quelques diplomates auxquels un médecin, venus de l’extérieur, a pu prodiguer des soins vendredi et samedi.

En revanche, le moral de M. bourgeois, comme les autres otages d’ailleurs, semble être au plus bas. C’est le pessimisme. Si le gouvernement ne fait pas un geste, pas une proposition, la situation pourrait s’aggraver dans les jours qui viennent. Les guérilleros n’ont plus rien à perdre.